Céréales ou biodiversité ? Les Verts allemands résistent à la Commission européenne sur le front de la sécurité alimentaire <!-- --> | Atlantico.fr
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Les leaders écologistes allemands Annalena Baerbock et Robert Habeck.
Les leaders écologistes allemands Annalena Baerbock et Robert Habeck.
©Ina FASSBENDER / AFP

Alimentation

Alarmée par la perspective d'une pénurie alimentaire mondiale suite au conflit en Ukraine, l'UE veut faire en sorte qu'un maximum de terres en Europe soient consacrées aux céréales, même au détriment de la biodiversité. Le nouveau gouvernement de Berlin s'y oppose.

Philippe  Stoop

Philippe Stoop

Philippe Stoop est membre correspondant de l’Académie d’Agriculture de France, où il intervient sur l’évaluation des effets sanitaires et environnementaux de l’agriculture. 

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Atlantico : Suite au conflit russo-ukrainien, le risque de pénuries alimentaires commence à se faire sentir dans de nombreuses parties du globe. Afin que l’Union européenne soit le moins touchée possible, ses dirigeants souhaitent mettre le plus grand nombre de terres possibles aux céréales, mais un pays semble repousser cette proposition : l’Allemagne. Pourquoi les verts allemands résistent-ils à la Commission européenne ? Que proposent-ils ? 

Philippe Stoop : Il faut d’abord rappeler que la remise en culture des jachères, décidée récemment par l’UE, n’a pas seulement pour but de diminuer l’impact de la crise ukrainienne en Europe. C’est une mesure destinée à atténuer la flambée mondiale des prix des céréales, qui va toucher avant tout les pays les plus dépendants des importations russes ou ukrainiennes, c’est-à-dire l’Afrique et le Proche-Orient. Elle s’inscrit dans un effort collectif mondial pour soutenir la sécurité alimentaire globale, et affaiblir la puissance de l’arme alimentaire brandie par la  Russie pour limiter les sanctions économiques à son égard. 

Dans ce contexte, il a été décidé que les agriculteurs européens peuvent remettre en culture 4% de la surface agricole, qui auraient normalement dû être laissés en jachères non productives, qui constituent des réserves de biodiversité pour la faune et la flore des milieux agricoles. Cela contrevientaux objectifs de la politique agricole Farm to Fork (F2F), définie en 2020, qui prévoyait au contraire une augmentation des Surfaces non productives d’Intérêt Ecologique (SIE), et une baisse des rendements induite par une forte réduction des intrants autorisés (- 20% pour les engrais, - 50% pour les pesticides). 

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Pour sa part, le Ministère allemand de l’Agriculture a annoncé qu’il ne fera pas usage cette année de cette autorisation de remettre les jachères en cultures, en raison de l’impact supposé de cette mesure pour la biodiversité. A terme, il n’envisage que d’autoriser la remise en culture pour la production de fourrages, qui permettent de conserver une biodiversité plus importante que les cultures utilisées pour l’alimentation humaine. 

Les dommages écologiques liés à la remise en culture de ces jachères sont-ils réels ?

Bien sûr, la biodiversité d’une jachère est nettement plus élevée que celle d’une parcelle en production. Mais il faut rappeler qu’il s’agit d’une mesure provisoire, destinée à répondre à l’urgence. Elle ne concerne en théorie que 4% de la surface agricole, en pratique sans doute moins, car la mesure a été prise trop tard pour permettre des changements majeurs d’utilisation des terres dès ce printemps. Par ailleurs, les études sur la biodiversité dans les espaces agricoles montrent que l’hétérogénéité des paysages agricoles (imbrication des bois et espaces agricoles non productifs comme les haies et bandes enherbées, variété des cultures), sont plus importants pour la biodiversité que la surface des jachères. Les effets sur la biodiversité seront donc modérés et éphémères, puisqu’il s’agit d’une mesure temporaire. 

En fait, maintenant qu’il est clair que la guerre en Ukraine va durer, et que la Russie a bien décidé d’utiliser l’arme alimentaire, le véritable enjeu est de savoir ce que l’UE va faire à long terme de sa politique F2F, dans ce nouveau contexte géopolitique. Dans son état actuel, la Commission Européenne avait estimé que cette politique entrainerait une baisse de production de 15% des céréales et oléagineux. Une estimation très optimiste, les prévisions des milieux professionnels agricoles et du Département de l’Agriculture américain tablant plutôt sur -20 à -30%. C’était déjà inquiétant avant la guerre, mais maintenir ce cap parait maintenant complètement irresponsable. Pourtant, la position de principe du Ministère de l’Agriculture allemand montre qu’il entend bien rester droit dans ses bottes F2F, malgré le changement radical du contexte de la sécurité alimentaire mondiale. 

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La décision de Berlin prouve-t-elle que les Verts ont une influence grandissante sur les décisions du gouvernement allemand ?

Pas forcément, car cela fait déjà plusieurs années que le Ministère de l’Agriculture allemand est confié aux Grünen (le Ministre actuel et sa Secrétaire d’Etat sont tous deux issus de ce parti). Cela que cela confirme, et c’est inquiétant, c’est que les Verts allemands, comme la majeure partie des partis écologistes européens, restent résolument sur la ligne de l’écologie localiste des années 70/80, centrée sur la réduction des pollutions et nuisances locales. Dans le domaine agricole, cela se traduit par la croyance que limiter les intrants et les rendements des cultures réduit comme par magie l’impact environnemental de l’agriculture. C’est bien sûr vrai quand on ne voit pas plus loin que le bout de la parcelle, mais pas forcément quand on raisonne au niveau global, et en faisant le bilan des impacts environnementaux de notre alimentation, et non de l’agriculture. C’est tout le bouleversement qu’ont entrainé à partir des années 90 les travaux du GIEC sur le changement climatique, et les études sur le déclin mondial de la biodiversité. Les écologistes citent régulièrement ces travaux pour clamer l’urgence d’agir, mais en oubliant d’en tirer les conséquences :

- Quand on fait des Analyses de Cycle de Vie (ACV) sur les émissions de Gaz à Effet de Serre nécessaires pour la production de nos aliments, selon la méthode recommandée par le GIEC, on constate le plus souvent que les modes de production conventionnels (donc à haut rendement, et utilisant quand nécessaire des intrants de synthèse) ont généralement un impact moindre sur le réchauffement climatique que les produits des agricultures plus extensives ou bio.

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- Pour la biodiversité, les études sur le thème du « land sharing vs land sparing » montrent aussi que, pour une production agricole donnée, les systèmes conventionnels intensifs sont plus favorables à la majorité des espèces, en raison de la plus grande place qu’ils permettent de réserver aux espaces naturels et aux espaces agricoles non productifs (par exemple les jachères auxquels les écologistes allemands semblent si attachés).

La vision globale de l’écologie scientifique, qui s’est développée pendant les trente dernières années, aurait donc dû entrainer un changement de paradigme complet de l’écologie politique. Mais cette prise de conscience se fait attendre, en particulier pour l’agriculture. Dans le domaine de l’énergie, certains Grünen allemands ont commencé à admettre que, si la priorité absolue est à la réduction de l’effet de serre, il devaient peut-être réviser un peu leur vision de l’énergie nucléaire. Mais dans le domaine de l’agriculture, on ne sent encore aucune remise en cause du même ordre. D’où l’acharnement à défendre une politique F2F, qui, dans son état actuel, continue àprétendre lutter contre le changement climatique, tout en promouvant l’agriculture bio dont le bilan carbone est médiocre, et qui par son mélange détonnant de réduction des surfaces agricoles et de réduction des rendements, peut certes prétendre améliorer la biodiversité européenne… mais en encourageant les « exportations de déforestation », ou en tout cas le transfert de notre empreinte alimentaire sur d’autres pays !

A ces arguments pourtant évidents, les écologistes opposent des scenarios prospectifs, comme le scenario TYFA développé par l’IDDRI, qui affirme que l’Europe pourrait être auto-suffisante, et même maintenir des exportations de céréales pour contribuer à la sécurité alimentaire mondiale, avec une agriculture 100% bio, ou tout au moins sans intrant de synthèse. C’est vrai… mais c’est oublier :

- Qu’il s’agit d’un scenario à l’horizon 2050

- Qu’il repose sur des hypothèses agronomiques très optimistes (avec en particulier des écarts de rendement entre le bio et l’agriculture conventionnelle très inférieurs à la situation actuelle)

- Et surtout qu’il suppose un changement drastique de notre alimentation (baisse de 60% de la consommation de volailles et de porc), et entrainerait une augmentation considérable du coût de notre alimentation (augmentation qui serait encore aggravée par la situation politique). Ce nécessaire changement de notre régime alimentaire sera encore plus difficile à obtenir, si l’on s’obstine à imposer des réductions de rendement qui aggraveront le renchérissement des prix alimentaires, cela sans bénéfice environnemental pour le climat ou la biodiversité. Plutôt que d’imposer des réductions drastiques et non raisonnées d’intrants, comme le prévoit F2F, il serait donc préférable, pour l’environnement comme pour les citoyens, d’opter pour une agriculture « écologiquement intensive », qui mobilise tous les leviers agroécologiques majeurs (techniques de conservation des sols, restauration de l’hétérogénéité des paysages) tout en préservant les niveaux de rendement actuels, pour ne pas aggraver la crise alimentaire mondiale qui se profile.

L’obstination de l’Europe à amputer son potentiel de production agricole, en pénalisant ainsi sa souveraineté alimentaire, devient de moins en moins compréhensible pour le reste du monde. Rappelons qu’il y a quelques jours, les membres du G7 (dont trois font partie de l’UE) ont critiqué l’Inde pour avoir renoncé à exporter 10 millions de tonnes de blé, suite à la canicule terrible qui l’a frappée en avril, et a fait chuter ses prévisions de récolte.

Cet épisode peu glorieux donne la mesure de l’indécence de la situation : on reproche à l’Inde, dont l’autosuffisance en céréales est récente et fragile, de conserver son blé pour sa population, alors que l’UE, une des régions du monde où l’impact du changement climatique sur l’agriculture est le plus modéré, s’accroche bec et ongles à une politique qui programme le déclin de sa propre production de céréales ! Cela pour des motifs purement idéologiques,en contradiction totale avec les avancées de l’écologie scientifique.

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