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Consommation "contrôlée" puis abusive : la complexe "géométrie psychique" du consommateur de cannabis
©Reuters

Bonnes feuilles

Les conduites addictives à l’adolescence présentent un enjeu majeur pour les parents. L’avancée des nouvelles technologies internet et jeux vidéo, la prolifération de l’offre de produits stupéfiants, une certaine banalisation des alcoolisations aiguës sont autant de défis pour l’adolescent, ses parents et toute la famille. Extrait de "Jeux vidéo, alcool, cannabis" d'Olivier Phan, chez Solar Editions (2/2).

Olivier Phan

Olivier Phan

Olivier Phan MD, PhD, est praticien hospitalier en pédopsychiatrie, docteur en neurosciences, spécialiste des addictions à l’adolescence. 

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Chez l’adolescent consommateur, deux états peuvent être distingués. Il y a l’état de la consommation contrôlée, récréative, épisodique, tel que Damien le décrit. À ce niveau, le plaisir s’inscrit dans une consommation occasionnelle. Les autres plaisirs de l’existence sont conservés. Il s’agit d’un plaisir parmi d’autres. Ne pas fumer n’est pas une difficulté, l’adolescent est en capacité de renoncer. Pour la majeure partie des adolescents, la possibilité du maintien d’une consommation récréative est possible, le refus de la sollicitation est de l’ordre du faisable. La consommation n’est pas source de conflits. Dans l’après-consommation, l’adolescent pourra se dire qu’il a apprécié de prendre un risque, mais que des limites sont nécessaires.

Pour d’autres cependant, comme dans l’illustration de Christobald, basculer dans l’abus et dans la dépendance sera inévitable, et ce d’autant qu’elle viendra faire fonction de régulation des émotions. Nous reviendrons plus tard sur cet aspect important. Ce basculement s’effectue peu à peu. Une fois le plaisir du joint disparu, d’autres processus s’installent. Pas tout de suite, pas d’entrée, pas après le premier ou le deuxième joint. Non. Petit à petit, l’adolescent va développer un désir sans limites, à l’image d’un paquet de marshmallows dans lequel on se surprend à ne pas pouvoir s’arrêter de piocher malgré l’écœurement. Petit à petit, insidieusement, le voile grisonnant d’une bulle va s’installer. Cette bulle ralentit, dissipe, rend confus, pèse sur l’esprit, le corps. La fatigue qui l’accompagne parfois encourage Christobald à ne rien faire, à attendre que cela passe. Cet état prédispose au sommeil, à l’inaction, et se confirme dans la durée par l’aboulie (la perte de volonté), et plus tard par la perte de motivation.

À terme, fumer débouche souvent sur une seule envie, celle d’un autre spliff. Cela seul permet de rester dans la bulle. Ce processus est celui de la consommation chronique avec dépendance. Elle implique, en fonction des individus, plusieurs joints par jour. Lorsqu’elle n’est pas satisfaite, cette forme de consommation s’accompagne de moments de craving, c’est-à-dire de moments plus ou moins longs de compulsion à la prise de produit (craving signifie littéralement « envie irrépressible »). Ces moments sont vécus comme irrésistibles et incontrôlables. Psychiquement, ce vécu s’illustre par le discours intérieur d’une partie de soi tyrannique ou dépendante qui domine par son exigence d’immédiateté : fumer maintenant. Le reste n’a plus aucune importance. Et si ce n’est pas possible, tout est envisageable, y compris l’éventualité d’un passage à l’acte. L’adolescent ne pense plus, il planifie comment et quand fumer. Il est son joint ! Dans ces moments-là, il s’enferme, panique parfois de ne plus rien pouvoir décider et d’être porté par lui-même jusqu’à la satisfaction de son urgence.

À cette étape, généralement, le consommateur se raconte des histoires à propos de sa consommation. On dira qu’il rationalise dans le seul objectif de consommer. Ce sont ces mêmes histoires, ces scénarios qui justifieront de la difficulté, voire de l’impossibilité, à arrêter. Ils alimentent aussi le mouvement qui encourage le fumeur à remettre l’arrêt à plus tard : « Après celui-ci, je fais une pause… et je me mets à réviser le bac ! » Mais rien ne se passe. À terme, l’usager constatera sans réellement se l’avouer que, malgré les mille et une promesses faites à lui-même et aux autres, il n’arrive plus à réduire, plus comme avant. La dépendance, quand et lorsqu’elle se met en place, finit par modeler l’ensemble de l’activité psychique.

Le consommateur se trouve aux prises avec un dilemme paradoxal : plus il cherche à contrôler sa consommation, moins il y parvient. Dans sa tête, il s’imagine luttant, fort d’une récente résolution (réduire sa consommation), mais dans les faits la consommation augmente. Les moments sans « de quoi fumer » sont redoutés avec anxiété et évités à tout prix. Il faut récolter de l’argent, parfois en vendant des affaires personnelles, en volant les parents ou d’autres membres de la famille, en racontant des histoires, puis aller faire les courses auprès des dealers, ou à défaut se faire dépanner…

La recherche du plaisir et des sensations constitue un facteur essentiel qu’il est nécessaire de bien cerner, d’autant que le consommateur aura tendance à associer ce plaisir en réseau à de nombreuses activités. Fumer en jouant en ligne sur l’ordinateur, fumer en regardant un DVD pour mieux l’apprécier, fumer avec des copains en soirée, fumer avant la sortie pour la préparer, pour mieux la vivre, pour mieux s’en reposer, etc. Tous les prétextes sont de bonne guerre. Pour certains, la consommation devient la récompense attendue d’une journée de travail, de lycée ou de collège, la récompense de l’intercours. « C’est pour mieux lutter contre le stress de la sortie chez les grands-parents ! », nous confiait un adolescent. Cette réalité du « bonbon-joint » que l’on ne peut plus s’arrêter de « dévorer-fumer » devient aliénante. Du temps sera nécessaire avant de dénouer les liens paradoxaux qui lient d’une part la recherche de liberté et de l’autre l’aliénation que la consommation vient sceller. Il y a donc un joint pour toute chose et à tout moment dans la vie quotidienne. L’identification des fonctions du joint introduit un premier niveau de questionnement sur son utilisation : le joint antidépresseur, le joint anxiolytique, le joint ennui, le joint défonce, le joint somnifère, le joint social, les joints avant et après un rapport sexuel, le joint masturbation, le joint pour lire, pour se concentrer, pour mieux travailler, le joint du matin au petit déjeuner pour démarrer la journée, sans oublier celui des infos du soir ! Le joint du matin peut ainsi être associé à la motivation : « Je fume pour me motiver et passer la journée. »

La « géométrie psychique » du consommateur est complexe, évolutive. Elle ne s’organise pas dans une logique du tout ou rien, même si elle peut apparaître ainsi du point de vue de la relation adolescent-parent. L’adolescent, lorsqu’il donne l’impression d’être maître à bord, prosélyte d’une culture cannabis et revendicateur dans sa consommation, se questionne quand même… Pas ouvertement avec le parent, certes, mais en présence d’autres adultes ou dans son groupe de référence… de fumeurs ! Il n’y a pas de fumeur complètement heureux en dehors de la consommation.

Extrait de "Jeux vidéo, alcool, cannabis" d'Olivier Phan, chez Solar Editions 

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