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Comment la gauche est passée 
de la “morale” à la “justice”
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Condamnés, levez-vous !

Morale et justice. Les crédos de la gauche sont devenus une rengaine qui l'a suivie jusque dans la victoire présidentielle. Le politique peut-elle cependant se penser en justicière ? Est-ce vraiment le rôle de nos élus ? Une dérive de plus en plus présente dans les discours des différents candidats.

Benjamin Dormann

Benjamin Dormann

Benjamin Dormann a été journaliste dans la presse financière et trésorier d'un parti politique. Depuis 18 ans, il est associé d'un cabinet de consultants indépendants, spécialisé en gestion de risques et en crédit aux entreprises. Il est executive chairman d'une structure active dans 38 pays à travers le monde. Il est l'auteur d’une enquête très documentée : Ils ont acheté la presse, nouvelle édition enrichie sortie le 13 janvier 2015, éditions Jean Picollec.

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"La justice sera le seul critère au nom duquel les décisions seront prises » a déclaré François Hollande lors de son investiture le 15 mai. Depuis longtemps, le PS aime à dire qu’il incarne la justice, oubliant souvent un peu vite les frasques et condamnations pénales de ses propres élus, comme il en existe dans tout groupe humain. En d’autres temps, Valéry Giscard d’Estaing lui aurait répondu « vous n’avez pas le monopole de la justice, Monsieur le successeur de Mitterrand, vous ne l’avez pas ! ».

Dans un état de droit comme le nôtre, la justice est tout d’abord une institution politique, avant d’être une vertu que l’on tente de s’approprier publiquement. Il n’appartient ni à un président, ni un parti, ni à un média, ni à aucun citoyen de dire ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Cela est du ressort des juges, œuvrant en toute indépendance. Est juste, par définition, ce que les tribunaux ont déclaré être la justice rendue. En d’autres termes, est juste ce qui est légal, ce qui est illégal faisant l’objet d’une condamnation judiciaire.

Certes, il existe une morale qui tente depuis longtemps de définir ce qui est « juste », et de donner une dimension transcendantale à cette justice d’une autre nature que le droit. Paul Ricœur avait particulièrement convaincu Michel Rocard en 1991 par son article dans la revue Esprit intitulé « entre le Légal et le Bon : le Juste », un concept qui devait servir de base à la rhétorique socialiste. En effet, difficile de susciter l’enthousiasme populaire autour du concept de « légalité », et quant au terme de « bon », trop proche du « bien », il est politiquement discrédité, trop connoté «  morale chrétienne ». Donc, la gauche a fait un choix stratégique payant : elle ne serait pas « le camp du bien » comme lui reproche à tort une partie de la droite, mais plus subtil, la gauche serait désormais « le camp de la justice », n’ayant apparemment aucun scrupule à laisser entendre que près de la moitié de l’électorat soutiendrait le « camp de l’injustice ».  

Le problème de cette dérive sémantique est que le vote consiste à choisir entre des programmes et des actes politiques distincts, et non pas à juger des morales individuelles ou ce qu’elles prétendent être. Il est malsain et dangereux de se sentir investi, par le truchement d’un bulletin de vote, des compétences d’un auxiliaire de justice, autorisé à juger d’autres individus. L’histoire n’est pas avare de ces représentants auto-proclamés de la justice, qui ont souhaité accéder au pouvoir pour libérer leur peuple. Ils se sont le plus souvent transformés en justiciers, puis en Saint-Just, coupant les têtes au fur et à mesure que se dressaient leurs tribunaux révolutionnaires aux jugements expéditifs. Même pour ceux peu adeptes des textes bibliques, il est une question qui reste toujours pertinente à l’heure où ces justiciers politiques ont la faveur des caméras : « qui es-tu, toi qui juges ? ».

En son temps, le philosophe Heidegger justifia sa propre adhésion au National-Socialisme de 1933 au nom de ses convictions Kantiennes, qui placent la loi morale de l’individu au-dessus de tout. Pendant la campagne présidentielle, de talentueux tribuns, tels Jean-Luc Mélenchon à Arnaud Montebourg, ont expliqué que le vote Hollande au deuxième tour était avant tout un choix « moral », visant à rétablir une justice dont ils se portaient garants. Ce n’est hélas pas la première fois dans l’histoire que certains parlent de rétablir la justice, devant des milliers de drapeaux rouges, et les expériences passées de ce genre ont été plutôt meurtrières. Pour eux, comme pour les autres membres de cette famille de justiciers également présente au Front National, il s’agit aujourd’hui de faire « rendre gorge » à la finance. J’avoue que face à cela, le programme « le changement, c’est maintenant » me parait plus démocrate et apaisant. On doit pouvoir changer de projet politique, sans pour cela se nourrir nécessairement du sang de boucs émissaires. C’est précisément ce qui doit distinguer nos formations républicaines de celles qui appellent à des révolutions citoyennes dans la rue. La gauche est aujourd’hui composée aussi bien de militants pacifiques, qui trouvent la phrase « aux armes citoyens » trop belliqueuse, que de ceux plus révolutionnaires qui trouvent que l’heure est venue de l’appliquer plus radicalement. Entre les deux, François Hollande va devoir choisir de quel côté faire pencher le balancier du nouveau gouvernement. 

C’est pourquoi ce n’est pas sans une certaine inquiétude que j’ai pu entendre François Bayrou, emboitant une fois encore le pas des partis les moins démocrates, en appelant à voter François Hollande, lui aussi au nom d’un choix « moral ». J’aurai préféré qu’il fasse un choix simplement politique. Préféré qu’il affirme penser qu’il valait mieux appliquer le programme de François Hollande, qu’il y avait plus de justesse dans les choix et propositions de ce dernier que dans ceux de Nicolas Sarkozy. J’aurais même été personnellement intéressé de m’en laisser convaincre. A la place de cela, je n’ai vu et entendu qu’un rejet de la personne de Nicolas Sarkozy, justifié par un jugement moral.

Oui pour que le nouveau président réduise les inégalités, pour qu’il réduise des écarts de revenus trop élevés. Oui pour plus d’équité dans le partage des richesses et des fruits du travail, comme le revendiquent plusieurs partis de gauche. Mille fois oui. A mon sens, nous en avons besoin. Souhaitons et espérons que François Hollande y parvienne mieux que son prédécesseur, dans l’intérêt du pays. Mais, de grâce, il n’est pas utile pour cela d’endosser le costume du justicier guidé par sa morale intérieure.

Nous n’avons pas besoin d’une gauche moralement supérieure, car le suffrage universel lui a donné une légitimité, pas une supériorité. Nous n’avons pas besoin d’une justice politique avec ses procureurs assoiffés de coupables. Nous avons simplement besoin d’une gauche vraie, qui arrive à atteindre ses objectifs difficiles mais prometteurs. Le projet est suffisamment ambitieux et ardu pour s’y atteler, en laissant la Morale et la Justice à leur place, qui n’est pas dans le champ politique. Celui-ci est devenu depuis longtemps bien trop manichéen et bien trop théâtral pour y mêler et y galvauder de si nobles valeurs.

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