Confiscation de blé et famine organisée : voilà pourquoi l’Ukraine accuse la Russie de génocide<!-- --> | Atlantico.fr
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Après les révélations du massacre de Boutcha, le président ukrainien Volodomyr Zelensky a utilisé le terme de génocide pour dénoncer les charniers découverts dans les villes abandonnées par des soldats russes.
Après les révélations du massacre de Boutcha, le président ukrainien Volodomyr Zelensky a utilisé le terme de génocide pour dénoncer les charniers découverts dans les villes abandonnées par des soldats russes.
©AFP

Ravages de la guerre

La famine en Ukraine entre 1932 et 1933 causa la mort de 5 millions d'habitants. Cette « Grande famine » était intentionnellement entretenue et amplifiée par Staline. Dans quelle mesure les actions de l’armée russe depuis le début de l’offensive en février dernier rappellent-elles cette période tragique, l'Holodomor ?

Anna Colin Lebedev

Anna Colin Lebedev

Anna Colin Lebedev est maîtresse de conférences en science politique. Ses recherches portent sur les sociétés post-soviétiques, avec deux axes principaux : les conflits armés et l’action protestataire. Elle a travaillé en Russie, Ukraine, et Biélorussie, dans les domaines de la coopération universitaire et de la diplomatie. Elle a dirigé le Centre franco-biélorusse d’études européennes à Minsk entre 2012 et 2014. Actuellement, elle dirige le master « Management du risque / Risques, sécurité et conflits » à l’Université Paris Nanterre.

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Atlantico : Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, certains commentateurs dénoncent un « génocide » organisé par Moscou. Dans quelle mesure les actions de l’armée russe rappellent-elles le Holodomor, cette grande famine qui a touché le territoire ukrainien en 1932 et 1933 ? 

Anna Colin Lebedev : Pour de très nombreux historiens, y compris Russes, cette grande famine était un événement provoqué délibérément par Staline à partir de 1932. Cela causa plusieurs millions de morts au sein de la population ukrainienne. Cependant, les historiens n’arrivent toujours pas à s’accorder sur l’objectif du leader soviétique. Si tous reconnaissent que cette famine fut créée artificiellement dans un but politique et répressif, il n’y pas de consensus pour dire si elle avait été mise en place pour soumettre une classe, ce qui pourrait être dans la logique des répressions staliniennes ou pour exterminer un peuple considéré comme hostile.

Le contexte actuel est très différent mais un certain nombre de pratiques, à titre symbolique, provoquent des réminiscences. Dans les années 1930, il n’y avait pas d’occupation militaire de l’armée russe mais une politique de collectivisation. Des plans étaient imposés mais lorsqu'ils n’étaient pas remplis, les paysans étaient volontairement affamés et le blé confisqué. C’est justement cette question de la confiscation du blé, mais aussi de denrées alimentaires et d’outils agricoles, qui sont des éléments centraux de la Grande famine et cela reste encore de nos jours très important pour les ukrainiens. Ce qui se passe sur le terrain aujourd’hui est différent mais les achats de produits agricoles par les forces russes sont réalisés à un prix si faible que cela pourrait s’apparenter à des confiscations. Il y a aussi des témoignages de vol de blé et de matériel agricole, même si nous ne sommes pas dans une logique de répression politique dans le but d’affamer la population.

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En somme, ce qui se passe aujourd’hui fait sens au regard de la Grande famine et pour de nombreux Ukrainiens, la guerre actuelle est la continuation du processus génocidaire, au même titre que la destruction des villes et la confiscation de nourriture.

Cette tragédie est-elle toujours bien présente dans la société ukrainienne, notamment auprès des plus jeunes ? 

Elle est absolument centrale ! Les Ukrainiens en ont fait l'événement fondateur de leur construction nationale. Cela est sans doute dû à leur statut de victime, ce qui est incontestable. L’Ukraine indépendante s’est construire autour de la mémoire de la Grande famine, un peu comme la nation israélienne s’est construire à partir de la question du génocide des Juifs. Au sein de la nation ukrainienne, il y a toujours eu l’idée d’un combat contre la Russie, pour l’indépendance. On retrouve cet événement dans tous les discours sur la mémoire et l’histoire, c’est une partie importante du programme scolaire, de très nombreux monuments publics y font référence …

Suite au massacre de Boutcha, le président ukrainien Volodomyr Zelensky a une fois de plus utilisé le terme de génocide pour dénoncer les charniers découverts dans les villes quittées par des soldats russes. Comment expliquer l’utilisation de ce terme à plusieurs reprises ? 

Même avant la guerre qui démarre en 2014, l’idée que la Russie souhaite détruire la nation ukrainienne était présente chez un certain nombre d’hommes politiques et d’historiens. À partir de l’annexion de la Crimée puis de la guerre dans le Donbass, l’idée que la Russie reprend le projet génocidaire de Moscou des années 1930 a pris de la place dans la société. Mais depuis l’offensive du mois de février, le cadre d’interprétation dominant pour l’Ukrainien ordinaire est de penser qu’il s’agit effectivement du même projet génocidaire et que l’idée d’une Ukraine prospère est insupportable pour la Russie. Le massacre de Boutcha va donc complètement dans le sens de ce récit. Je pense que lorsque Volodymyr Zelensky parle à la communauté internationale, il ne le fait pas de manière instrumentale. Comme le cadre d’interprétation du génocide à la guerre existait déjà avant le conflit actuel, il devient une sorte de certitude, d’évidence. 

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Cet événement tragique est-il connu au sein de la société russe ? Les soldats russes ont-ils conscience de la portée symbolique de ce qu’ils font ?

En Russie, quasiment personne n’en a conscience, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, les répressions Staliniennes sont largement minimisées dans l’espace public. On n’en parle pas car l’Union Soviétique est à nouveau glorifiée mais aussi parce que parler de ces événements reviendrait à parler des bourreaux et pas seulement des victimes. Or les forces de l’ordre, les services spéciaux ou la police sont des institutions presque sacralisées. 

Les répressions, y compris celles contre les paysans des années 1930, sont bien dans le programme scolaire. L’élève russe est donc censé en avoir entendu parler mais très peu de temps est consacré à ces questions. De plus, de nombreux manuels ne citent même pas l’Ukraine mais des « régions » de l’Union Soviétique. La spécificité du Holodomor n’est donc jamais évoquée. 

Les seules personnes à avoir conscience de la portée symbolique de cet événement sont celles qui sont restées en contact avec la société ukrainienne, comme certains historiens. Il faut bien savoir que le Russe ordinaire connaît très mal son voisinage. Toutes les terres périphériques à la Fédération de Russie, parfois qualifiés de « pays frères » sont considérées comme un monde à part et font l’objet de nombreux clichés. Compte tenu du profil social des combattants russes en Ukraine, souvent issus de régions reculées et d’un milieu défavorisé, la Grande famine représente au mieux une ligne dans un manuel scolaire … 

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