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Classes moyennes : victimes silencieuses de la crise
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La fin des moyens ?

La crise économique a révélé au grand jour la disparition progressive des classes moyennes occidentales. Le sociologue Louis Chauvel tire la sonnette d'alarme : selon lui, "cela fait bien longtemps que le travail des jeunes diplômés français ne leur permet plus de se loger, mais cela ne suscite guère de débat".

Louis  Chauvel

Louis Chauvel

Louis Chauvel est sociologue et professeur à Sciences Po.

Il est l'auteur de Les classes moyennes à la dérive (Seuil, 2006) et Le destin des générations (PUF, 2010).

 

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Atlantico : Les États-Unis s'alarment de la chute de leurs classes moyennes. Celles-ci sont-elles définies de la même façon qu'en France?

Louis Chauvel : Le débat en France et aux États-Unis a emprunté des chemins parallèles : de part et d’autre de l’Atlantique, quand on parle de classes moyennes, on pense avant tout à une population de salariés vivant de leur travail, avec un accès relativement confortable à la société de consommation (automobile, propriété du logement, deux ou trois semaines de vacances hors du domicile, etc.), disposant d’un titre de l’enseignement supérieur pas forcément long, et d’une protection sociale de santé et de retraite qui leur permet de prévoir l’avenir. Surtout, ils sont des citoyens à part entière, au fondement de la démocratie.

Le débat est très différent de celui du Royaume-Uni où « middle class » définit le groupe social intermédiaire entre la working class (à peu près tout le monde) et l’aristocratie : la middle class londonienne est faite de professions libérales et de titulaires de diplômes sélectifs, sinon élitistes, propriétaires d’une résidence d’un million de pounds minimum. En France, nous appelons cela la « classe moyenne supérieure » quand on en fait partie, et les élites sinon.

La grande différence entre les États-Unis et la France est que la classe moyenne américaine est fondée avant tout sur le travail, alors que la nôtre se définit par le statut d’emploi et l’accès à la protection sociale de l’État ; ce contraste-là est très fort.

Les classes moyennes américaines sont-elles les premières victimes de la crise ?

La situation empire nettement depuis 2008, mais cela fait trente ans que les problèmes sont visibles, avec de fortes fluctuations. Le problème vient donc de loin. On se rappelle ainsi le roman publié en 1998 par Donald E. Westlake,  The Ax : un petit ingénieur de cinquante ans, technicien d’un secteur pointu de la papeterie, est au chômage depuis deux ans. Une annonce d’emploi qui lui correspond exactement est publiée, mais il sait que cinq concurrents potentiels, de quasi sosies, chômeurs eux aussi, seront sur les rangs ; il décide alors de les « neutraliser » un à un.

Le problème de la raréfaction du travail, même très qualifié, n’est pas neuf. Depuis trente ans, le salaire médian stagne, et seul une faible partie de la population a connu un net enrichissement, en particulier ceux qui sont diplomés d'un Master et plus. Le problème du déclassement ("overeducation") est tout neuf aux États-Unis, alors que nous vivons cela depuis deux décennies en France.

Dans la grisaille générale, la période Clinton fut une relative rémission, et l’endettement massif fondé sur la hausse de l’indice du logement et le développement des subprimes fut un ballon d’oxygène virtuel. En revanche, depuis 2008, la prise de conscience de la durabilité des difficultés est advenue. De mars 2007 à mars 2010, le chômage est passé de 3,3 à 7,3% de la population active. C’est énorme, mais en France, au fait, où en sommes nous ? On peut argumenter que le chômage américain est plus difficile : les personnes concernées perdent rapidement toute source de revenu. C’est vrai. Mais inversement, ce qui frappe est l’exigence de la population américaine de réponses nouvelles et concrètes devant l’expansion du chômage et le défi qui en résulte pour la middle class salariée américaine.

Quelles sont les raisons de la raréfaction du travail qui supporte la classe moyenne ? Vivons-nous un retournement historique ?

Avec Niall Ferguson (Civilization, 2010), il faut reconnaître l’existence d’un défi civilisationnel dans la sphère économique avec la réémergence de la Chine après trois siècles de marginalisation. Le cocktail de nos spécificités occidentales - compétition, science, démocratie, médecine, consumérisme et éthique du travail - a été largement copié maintenant, voire dépassé.

On peut discuter sur la démocratie. Les formes sociales des classes moyennes en résultent. Le salarié technicien ou manager intermédiaire était un monopole des États-Unis en 1950, de l’Occident jusque dans les années 1970. De American Motors à Renault, Whirlpool, Cuisinart, SEB ou Magimix, etc, l’organisation technique et managériale qui allait avec cette forme économique donnait à Euramérique un avantage écrasant pour le développement de ses classes moyennes. Mais c’est fini, sauf à se relancer dans la compétition mondiale pour percer une brèche dans le mur de la stagnation. L’investissement scientifique écrasant de la Corée du Sud, de Taiwan et évidemment de la Chine, pourrait nous laisser loin derrière. Évidemment, ce retournement historique de la civilisation confucéenne ne date ni d’hier ni de 2008. Cela fait trente ans que nous ne répondons pas à ce défi.

Le phénomène qui concerne aujourd'hui les classes moyennes américaines est-il susceptible de toucher également les classes moyennes françaises ?

En France, ce phénomène est à la fois moins radical au court terme (depuis 2008) et plus grave au long terme (depuis trente ans). Nous nous sommes accoutumés à vivre avec un volant de 10 à 15% de chômage, plus une masse de retraités littéralement inédite (15 millions en France, soit 23% de la population totale, contre 13% aux Etats-Unis). Le travail n’est plus le fondement des classes moyennes. Cela fait bien longtemps que le travail des jeunes diplômés français ne leur permet plus de se loger, mais ici cela ne suscite guère de débat. Nous avons pris l’habitude de vivre avec, ou sans.

Aux États-Unis, ce défi appelle des réponses urgentes. Cinq ans après ma première mise en garde, mon constat est que la relative prise de conscience qui en a résulté n’a été suivie d’aucune réponse. Toynbee, l’historien anglais, rappelait que les civilisations qui ne répondent pas à leurs défis perdent nécessairement leur place dans l’Histoire. Le défi des classes moyennes est entier, ici comme aux États-Unis, mais ici, il n’est même pas conscient. 

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