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Ces raisons qui empêchent le secteur public français de gérer son argent efficacement
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Le mal français

Eric Verhaeghe évoque la crise du service public et des difficultés administratives en pleine crise du coronavirus.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Le naufrage du service public dans la gestion de la pandémie est patent. Les exemples affluent d’une administration tatillonne et psychorigide qui multiplie les empêchements à freiner la contamination après ne l’avoir pas préparée. Mais à quoi peuvent bien servir les 57% de PIB engloutis dans les dépenses publiques chaque année ? Désespérément, l’intérêt général cherche le service public pour lequel il a payé.

Le service public a failli, gravement.

Si le service public avait fonctionné normalement, le bilan des morts serait très inférieur à ce qu’il sera dans quelques semaines. Beaucoup, dans les partisans du service public, ont flairé le danger. Ils ne manquent pas une occasion de plaider le manque de moyens. On aurait dépouillé les hôpitaux publics depuis plusieurs années. 

Mais qu’en est-il au juste ?

Le service public gavé de moyens, mais totalement inefficace

Un problème de service public ? Ah ben oui, c’est la faute au néo-libéralisme, y avait pas assez de moyens! la rengaine est connue. Et la France a beau compter un nombre record de fonctionnaires (5 millions environ) et des dépenses publiques hors norme (on n’égrènera pas ici la litanie des chiffres bien connus), le même refrain revient inlassablement, de préférence dans la bouche d’anciens fonctionnaires plus ou moins reconvertis dans la politique. Mais pas que. 

Comme tout le monde en a marre des chiffres (par ailleurs longuement détaillés dans un papier de début d’année), je préfère opposer à ces arguments dogmatiques un schéma qui aide à montrer que notre service public ne manque pas de moyens mais au contraire qu’il en a trop, qu’il gaspille en pertes de temps bureaucratiques :

Ce schéma, glané sur Internet, illustre à merveille le problème de l’hôpital public, appelé « établissement de santé » dans notre jargon technocratique. Les établissements de santé, comme les médecins de ville (appelés « professions de santé ») sont figurés dans le quart inférieur gauche du schéma, dans des rectangles jaunes. 

Alors qu’ils constituent les maillons essentiels de notre système de santé, le schéma ci-dessus montre combien ils ne sont devenus que des acteurs marginaux d’un éco-système qui les étouffe à force de coordination, d’impulsions, de concertations, de planification et autres actions contre-nature connues et comprises de la seule technostructure qui les invente. 

Notre système de santé manquerait de moyens ? Non. Il en a trop, tellement trop qu’il s’offre de luxe de financer des milliers d’emplois qui ne servent qu’à fabriquer de la procédure administrative.

Une bureaucratie parfaitement inefficace

Ici encore, nous ne répéterons pas comment cette bureaucratie sanitaire qui menace la santé publique est dénoncée depuis des années pour son ineptie. Nous ne contenterons simplement d’épingler quelques-unes de ses innombrables défaillances à l’occasion de la crise du coronavirus. 

Un excellent article de Libération (une fois n’est pas coutume) vient par exemple de montrer comment il a fallu attendre la mi-mars pour que l’administration de la Santé ne mette en action sa cellule « épidémie » inventée à l’occasion de la grippe aviaire. 

La Cellule de crise interministérielle (CIC) n’a été mise en place que le 17 mars, c’est une aberration.» Ce choix tardif est assumé par l’exécutif, qui a préféré laisser la Santé gérer pour ne pas affoler les Français : la CIC, c’est l’instance qui a géré les attentats de 2015. Un affichage anxiogène.

Selon sa bonne règle, Libération protège l’administration et met en cause les politiques. Mais l’activation de la cellule interministérielle aurait très bien pu procéder d’une décision administrative. 

La bureaucratie sanitaire incapable de trouver des masques

Pour identifier la responsabilité écrasante des fonctionnaires dans le naufrage de cette gestion de crise, on lira avec fruit l’enquête détaillée de Mediapart, qui montre comment le ministère de la Santé et sa nébuleuse d’établissements annexes se sont révélés incapables de satisfaire au besoin (pourtant très prévisibles) de masques FFP2. 

Mi-février, le ministère sonne l’alerte auprès de Santé publique France, notamment à l’occasion d’une réunion technique destinée à la mise en place du schéma directeur de stockage et de distribution. Il faut passer à la vitesse supérieure, arrêter de passer par ses traditionnels marchés publics longs, prospecter partout, « en mode guerrier », leur dit-on.

L’agence ne semble pas prendre pleinement conscience de l’urgence de la situation. Sa léthargie est, plus largement, due à son fonctionnement : elle est née en 2016 de la fusion de trois instituts sanitaires et « armée comme un plan quinquennal au temps de l’Union soviétique », estiment certaines sources.

Censée être plus réactive et moins soumise aux contraintes administratives que le ministère, la machine SPF souffre en fait de la même lourdeur alors qu’elle doit mener des opérations urgentes.

Il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour penser que la « léthargie » de Santé Publique France, très bien décrite par Mediapart, relève du manque de moyens. Ce qui se joue ici, c’est l’incapacité de quelques fonctionnaires murés dans leurs automatismes à s’adapter aux urgences imposées par une crise sanitaire qui met le pays sens dessus dessous. 

La psychorigidité des services achats dans le service public : une plaie bien connue que personne n’ose traiter en face. Et qui, à force d’avoir été banalisée, admise, excusée pendant les années fastes, devient un piège qui se referme sur les soignants et les mourants. 

Le scandale des tests dont la bureaucratie ne veut pas

Cette fois, c’est Le Point qui révèle une autre complication administrative : la France pourrait réaliser jusqu’à 300.000 tests hebdomadaires en s’appuyant sur les laboratoires départementaux. Cette option est cruciale, puisqu’on sait depuis longtemps que la conduite de tests de grande ampleur permet de limiter la sinistralité de la maladie. 

Mais, pour des raisons extravagantes, l’administration de la Santé refuse d’actionner cette option :

L’ARS : l’Agence régionale de santé, instance administrative dépendant du ministère, qui refuse pour l’instant l’hypothèse, d’après des motifs flous. « On ne nous a pas vraiment dit ce qui bloquait », explique Jean-Gérard Paumier, président du conseil départemental d’Indre-et-Loire. « On me parle de blocages juridiques, qui seraient à l’étude… Mais moi, sur le terrain, je dois gérer mon personnel d’Ehpad, qui vient travailler sans être testé, la peur au ventre, et qui menace de s’arrêter chaque jour ! »

Des blocages juridiques, en temps de guerre. L’incompétence a encore de beaux jours devant elle dans l’administration française. 

Quand les ARS se disputent les patients

Dans la gestion délirante de cette crise, les ARS, c’est-à-dire les Autorités Régionales de Santé, compliquent le jeu avec des procédures toujours aussi compliquées et autoritaires qu’en temps de paix. Ainsi, début avril, un transport de malades parti de Reims pour Tours a finalement été rappelé alors qu’il était en route

En soi, l’incident n’est pas essentiel. Il a seulement donné l’occasion de découvrir qu’une nouvelle procédure compliquée était en oeuvre ! encore une !

La procédure de transfert doit normalement être validée par les hôpitaux, mais aussi par les agences régionales de santé concernées et par le centre de crise national de la Direction générale de la santé.

Ainsi, pour transporter des malades en réanimation, il faut cinq validations : celle de l’hôpital d’origine, celle de l’hôpital d’accueil, celle de l’ARS d’origine, celle de l’ARS d’accueil, et celle du centre national de crise. Une fois de plus, on a fait ceinture et bretelles : surtout, pas de mouvements agiles, tout doit être encadré, contrôlé et recevoir toutes les autorisations officielles. 

La lourdeur administrative triomphe de l’intérêt général

Ces quelques exemples, qui s’ajoutent à ceux que nous avons déjà donnés la semaine dernière, montrent de façon pragmatique que la gestion de crise n’est pas dévastée par un manque de moyens, mais plutôt par un excès de moyens bureaucratiques.

C’est tout le problème du service public aujourd’hui : il est très éloigné de l’intérêt général. Il se préoccupe de procédures, de dilution des responsabilités dans des circuits de décision interminables. Il ne s’intéresse plus à l’intérêt général. Le service public ne sert plus le public, il se protège du public. 

L’urgence n’est pas d’ajouter des moyens au service public, mais plutôt de diminuer la couche de procédures lourdes, rigides, qui entravent l’agilité nécessaire des services de l’État. Pour y parvenir, il faut sabrer dans les effectifs des bureaux et réorienter les moyens vers les services opérationnels. 

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