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Ce que l’intifada des couteaux révèle de la véritable nature du conflit entre Israéliens et Palestiniens
©Reuters

Chacun pour soi, Dieu pour tous

L'intifada des couteaux fait rage à Jérusalem. Cette énième résurgence du vieux conflit israélo-palestinien porte en réalité sur le coeur même de l'opposition entre les deux peuples : la question des lieux saints.

Stéphane Amar

Stéphane Amar

Stéphane Amar est journaliste-producteur, installé à Jérusalem depuis 2003. Il est aussi l’auteur de l’ouvrage Les meilleurs ennemis du monde (Editions Denoël, 2008).

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Gilles-William Goldnadel

Gilles-William Goldnadel

Gilles-William Goldnadel est avocat et essayiste. Il a notamment écrit en 2024 "Journal de guerre : C'est l'Occident qu'on assassine" (éditions Fayard) et en 2021 "Manuel de résistance au fascisme d'extrême-gauche" (Les Nouvelles éditions de Passy). 

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Les tensions autour de l'Esplanade des mosquées à Jérusalem sont à l'origine de cette nouvelle intifada. Par ailleurs, six pays musulmans (l'Algérie, l'Egypte, le Koweït, le Maroc, la Tunisie et les Emirats arabes unis) ont déposé dernièrement une résolution à l'UNESCO pour rattacher le Mur des lamentations à la mosquée Al Aqsar, une manière de la rendre de fait intégralement musulmane. Cela aurait pour conséquence de supprimer un symbole religieux et historique juif majeur de Jérusalem, donc d'atteindre la légitimité de la présence du peuple juif sur cette terre.

Atlantico : La contestation ne porte plus sur des questions territoriales ou de développement économique mais sur les symboles religieux. Le fondement religieux sur lequel repose cette nouvelle intifada ne la rend-t-elle pas différente des autres ? Ne sommes-nous pas en train de voir le conflit atteindre l'os de ce qui oppose Israéliens et Palestiniens ?

Stéphane Amar : En réalité,  la dimension religieuse est centrale depuis le début du conflit israélo-palestinien, il y a près d’un siècle. Les grandes émeutes de 1929 débutent en contrebas de l’Esplanade. Les Arabes reprochaient aux Juifs d’avoir placé une séparation entre les hommes et les femmes au Mur des Lamentations. Plus tard, en 1948, l’une des principales milices du camp palestinien s’appelait “Jaysh al-Jihad al-Muqaddas (Armée de la Guerre-sainte). Récemment, Yasser Arafat ne cessait d’invoquer le Jihad pour motiver ses troupes. Aujourd’hui le Hamas, qui est un mouvement d’essence purement religieuse (c’est une émanation des Frères musulmans égyptiens), est sans doute le représentant le plus légitime du peuple palestinien. Il a remporté haut la main les seules élections démocratiques palestiniennes - celle de 2006 – et conserve une authentique popularité autant à Gaza qu’en Cisjordanie.

La nouveauté avec ce soulèvement, c’est que la lutte pour al-Aksa a supplanté toutes les autres revendications. Je viens de passer un mois au contact des jeunes émeutiers palestiniens et des familles d’auteurs d’attentats anti-israéliens. A aucun moment je n’ai entendu parler d’Etat palestinien, de colonisation ou de retour des réfugiés. La défense de la mosquée al-Aksa demeure la seule et unique cause. La majorité de la classe politique israélienne a longtemps refusé d’admettre cette dimension religieuse. Mais aujourd’hui c’est flagrant.

Du côté juif, la lutte pour le Mont du Temple est bien sûr marginale. Elle ne concerne qu’une poignée d’activistes issus dans leur immense majorité de la mouvance sioniste religieuse. Mais leur influence est réelle car ils ont réussi à intégrer des rouages clefs du pouvoir comme le Likoud ou la commission des affaires intérieures à la Knesset. Et même si peu d’Israéliens en sont conscients, l’idéal de reconstruction du troisième Temple traverse toute l’histoire juive depuis 2000 ans. Il est même présent chez Herzl, le fondateur du sionisme moderne. Dans son roman utopique “Alteneuland”, il décrit un Temple rebâti et reprend la vision messianique d’une Jérusalem réconciliant les nations du monde. Une sorte d’ONU spirituelle. 

Alexandre del Valle : On est effectivement sur l'os du conflit israélo-palestinien qui est devenu de plus en plus religieux. Cependant ce n'est pas nouveau : cela date de la seconde intifada - dite Al-Aqsa - en 2000. Les islamistes et les nationalistes palestiniens ont été très habiles : ils ont mis du religieux dans le conflit. La première intifada de 1987, c'était un nationalisme palestinien contre un nationalisme israélien. A partir de 2000, les islamistes d'un côté et les nationalistes palestiniens de l'autre ont tous utilisé le registre religieux. Ils se sont dit qu'en mettant en avant le caractère islamiste "lieux saint" de Jérusalem, ils allaient couper l'herbe sous le pied de leurs ennemis juifs puisque la légitimité même du sionisme c'est le retour à Jérusalem. C'est le retour à une terre mentionnée dans la Bible et principal lieu saint du Judaïsme. Certes, les premiers sionistes étaient laïcs, mais c'est à partir d'une tradition transmise par la Bible que les Juifs voulaient revenir à cet endroit-là. Pour le peuple juif, Jérusalem est donc la capitale, religieuse et politique, donc un symbole géopolitique absolu et central. Si la seule grande capitale du monde juif, c'est Jérusalem, et que Jérusalem est islamisée par un milliard trois-cent mille musulmans qui de plus en plus croient que c'est le « troisième lieu saint de l'islam », c'est une manière d'attenter à l'identité même du peuple juif et à son mythe fondateur central. Faire de la ville sainte juive une ville sainte musulmane est une façon de détruire les Juifs de manière symbolique. C'est une guerre des représentations. C'est très habile de la part des islamistes et redoutablement efficace. Ainsi, depuis l'an 2000, de nombreuses personnes sur terre, y compris de nombreux non-musulmans (à l'ONU, à l’UNESCO, en Afrique, en Asie et bien sûr dans l’Union européenne, qui condamne plus Israël que la Corée du Nord ou l’Arabie saoudite pourtant dictatures criminelles, etc.) pensent que les Juifs n'ont rien à faire dans le « troisième lieu saint de l'islam », alors qu'en fait le Coran ne mentionne pas cette ville comme 3ème lieux saint de l’islam et qu’il s'agit sans aucun doute possible du premier et principal lieu saint du judaïsme. En réalité, dans le Coran il n'y a que deux lieux saints : la Mecque et Médine (haramain). Mais le monde entier commence à croire qu'il y en a un troisième, voire un quatrième avec Hébron, voire un cinquième avec Bethléem….  Les islamistes ont donc gagné une guerre de représentation en parvenant à capter et islamiser les lieux saints des juifs et des chrétiens, notamment celui le plus central de Jérusalem.

Gilles-William Goldnadel : Si l'on veut essayer de comprendre la dernière séquence de ces événements tragiques, il faut séparer deux explications qui d'une certaine manière se rejoignent. Ceux qui agressent des juifs au couteau à Jérusalem, à Tel Aviv ou même ailleurs, ne sont pas très différents de l'EI, de Coulibaly, de Kouachi ou d'islamistes qui décapitent au Moyen Orient, en Syrie ou en Irak. Par quel miracle voulez-vous que l'on ne subisse pas la folie islamiste en Palestine ? Dans cette dernière séquence, la radicalité palestinienne rejoint la radicalité islamiste au Machrek mais également en Europe d'une certaine manière. De ce point de vue-là malheureusement on ne peut pas faire de différence. Mais à côté de cela il y a une plus-value exceptionnelle qui est la donne palestinienne. Le nationalisme arabe palestinien a définitivement cédé la place à l'islamisme palestinien. Il a toujours été mâtiné d'islamisme mais il avait toujours une substance panarabe. Le panarabisme a quitté la scène politique aujourd'hui. Il ne reste que la donne islamo-palestinienne. C'est pourquoi il y a le Hamas et des mouvements à Gaza et un Mahmoud Abbas qui utilise la phraséologie islamiste pour survivre. Peu avant l'arrivée de tous ces crimes au couteau, il y a eu en septembre un discours de Mahmoud Abbas sanctifiant le sang des martyres sur l'esplanade des mosquées-Mont du temple. C'est ce discours-là qui touche les jeunes arabes palestiniens. Il prend racine sur le vieux fantasme arabe de Palestine qui date de plusieurs siècles selon lequel les infidèles, les juifs et les mécréants veulent chasser les musulmans de leurs mosquées. Il est utilisé à l'encontre des religieux juifs qui considèrent qu'ils ont le droit de prier sur le mont du temple. Jusqu'à présent nous étions épargnés par cette problématique puisque les rabbins considéraient que l'on n'avait pas le droit d'aller prier sur le mont du temple de peur de souiller le saint des saints. Certains rabbins à présent considèrent qu'on peut aller prier sur ce lieu. Les religieux notamment sionistes considèrent à présent qu'il n'y a aucune raison pour laquelle les musulmans auraient le droit de s'y rendre et pas les juifs. Ce raisonnement n'est pas en soi critiquable mais est politiquement très inflammable. Les extrémistes ainsi qu'une large partie des palestiniens considèrent à présent qu'il y a un danger. C'est la raison pour laquelle Benjamin Netanyahou est très attaché au maintien du statu quo. Tout ceci explique l'irrédentisme d'un nationalisme arabe de Palestine qui a longtemps puisé sa radicalité sur dans la religion. Il y a donc une double raison de ne pas arriver à la paix avec les juifs. Il y a la raison politique puisque la Palestine est une terre arabe. Il y a la raison religieuse, puisque c'est une terre d'Islam. Il n'est pas question de céder un pouce du Dar-al islam du monde musulman.

Partisan d'un partage de la terre dans le cadre d'un compromis historique, je considère que le refus des arabes de Palestine d'un règlement définitif s'explique par des raisons nationalistes mais également fondamentalement religieuses. Qu'il s'agisse d'Arafat ou de Mahmoud Abbas, il ne suffit pas de leur céder la quasi-totalité des territoires conquis après 1967. La problématique autour de Jérusalem sera très difficilement résolue. Le plus difficile sera de résoudre la question de la reconnaissance d'une souveraineté politique juive sur une partie seulement de la Palestine sacrée sur le plan national et religieux.

Le Premier ministre israélien a récemment expliqué que le grand mufti de Jérusalem était à l'origine de la solution finale mise en œuvre par Adolf Hitler. Le discours israélien n'est-il pas aussi en train se déplacer sur le terrain de la négation de la légitimité même de l'autre camp ?

Alexandre del Valle : Absolument. On voit bien que dans cette guerre des représentations ou psycho-informationnelle, qu’il ne suffit pas de détenir des armes, qu’il s’agisse de missiles, de fusils, de chars, de roquettes ou même de couteaux depuis quelques jours (cf nouvelle « Intifada des couteaux »). Les symboles sacrés, les « noyau-durs sémantiques » comptent énormément car ils visent à légitimer un camp aux yeux du monde et à discréditer l’autre. Ainsi, d'un côté les islamistes et les propagandistes pro-palestiniens veulent faire croire que les lieux saints du judaïsme ne le sont pas, que ce sont des lieux saints musulmans (alors qu'ils existaient bien avant l'islam), de l'autre côté, étant donné qu'il est attaqué par une guerre des représentations extrêmement efficace, le camp israélien ressort lui aussi une artillerie lourde informationnelle et historique, un fait qui n’est d’ailleurs pas faux, mais que Netanyahou n’a fait qu’exagérer dans son ampleur : le Grand mufti de Jérusalem Amine al-Husseini, grand complice d’Hitler et chef du premier nationalisme islamiste palestinien et panarabe, a bien été condamné au tribunal antinazi de Nuremberg avec les grands criminels nazis et reconnu alors comme coupable et impliqué dans la Shoah. En sa qualité de leader de la Palestine et de l'islamisme mondial renaissant, à l'époque, il a énormément poussé Hitler à adopter la Solution finale car il conditionnait l’alliance entre Hitler et les forces arabes et musulmanes nazies au refus de toute expulsion des juifs du Reich qu’il craignait voir atterrir en Palestine, d’où son implication dans la solution finale totale et donc de l’extermination des juifs dans les terres du Reich. Cependant, je ne suis pas d'accord avec Netanyahou dans sa déresponsabilisation du Reich, car Hitler et les siens  y avaient pensé aussi, avant même que le Mufti contribue à faire pencher la balance au moment où il y avait un débat chez les nazis entre ceux qui voulaient expulser tous les Juifs d’Allemagne et du Reich et ceux qui voulaient les tuer massivement sur place pour les empêcher de reconstituer une nation en Israël ou ailleurs. Mais c’est un fait historique que le grand mufti a beaucoup essayé de convaincre ceux qui étaient pour une « simple » expulsion massive et non une extermination. Le Grand Mufti ne voulait en aucun cas voir débarquer les Juifs d’Europe massivement expulsés et spoliés en Palestine. La déclaration de Netanyahou intervient par conséquent dans le contexte actuel d’une logique de surenchère dans cette guerre des représentations, étape non militaire de la guerre, mais phase centrale car toute guerre se gagne et se prépare d’abord dans les consciences avant d’être gagnée dans les champs de bataille. La guerre des représentations consiste toujours à utiliser les symboles les plus denses et mobilisateurs (« trous noirs sémantiques ») du camp que l'on essaye de convaincre. On va donc dans le sens des certitudes, des émotions, de ce qui émeut et transporte le plus. Or ce qui mobilise les troupes chez les masses arabo-musulmanes de plus en plus islamisées depuis quelques décennies, c'est incontestablement le religieux.  Les leaders palestiniens disent "ils sont en train de souiller nos femmes, de persécuter nos enfants et surtout de prendre nos villes saintes et de profaner nos Lieux Saints donc Mahomet et Dieu eux-mêmes", ce à quoi Netanyahou répond en jouant sur la corde la plus sensible pour le peuple juif et plus largement pour l'Occident : les douleurs de la Seconde guerre mondiale. Quand Netanyahou évoque le rôle du grand mufti dans la Shoah, il s'adresse à l'Occident et à son peuple, pas aux Palestiniens qui voient cela, à juste titre, comme une affaire européenne, et utilise l’arme redoutable de la diabolisation par la reductio ad Hitlerum : Palestiniens=Nazis. C'est de "l'artillerie lourde" pour frapper l'opinion occidentale : entendre dire que l'idole des Palestiniens jusqu'à aujourd'hui, le grand mufti de Jérusalem, grand-oncle de Yasser Arafat, dont beaucoup de gens portent le nom en Palestine, a été à l'origine de la Shoah, c'est un coup destiné à abîmer la légitimité de la cause palestinienne.  Dans le camp d’en face, on utilise aussi cette arme de la reductio ad hitlerum pour sensibilise les masses occidentales en traitant constamment Israël, les sionistes et le peuple juif de Nazis-fascistes. C’est d’ailleurs tout le cœur de la propagande d’extrême-gauche, révisionniste puis palestinienne à l’œuvre dans nos médias. Et cela cause de sérieux dégâts à Israël qui est aujourd’hui plus que les pires dictatures du monde l’Etat le plus condamné aux Nations Unies et dans l’Union européenne… 

Stéphane Amar : Je ne suis pas un spécialiste de la Shoah mais il me semble que les déclarations de Netanyahou ne reposent sur aucun fondement historique sérieux. Si une bonne partie du monde arabo-musulman de l’époque avait une sympathie indéniable pour les puissances de l’Axe et que le Grand Mufti était un antisémite assumé, je ne pense pas que cela ait eu la moindre influence sur l’application de la solution finale. En fait c’est un débat qui n’éclaire en rien la solution actuelle.

Ces déclarations surprenantes montrent en revanche que les Israéliens assimilent les attentats contre des civils à une volonté génocidaire. Pour aller vite, ils se disent : ” S’ils en avaient les moyens, ils nous tueraient tous”. Ce sentiment est accentué par la quasi-absence de condamnations de la part des autorités palestiniennes. Au contraire, le Hamas comme l’Autorité palestinienne couvrent d’honneurs les auteurs d’attentats.

En ce qui concerne la négation de la légitimité palestinienne, là encore il n’y a rien de nouveau. Les Israéliens n’ont jamais réellement considéré les Palestiniens comme un peuple à part entière. Pour des raisons de sécurité et de démographie, ils sont globalement favorables à ce qu’ils accèdent à une autonomie politique limitée. C’est le sens du fameux discours de Netanyahou à Bar Ilan en 2009. Il leur a proposé un Etat palestinien démilitarisée, sans diplomatie, sans contrôle des frontières ni de l’espace aérien ou du champ électromagnétique. Autrement dit : pas un Etat mais une autonomie municipale élargie comme elle est pratiquée par l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. 

Gilles-William Goldandel : Ce qui est intéressant dans cette affaire c'est la polémique suscitée. Il n'y a rien de nouveau dans tout cela. L'adjoint d'Adolph Eichmann a indiqué au procès de Nuremberg que le mufti de Jérusalem avait insisté auprès d'Hitler sur l'anéantissement total des juifs pour les empêcher de partir en Palestine. Je ne pense pas évidemment que Benjamin Netanyahou ait voulu dire que la pensée d'exterminer les juifs était venue des imprécations de Mr. Husseini. Adolph Hitler a toujours nourri le projet d'exterminer le peuple juif. Entre le désir et la réalisation il y a un fossé très important. La conversation entre Hitler et Husseini date de 1941. Il y avait déjà eu beaucoup de juifs assassinés. Mais c'est en 1942 que la décision a été prise de passer à une phase définitive et industrielle. Il n'y a rien de nouveau dans cette histoire-là. Faire dire ou penser à Netanyahou ce qu'il n'a pas dit ou pensé révèle quelque chose sur le débat. On attache une extrême importance à des propos de Netanyahu sur le passé mais par un curieux hasard les déclarations bien plus graves des dirigeants arabes de Palestine sont passées sous silence, à commencer par ceux du Chef de l'autorité palestinienne lui-même. Il faudrait que l'on m'explique pourquoi les propos de Mahmoud Abbas qui datent du mois de septembre dans lesquels il sanctifie les martyrs donnant leur sang pour les mosquées sont passés sous silence. Bizarrement aucune polémique là-dessus dans la presse internationale en général et dans la presse française en particulier. Cela veut dire que lorsque les arabes parlent, ça n'a aucune importance. Est-ce une manière de les infantiliser ? En tout cas il y a dans ce double standard un des ingrédients extrêmement importants de la crise d'aujourd'hui. Si l'on n'arrive même pas à voir la dimension raciste des actes d'agression au couteau des Palestiniens qui se dirigent même sur des enfants juifs, pourquoi les arabes de Palestine devraient ils modérer leurs propos et les actes qui les accompagnent ? Poser la question c'est un peu y répondre. 

Quelles différences peut-il y avoir dans la manière dont chaque camp mène cette guerre des représentations ou des légitimités ? Juifs et Musulmans combattent-ils la légitimité de leurs adversaires de la même manière ?

Stéphane Amar : Il y une asymétrie radicale entre les représentations palestiniennes et israéliennes.

Pour les Palestiniens, le sionisme constitue l’ultime avatar de la colonisation européenne. Et ils sont convaincus que tôt ou tard cet épisode colonial prendra fin. Un ami journaliste israélien a récemment passé deux semaines en Australie en compagnie de l’équipe de football de Palestine. Il a sympathisé avec de nombreux joueurs. Tous savaient qu’il était juif et né en Israël. Et tous lui ont dit : “T’es un mec génial mais il faut que tu retournes dans ton pays, en Pologne”. Pour beaucoup de Palestiniens, y compris et surtout parmi la jeune génération, le sionisme est une escroquerie destinée à leur voler leur terre. Ils considèrent que le judaïsme est une religion et non une identité nationale (tout comme les ultra-orthodoxes juifs d’ailleurs).  En outre, ils constatent que les négociations n’ont jamais mené à rien et savent qu’Israël ne cédera jamais  sur Jérusalem ou sur les réfugiés contrairement à ce que laissent entendre les professionnels israéliens du processus de paix.  

Les Israéliens de leur côté considèrent que le recours à la violence contre les civils – que ce soit avec les roquettes du Hamas ou les couteaux des jeunes de Cisjordanie et de Jérusalem – disqualifie le mouvement national palestinien. Sur ce point, il y a une sorte d’union sacrée entre la gauche et la droite malgré quelques voix dissonantes. En ce moment le discours officiel israélien insiste beaucoup sur l’incitation à la violence, omniprésente sur Internet. Comme pour dire : “comment pouvons-nous faire la paix avec un peuple qui éduque ainsi ses enfants ?”. Sur le plan sécuritaire, les tenants de la manière forte ont beau jeu d’affirmer qu’à chaque fois qu’Israël s’est retiré d’un territoire, la situation a empiré : processus d’Oslo, sud-Liban, Gaza. La position du gouvernement actuel pourrait se résumer à la manière de Clermont-Tonnerre : “donnons-leur tout en tant qu’individus, rien en tant que nation”.  

Gilles-William Goldnadel : Il faut rappeler que les intellectuels en France considèrent que les Juifs doivent quitter séance tenante les territoires contestés, quand bien même deviendraient-ils indépendants et arabe. Au nom de quoi ? Un Juif a une présence aussi légitime en Judée qu'un Algérien à la Goutte d'or. Il y a un paradoxe dans le fait que les même personnes qui acceptent qu'un nombre important d'étrangers puissent résider en Europe refusent aux Juifs le droit de rester en Judée. Pourquoi les Arabes doivent ils modérer leur radicalité si celle-ci est entérinée en Occident ? En dehors des intellectuels juifs qui s'expriment en France, je ne vois pas beaucoup de grandes voix en Europe qui se sont exprimées au moins sur les attaques au couteau que subissent les Juifs.

Alexandre Del Valle : La différence c'est que les Israéliens, même s'il y a beaucoup de mouvements ultra-religieux qui font pression, ne mettent pas trop en avant des symboliques religieux pour sensibiliser l’opinion publique européenne, américaine et mondiale trop sécularisée. Les hommes politiques israéliens essaient surtout d'apparaître comme un Etat occidental, relativement sécularisé et démocratique, comme le contraire d’une théocratie, bien que l’Etat israélien soit en fait un Etat juif. Ils essaient d'éviter de mettre en avant une légitimité trop ostensiblement religieuse qui leur ferait perdre le soutien des pays occidentaux dont les systèmes politiques sont fondés sur la rupture entre le religieux et le politique. Leur rhétorique va plutôt consister à nazifier les Palestiniens, à parler de criminels, de terroristes (mekhabelim). Seuls des groupes religieux ultra-orthodoxes juifs très minoritaires vont concentrer leurs attaques représentationnelles envers les Palestiniens en les accusant de violer les symboles religieux juifs et d’avoir construit les lieux de culte musulmans palestiniens sur le cœur des lieux saints du judaïsme (Qotel, Esplanade du mont du Temple islamisé sous le nom d’Esplanade des mosquées). En revanche depuis les années 2000, tous les leaders palestiniens exceptés quelques vieux communistes arriérés, mais même ceux qui étaient jadis plutôt laïcs autour de Yasser Arafat, tous se sont ré-islamisés et ont islamisé leurs discours, leurs symboles et leur guerre des représentations. Ils sont dans une démarche de ce que j'appelle une "religiosisation" du conflit qui le de ce fait rend insoluble et qui a permis de faire de cette petite cause, de ce petit conflit, une cause portée potentiellement par un milliard de musulmans. C'est une différence notable entre les deux camps. L'objectif est pour les Palestiniens moins fort sur le terrain militaire de sensibiliser l'intégralité du monde musulman au conflit avec de gagner un appui au niveau mondial pour compenser leur faiblesse. Beaucoup de musulmans indonésiens ou africains n'avaient jadis absolument aucune idée de ce conflit du Proche-Orient tant que les Palestiniens se battaient en tant que nation simplement palestinienne pour une cause très localisée et sécularisée. Depuis que l'on présente cette cause comme la cause des musulmans par excellence, l'attention et l'appui sont mondiaux et Israël n’a jamais été aussi isolé.

Rhétorique occidentale sécularisée d'un côté, rhétorique religieuse et théocratique de l'autre qui a pour objectif de présenter la cause palestinienne comme une cause civilisationnelle, pour mobilier l'intégralité de la civilisation musulmane. On est donc passé d’un conflit local aux implications régionales à un conflit civilisationnel aux implications mondiales et globales…

Qu'est-ce que ce glissement d'une guerre territoriale entre deux nations vers une guerre des représentations et des symboles religieux autour de la question de l'Esplanade des mosquées (ou Mont du Temple) laisse-t-il présager de l'issue du conflit ?  

Stéphane Amar : Personne ne peut répondre à cette question. Le pire n’est jamais certain et le passé a montré que les guerres entre “laïcs” étaient au moins aussi meurtrières que les conflits religieux. L’essentiel selon moi, c’est que les dirigeants israéliens prennent la mesure de cette dimension religieuse afin d’engager un dialogue authentique avec les Palestiniens. Ils doivent entendre le narratif palestinien et y apporter des réponses adéquates. Peut-être faudra-t-il associer à de prochaines négociations des religieux qui soulèveront les questions fondamentales qui sous-tendent ce conflit. 

Gilles-William Goldandel : J'aurais aimé qu'un président américain puisse tordre avec vigueur et équité le bras arabe et le bras juif. Il aurait fallu montrer au dirigeant israélien de son pays qu'il ne pouvait pas faire ce qu'il veut. J'ai trouvé que c'était une maladresse politique que de considérer que des juifs religieux manifestent leur désir de revenir prier sur l'esplanade, même si je le comprends moralement. Cela allait forcément poser des problèmes pour des raisons politiques et religieuses, et donner un prétexte à la partie palestinienne. Il aurait fallu l'intervention d'une partie extérieure qui puisse pousser au compromis historique. Obama a été calamiteux avec notamment un discours du Caire invraisemblable où il flattait les musulmans et se montrait très dur envers les Israéliens. A ce moment-là il fallait être dur avec les Arabes et dur avec les Juifs. Il est maintenant très tard. L'islamisme a mis le feu au Proche-Orient. Il y a beaucoup de Juifs dans les territoires contestés. Ils n'ont aucune confiance dans la partie adverse. Je suis très pessimiste pour la génération qui vient. Je n'ai aucune estime pour le mouvement nationaliste arabe de Palestine compte tenu de son irrédentisme, et de sa culture mortifère du terrorisme, alors que sur le fond, ils ont un bon dossier. Je n'ai aucune estime non plus pour les observateurs soi-disant impartiaux en Europe qui sont d'un esprit critique excessif en ce qui concerne la partie israélienne, et d'une indulgence symétrique pour la partie arabe. Cela s'explique non moins pour des raisons antisémites que par une xénophilie névrotique.

Alexandre del Valle : Ca ne laisse rien présager de bon. Quand on dit à quelqu'un "nous sommes deux camps, il y a deux peuples, on peut trouver un arrangement si vous nous rendez un fleuve, un territoire, le contrôle d'une terre où il y a de l'eau", etc, on peut encore s'arranger avec l’intermédiaire de grandes puissances tutélaires de chaque côté qui calment le jeu. Mais si l'autre est un diable absolu "nazi-terroriste-islamiste" à abattre pour les uns et un "génocideur de Palestiniens nazi-blasphémateur de lieux saints" pour les autres – les rôles pouvant être inversés car il y a des extrémistes religieux des deux côtés qui s'accusent de profanations – la discussion n'est plus possible et la haine et le conflit devient existentiel, total, illimité. Quand on est dans le religieux le plus absolu, et que l'autre est l’essence même du Mal qui vient « souiller notre religion », « profaner nos lieux saints » et « génocider notre peuple », la négociation devient impossible. Il n'y a donc rien de bon dans cette surenchère. Les uns se voyant nazifiés et les autres accusés de sacrilège, donc d’offenser Dieu lui-même. Dans les deux cas on est en train de rendre le conflit encore plus émotionnel et irrationnel que jamais. On est en train de fanatiser et émouvoir des millions de personnes supplémentaires, de faire croire qu'il s'agit d'une guerre entre le Bien et le Mal. Des deux côtés, les extrémistes vont être renforcés.

Ce qui fait le jeu de cette surenchère, c'est quelque chose que je dénonce depuis des années : la surmédiatisation de ce conflit. Il y a beaucoup de conflit dans le monde bien plus terribles et meurtriers mais dont on ne parle pas. Ce conflit est minime comparé à d'autres problèmes dans le monde musulman, avec les Berbères, les Kabyles, les Kurdes, les chrétiens du Sud Soudan, dont 1,5 millions génocidés par le régime militariste islamiste du Nord Soudan, sans oublier les Tibétains, les génocides au Rwanda, les guerres civiles ultra-meurtrières en cours en Centre-Afrique, au Mali, en Syrie, en Libye ou au Nigeria etc. On parle tellement d'Israël que les moindres incidents génèrent des tas de photos, de texte et de médiatisation. Or, si l’on surmédiatisait moins ce conflit toutefois très local et réduit, il y aurait moins de répercussions à travers le monde jusque dans nos banlieues. On l'a vu à Stockholm ou à Toulouse avec Mohammed Merah, il y a un mimétisme : plus on fait de bruit autour de ce conflit, plus il s'exporte, plus ceux qui font de la surenchère sont entendus et plus les psychopathes de Daech et autres islamistes radicaux parviennent à mobiliser des marginaux qui sont convaincus que le sionisme, les Juifs et Israël dominent le monde, génocident les Palestiniens, complotent contre l’islam et méritent d’être égorgés partout...

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