Conflits sociaux permanents : mais pourquoi la France n’a-t-elle jamais entrepris de démarxisation ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Des statues de Karl Marx de l'artiste Ottmar Hoerl, exposées en Allemagne;
Des statues de Karl Marx de l'artiste Ottmar Hoerl, exposées en Allemagne;
©THOMAS FREY / DPA / AFP

Complaisance révolutionnaire

Après la chute du nazisme, l’Allemagne et les autres démocraties ont entrepris un puissant travail de dénazification. Après la chute de l’URSS, aucun des intellectuels qui soutenaient le communisme soviétique n’ont été ni inquiétés, ni même contredits…

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Après la chute du nazisme, l’Allemagne et les autres démocraties ont entrepris un puissant travail de dénazification. Après la chute de l’URSS, aucun des intellectuels qui soutenaient le communisme soviétique n’ont été véritablement inquiétés ou contredits, malgré les horreurs commises par le régime de Moscou. Comment l’expliquer ? 

Christophe Boutin : En 1944 la dénazification est menée en Allemagne, mais il y aura aussi dans l’ensemble des pays alliés la même volonté d’écarter et de condamner les anciens collaborateurs. Il s’agissait de la fin d’une « guerre chaude » - et même bouillante, avec ses millions de morts civils - et de condamner non seulement les hommes, mais aussi l’idéologie qu’ils servaient. Les hommes, à part les faits de violence, se trouvaient en effet condamnés pour l’avoir servie non seulement par action, mais aussi parfois par omission, en participant simplement au système social encadré par cette idéologie – on se reportera au livre d’Ernst von Salomon Le Questionnaire

Chaque État choisît différemment de mettre en cause les anciens collaborateurs de l’Allemagne national-socialiste ou les membres des différents partis fascistes locaux. Dans les pays de l’Est passés sous domination soviétique, c’était leur élimination physique. Dans les pays occidentaux, les choses étaient plus diverses, et l’Italie, qui, contrairement à l’Allemagne, n’était pas sous le contrôle politique de l’étranger, a mené des procédures bien différentes de celles de l’Allemagne. Quant à la France, pour en arriver à ce qui nous intéresse plus directement, elle connut une double épuration : une épuration juridique lorsqu’il y avait des procès, avec des condamnations plus ou moins sévères, mais aussi une épuration sauvage, menée souvent par quelques ouvriers de la onzième heure, des résistants de juin 1944 qui cherchaient autant à satisfaire leur sadisme qu’à se refaire une virginité.

Dans tous les cas cependant, l’idéologie, ce « fascisme » qui était censé être le ciment qui rassemblait des mouvements aussi disparates que, entre autres, le NSDAP, le PNF, les Oustachis ou la Légion de l’archange Michel, et avoir été ainsi la matrice des atrocités commises, devait, comme telle, être éradiquée. L’accusation de « fasciste », infamante, incapacitante, suffisait dès lors à la gauche à tétaniser son adversaire politique de droite, ne lésinant pas pour cela sur les amalgames (le nationalisme devint fasciste, tant du moins qu’il n'était pas celui des peuples colonisés) conduisant à la trop fameuse « reductio ad hitlerum ».

Rien de tout cela n’existe au moment où sombre l’URSS, après des années de guerre cette fois froide, et ce pour deux raisons essentielles : le poids politique qu’a eu dans notre pays, un parti communiste aux ordres de cette dernière ; et cette autre force essentielle que représente le contrôle de l’intelligentsia par des intellectuels marxisants. Ces deux éléments allaient permettre de laisser en place une vision mythique du monde communiste et d’empêcher la remise en cause de son idéologie.

Comment lutter d’abord contre le poids politique que représente en France le parti communiste ? Il faut donc oublier, par exemple après-guerre, que le dit parti a applaudi au pacte germano-soviétique d’août 1939, ou qu’il ne s’est lancé dans la Résistance qu’en 1941, quand l’Allemagne a attaqué l’URSS. Il faut faire semblant de croire à sa légende du « parti des 75 000 fusillés », alors même que les historiens considèrent qu’il y en a eu globalement 25000. Cette légende dorée, comme le poids du parti après-guerre, dû à son indéniable enracinement local dans des bastions où il pèse aujourd’hui encore, allait empêcher toute remise en cause du régime soviétique et de son idéologie. Faut-il rappeler ici le procès contre Victor Kravchenko, l’auteur de J’ai choisi la liberté, en 1949, ou, plus tard, les critiques sur cet autre dissident, Alexandre Soljenitsyne ?

Mais le communisme ce sont vite les communismes, et à côté des « stals » du PC ce sont les trotskistes ou les maoïstes, partis étiques mais dont les membres sont présents dans l’intelligentsia branchée. Dans les années 60 et 70 ces jeunes bourgeois rêvent de Cuba et du Che, du Grand Timonier et des marxismes africains. Appliquant les règles définies par Antonio Gramsci sur la conquête du pouvoir en Occident, selon lesquelles il fallait d’abord subvertir le pouvoir intellectuel avant de prendre le pouvoir politique, ils sont partout : médias, université.

Certes, la réalité des régimes finit par apparaître, une réalité qui se chiffre en millions de morts. Mais comme ces régimes s’auto-épurent, de « procès de Moscou » en « bande des quatre », ce sont à chaque fois des hommes qui sont censés avoir commis ces horreurs sanglantes, et l’idéologie qu’ils servaient n’est jamais mise en cause. « Ce n’est pas ça le communisme » ! Un peu comme si les collaborateurs français avaient expliqué, Himmler ayant été éliminé dans une purge interne, qu’il était seul responsable des camps et que « ce n’est pas ça le national-socialisme » ! Que celui-ci n’a en fait pas encore été vraiment mis en œuvre, et qu’il peut donc garder toute sa force attractive…

Dans ces conditions, il était impossible aux anti-communistes – qui, de nos jours, auraient certainement été qualifiés de communistophobes -, de mettre en cause une idéologie dont les disciples pouvaient, pour les politiques, provoquer leur défaite et électorale, et pour les intellectuels conduire à leur mort sociale. 

La gauche a-t-elle, de son côté, fait son mea culpa sur ces sujets ?

Certains hommes de gauche ont fait leur mea culpa sur le sujet, déclarant s’être trompés (quelques-uns) ou avoir été trompés (la plus grande part). Ils l’ont fait en revenant de voyages en URSS, après Budapest, ou confrontés aux réalités de tel ou tel régime qu’ils défendaient. Pour autant, globalement, la gauche n’a pas renié ses idéaux : on y chante l’Internationale, et certaines grandes figures, de Lénine à Castro, n’ont pas été déboulonnées. Pour savoir enfermer ses adversaires dans le piège de la repentance, la gauche a parfaitement compris qu’il ne fallait jamais reconnaître ses torts : « N’avouer jamais » semble être la règle.

Leur repentir n’a d’ailleurs pas condamné nos thuriféraires des régimes les plus meurtriers du XXe siècle à un silence pudique. Certains se sont recyclés en commentateurs critiques des perversions de ces régimes, qu’ils étaient censés avoir compris mieux que tout le monde pour en avoir auparavant été les chantres. D’autres, selon l’heureuse formule de Guy Hocquenghem, sont passés « du col Mao au Rotary », se convertissant à un autre internationalisme relevant du même progressisme. 

Globalement on a changé certaines formules. Dans d’autres pays, des partis ont même pu changer de nom (le Parti Communiste Italien devenu en 1991 le PDS, partito democratico della sinistra – parti démocratique de la gauche), mais le parti communiste français s’y refuse encore. Et point de remise en cause de l’idéologie - il va de soi que nous parlons ici de l’idéologie simplifiée, ad usum delphini, et pas des débats qui ont pu agiter et agitent encore les penseurs marxistes.

La France a-t-elle eu, et continue-t-elle d’avoir une forme de complaisance révolutionnaire à l’égard du marxisme et du communisme ?

Comment aurait-il pu en être autrement quand la France républicaine s’est bâtie sur le mythe de la Révolution ? Et que de l’autre côté, du théoricien Marx aux activistes communistes parvenus au pouvoir, la référence à la Révolution française est permanente ? Il n’est pas jusqu’au déroulement des révolutions qui reproduisent le même schéma : légitimation théorique de la violence comme stade nécessaire pour faire advenir la société parfaite ;  prise du pouvoir par un petit groupe (les jacobins) ; élimination physique des opposants (les girondins) ; purges internes (Hébert, Danton), et, soit à la mort du leader maximo, soit après sa chute provoquée par une autre faction - toujours supposée moins violente -, remise en cause de sa personne pour mieux préserver et conserver l’idéologie. Comment ne pas filer la comparaison entre l’histoire française et les expériences étrangères ? 

La gauche conserve donc les yeux de Chimène pour ces régimes communistes étrangers : les critiquer vraiment, c’est-à-dire en critiquer non seulement les hommes mais aussi les présupposés, l’idéologie, c’est toujours quelque part critiquer la Révolution, qui fonde la République et ses fameuses valeurs. Aussi, quand François Furet écrit Le passé d’une illusion, c’est le tollé, et plus encore quand Stéphane Courtois lance dans la mare le pavé sanglant du Livre noir du communisme ! Mais que pouvait-on espérer d’une intelligentsia française qui défendait l’intégration dans l’université d’un Boudarel, kapo de ces camps vietcongs où tant de prisonniers français avaient laissé leur vie ?  

Cette relation notamment française à l’extrême gauche communiste explique-t-elle en partie la situation dans laquelle nous sommes ? Et, par exemple, la multiplicité des conflits sociaux ?

Quand on vit dans le souvenir fantasmé de la Révolution française, quand les mythes empêchent de voir la réalité des régimes, il y a effectivement toujours des constantes. Le temps ou être notaire faisait de vous, selon la doxa communiste, le seul coupable possible, car bourgeois, du meurtre d’une jeune fille à Bruay-en-Artois n’est pas révolu. Un discours non seulement de lutte de classe, mais aussi de haine de classe s’entend souvent, un discours qui, finalement n’a guère changé : c’est « le peuple contre les gros », la dénonciation du pouvoir des « 100 familles ». Il n’est que de voir la manière dont la geste des « antifas » est chantée par une certaine intelligentsia, faisant de ces jeunes bourgeois temporairement en rupture de ban - qui, comme leurs aînés de 68, sauront bénéficier de leurs réseaux familiaux pour rebondir -, ni plus ni moins que des résistants de 42 et de purs représentants du peuple, pour comprendre combien les choses sont biaisées.

Pour autant, ces communistes - syndicats, partis, gauchistes, antifas - seraient bien incapables de créer les conflits sociaux actuels, qui dépassent très largement la question d’éventuels agitateurs pour poser celle de la violence sociale qui découle du système lui-même, reposant sur un capitalisme libéral mondialisé et financiarisé. C’est ce système, qui est au pouvoir, qui fait disparaître l’un après l’autre les piliers sur lesquels comptaient ceux qui sont les plus faibles de notre société, la commune, la famille ou la nation, toutes ces sphères d’appartenance qui protègent les individus et sont autant de contre-pouvoirs. C’est lui qui provoque le déclassement actuel, lui qui démantèle les services publics, qui interdit de fait l’accès à une propriété qui reste un élément essentiel de la liberté individuelle, lui aussi qui multiplie les lois de surveillance, lui encore qui fait des choix conduisant à la perte de notre souveraineté – diplomatique, financière, énergétique, alimentaire…  

C’est cette violence sociale avant tout qui provoque les conflits actuels. Face à cela, les partis et syndicats héritiers du communisme font de la surenchère pour tenter de contrôler la situation – ou faire semblant, pour exister un peu -, n’ayant en fait qu’une peur : se trouver une nouvelle fois débordés par une véritable révolte populaire comme lors de la crise des Gilets jaunes. Ce faisant, ils sont parfois les meilleurs alliés de ce qu’ils prétendent combattre : par le caractère binaire de certains de leurs mots d’ordre, ils empêchent une cohésion des luttes, par leurs excès ils rebutent une part des Français. Quant aux extrémistes déjà évoqués, ils ne sont que l’écume de ces conflits, les débordements, les casseurs et, par leurs violences, fédèrent derrière le gouvernement un « parti de l’ordre » qui, sinon, lui serait souvent opposé, hostile qu’il est par principe à ce que la fuite en avant soit devenue l’alpha et l’omega de notre politique. Idiots utiles ou complices conscients du système au pouvoir ? Les deux sans doute.

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