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La démocratie est-elle en danger dans les sociétés occidentales ?
La démocratie est-elle en danger dans les sociétés occidentales ?
©SAUL LOEB

Danger de l'intérieur

Selon une nouvelle étude de l’Université d'Aarhus au Danemark, ceux qui prétendent défendre la démocratie aux Etats-Unis acceptent davantage les comportements anti-démocratiques.

Chantal Delsol

Chantal Delsol

Chantal Delsol est journaliste, philosophe,  écrivain, et historienne des idées politiques.

 

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Suthan Krishnarajan

Suthan Krishnarajan

Suthan Krishnarajan est Professeur associé en sciences politiques au sein de l’Université d'Aarhus AU Danemark

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Atlantico : Selon votre étude, Rationalizing Democracy : The Perceptual Bias and (Un)Democratic Behavior, aux Etats-Unis, ceux qui prétendent défendre la démocratie acceptent davantage les comportements anti-démocratiques. Comment expliquez-vous cela ?

Suthan Krishnarajan : Pour être précis, je ne prétends pas que ceux qui prétendent défendre la démocratie acceptent davantage les comportements antidémocratiques. Je propose plutôt une alternative importante à cette idée reçue. Les citoyens n'acceptent pas délibérément un comportement antidémocratique afin d'obtenir des avantages politiques, mais ils rationalisent plutôt leurs conceptions de ce qui est démocratique et antidémocratique, c'est-à-dire qu'ils se convainquent qu'un comportement antidémocratique donné est en fait parfaitement démocratique. Par exemple, si un politicien anti-immigration agit de manière antidémocratique, les électeurs anti-immigration ne considéreront pas ce comportement comme antidémocratique. De même, si un politicien favorable à l'immigration agit de manière non démocratique, les électeurs favorables à l'immigration ne considéreront pas ce comportement comme non démocratique.

Comment expliquer cette situation ?

Chantal Delsol : S’il y a aujourd’hui tant de courants contraires pour déclarer la démocratie en danger, c’est parce que la démocratie elle-même est en train de changer de définition. Traditionnellement, la démocratie signifie la souveraineté du peuple : le peuple (la majorité) qui décide du bien commun et des dispositions pour l’atteindre. Aujourd’hui un courant occidental important (élitaire s’il n’est pas majoritaire) définit la démocratie autrement : le régime qui adopte et met en œuvre les mesures progressistes (notamment sur le plan sociétal). C’est ainsi que la Hongrie est considérée comme sortie de la démocratie parce qu’elle inscrit dans sa constitution une définition hétérosexuelle du mariage. C’est ainsi que le referendum français de 2005, dans lequel les Français s’étaient déclarés hostiles à une certaine image de l’Europe, a été considéré comme nul : parce que pour certains courants, la démocratie n’est plus la souveraineté du peuple, mais la bien-pensance progressiste. Deux courants sont ainsi dressés l’un contre l’autre, selon les définitions qu’ils donnent de la démocratie : ceux qui pensent qu’elle est toujours la souveraineté du peuple, et ceux qui pensent qu’elle est désormais la pointe du progressisme essentiellement sociétal. La lutte entre ces deux courants est intense et pourrait devenir meurtrière.

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Comment avez-vous testé votre hypothèse ?

Suthan Krishnarajan : J'ai testé l'argument dans une série d'expériences d'enquête sur un échantillon représentatif d'environ 3 300 répondants aux États-Unis en octobre et novembre 2020. En outre, j'ai à nouveau entrepris l'expérience en février 2021 sur des échantillons représentatifs de 900 à 1 500 répondants chacun dans 22 démocraties du monde entier, soit un total de plus de 28 000 répondants. Le plan expérimental confronte les répondants à des comportements fictifs de politiciens qui varient aléatoirement à la fois en termes de démocratie (régulière ou non) et de politique (par exemple, pro-immigration ou anti-immigration). Les répondants expriment ensuite dans quelle mesure ils perçoivent le comportement comme démocratique.

Dans quelle mesure la rationalisation des comportements non démocratiques fonctionne-t-elle pour les gens ? Jusqu'à quel point les gens peuvent-ils l'accepter ?

Suthan Krishnarajan : Dans chaque pays, une proportion élevée et inquiétante de citoyens s'adonne à la rationalisation. Face à un comportement antidémocratique qu'ils approuvent politiquement, plus de la moitié de la population dans la plupart des pays (et plus de 60 % en France) ne reconnaît pas que ce comportement est antidémocratique.

Quels sont les dangers d'une telle rationalisation ?

Suthan Krishnarajan : Ces résultats suggèrent que les défis auxquels nous sommes confrontés dans de nombreuses démocraties sont plus redoutables qu'on ne le pensait jusqu'à présent, car les citoyens ne sont même pas d'accord sur le moment où un comportement particulier viole les règles du jeu démocratique. Lorsque les citoyens approuvent un comportement non démocratique, ils ne considèrent pas qu'ils soutiennent quelque chose d'antidémocratique, ce qui pourrait expliquer pourquoi les dirigeants démocratiquement élus dans les démocraties d'aujourd'hui sont si souvent capables de s'en tirer avec des violations de la démocratie sans subir de contrecoup électoral.

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Joe Biden a fait de la défense de la démocratie l'un de ses principaux objectifs. Il y a quelques jours, il a déclaré que le parti républicain était un danger pour les États-Unis. Tout discours qui ne rentre pas dans le logiciel du politiquement correct semble être condamné. N'est-ce pas ce qui nourrit le désamour des citoyens pour la politique ?

Chantal Delsol : Les paroles de Joe Biden peuvent être interprétées comme des paroles électorales stigmatisant le parti adverse… Il faut ajouter que les partis populaires, ceux qui défendent la démocratie comme souveraineté du peuple et n’acceptent pas ou peu les lois sociétales, ne sont pas toujours des défenseurs farouches de l’Etat de droit (voyez l’épisode honteux du Capitole). Cela donne à leurs adversaires des armes pour les enfoncer.

Suthan Krishnarajan : Pas nécessairement. Mais si Joe Biden commence à considérer comme non démocratique un comportement parfaitement régulier de ses adversaires politiques, il s'engage dans une rationalisation démocratique. Ce serait mauvais pour la démocratie.

Dans votre étude, vous dites qu'aux Etats-Unis, le combat n'est pas entre la démocratie et l'"anti-démocratie", mais entre deux visions opposées de la souveraineté populaire. Comment cela ?

Suthan Krishnarajan : Pour être précis, je ne dis pas cela. Je montre plutôt que de nombreux citoyens ordinaires sont incohérents et partiaux lorsqu'ils évaluent les comportements des politiciens. Ils ont tendance à rationaliser leurs conceptions de ce qui est démocratique et non-démocratique afin de gagner politiquement et de se sentir démocratique en même temps - même dans les cas où les deux s'excluent mutuellement. C'est une nouvelle inquiétante pour nos démocraties.

Êtes-vous d’accord avec ce constat ?

Chantal Delsol : Je vais plus loin. Ceux qui définissent la démocratie comme l’attachement au progressisme, bien souvent ne croient plus du tout à la souveraineté populaire. Quand en Suisse certains cantons avaient voté contre les minarets, Cohn-Bendit avait dit qu’il faudrait les faire revoter. Exemple minuscule et révélateur : nos élites croient de moins en moins à la capacité populaire de désigner le bien commun. Un fossé s’est creusé, qui a été bien décrit par nos sociologues, entre les élites et le peuple. Un cadre mondialisé, qui parle trois langues et voyage, n’est plus du tout prêts à se soumettre à la décision de la majorité : il estime que la majorité se compose de ploucs analphabètes, en retard de deux siècles su le plan des comportements et des croyances, et il est bien décidé à se passer de leurs avis. Au moment du vote du brexit, les élites françaises ne comprenaient absolument pas que les Anglais aient pu ainsi écouter leur peuple.

Ce qui est intéressant à remarquer, c’est que les tenants de la démocratie comme progressiste, n’osent pas vraiment se dire comme tels. Ils dénoncent les démocraties réactionnaires (à leurs yeux) en raison de leur défaillance devant l’Etat de droit. Ils dénoncent le brexit en disant que le peuple a été trompés, ou que le pays va s’effondrer économiquement (on nous a annoncé sa chute imminente sur l’air des lampions), mais ils ne dénoncent pas directement la souveraineté du peuple.

La démocratie est-elle en danger dans les sociétés occidentales ? Dans quelle mesure ce danger vient-il de l'intérieur ?

Chantal Delsol : Forcément : car cette différence de définition est abyssale. Nous ne savons pas ce qui va se passer dans le proche avenir, mais certainement des conflits importants à cet égard.

Suthan Krishnarajan : Mon étude ne teste pas ces questions de manière explicite. Pourtant, à notre époque, où de nombreuses démocraties sont confrontées à la remise en cause des institutions démocratiques fondamentales et à la montée des attitudes populistes, il s'agit d'une nouvelle inquiétante. Si les citoyens ne s'accordent pas sur le moment où un comportement particulier franchit les "lignes claires" des règles et normes démocratiques, mais identifient plutôt les comportements non démocratiques en fonction de leurs opinions politiques, nous pourrions être confrontés à un défi démocratique nettement différent de celui qui a été reconnu jusqu'à présent. Il ne s'agit pas simplement du faible niveau de tolérance des citoyens, de leur tendance à accepter des restrictions des libertés civiles pour les opposants politiques, ou de leur volonté de troquer la démocratie contre la politique dans l'isoloir ; il s'agit plus fondamentalement de savoir s'ils se considèrent même comme soutenant quelque chose d'antidémocratique en premier lieu.

Les interrogations quant au débat démocratique se posent-elles de la même manière en France ?

Chantal Delsol : Elles se posent dans toute l’aire occidentale. Il y a seulement des pays qui défendent l’ancienne définition (le Royaume-Uni, la Hongrie) et d’autres qui défendent la récente définition (la France, l’Allemagne). C’est une période de transition.

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