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Brexit : pourquoi nos démocraties ont (encore) bien besoin d'un nationalisme intelligent
©Reuters

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L'union fait la force, dit-on. Pour autant, la nation demeure une composante primordiale de la démocratie et le choix fait par les Britanniques, le 23 juin 2016, n'est en rien un recul à ce titre. Bien au contraire.

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Ce jeudi 23 juin, le Royaume-Uni a voté en faveur du Brexit en dépit de tous les avertissements et malgré les dangers d'un tel choix évoqués par les commentateurs du monde entier. Pour autant, le Royaume-Uni a-t-il tort de vouloir revenir à une forme de gouvernance plus nationale ? Est-il réellement possible d'instaurer des systèmes démocratiques multinationaux, alors que la nation ​reste l'échelon permettant la plus grande cohésion de la population ? A l'inverse, en quoi une organisation inter-gouvernementale, comme l'est le projet européen, pourrait être​, ou non, supérieure ?

Vincent Tournier : Faut-il donner du crédit aux discours catastrophistes qui ont accompagné le Brexit ? L’Angleterre va-t-elle tomber dans la ruine, elle qui est l’une des premières puissances économiques du monde ? On peut en douter. Quant à l’Union européenne, rien ne dit que la sortie du Royaume-Uni soit réellement une mauvaise chose pour elle. Les pro-Européens devraient même s’en réjouir puisqu’ils sont enfin débarrassés du trublion qui les empêchait d’avancer sur la voie de l’intégration, notamment sur les questions sociales. D’ailleurs, le Parti socialiste français est resté très silencieux pendant la campagne, ne publiant pratiquement aucun communiqué sur le Brexit.

Il reste que la démarche du Royaume-Uni est un camouflet pour la rhétorique européenne car elle met à mal l’un de ses mythes fondateurs, à savoir la nécessité de dépasser les nations et les souverainetés nationales. Le fait que le vilain petit canard soit l’Angleterre, pays qui a inventé la démocratie et les droits de l’homme, rend la situation encore plus embarrassante. De surcroît, les Anglais remettent à l’honneur un vieux principe démocratique que les élites européennes voudraient bien faire oublier : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Enfin, pour aggraver leur cas, les Anglais ont mis en place un processus exemplaire. On a ainsi vu un Premier ministre décider d’organiser un référendum sans y être obligé, en prenant un risque personnel considérable. Il a fait ce choix surprenant parce qu’il a constaté que l’opinion publique anglaise avait décroché, comme l’atteste la percée électorale de l’UKIP. Peu de pays européens peuvent se vanter d’être aussi réactifs. Ajoutons aussi que la campagne proprement dite a été remarquable. Certes, les propos ont été durs, le climat a été tendu, mais tous les points de vue ont pu s’exprimer, tous les arguments ont eu droit au chapitre, et ils ont été défendus par des ténors de la vie politique anglaise.

Un autre élément peut paraître secondaire mais ne l’est pas tant que ça : pour la consultation elle-même, la question qui a été posée aux Anglais a été formulée de façon neutre. Initialement, les Britanniques devaient en effet répondre par oui ou par non, mais cette formulation a été jugée déloyale par le camp du Brexit qui a fait valoir qu’il est plus difficile de faire campagne sur un argument négatif que sur un argument positif. Du coup, la formulation a été modifiée pour en tenir compte. Quand on songe qu’en France, il n’est pas possible d’avoir un consensus sur la question qui va être posée au référendum sur l’aéroport de Nantes, on ne peut qu’être admiratif devant ce sens du fair-play de nos voisins.

Restent les arguments de fond en faveur du Brexit. Ceux-ci ont été souvent caricaturés ou simplifiés. Certes, l’immigration a constitué un enjeu important, mais réduire ce débat à la "fermeture", voire à la "xénophobie" des Britanniques est assez méprisant à leur encontre,
eux qui comptent parmi les peuples les plus ouverts du monde. En vérité, l’enjeu est beaucoup plus profond. Il devrait d’ailleurs interpeller davantage la gauche européenne car il concerne directement la question sociale : il s’agit en effet de savoir si l’Etat-providence peut survivre à une forte immigration. C’est d’ailleurs sur ce point que David Cameron a tenté de négocier un accord en février dernier puisqu’il voulait obtenir que l’Union européenne accorde au Royaume-Uni un régime dérogatoire afin que les aides sociales destinées aux travailleurs européens ne soient versées qu’après 5 ans de résidence. C’est une mesure que les pro-Européens trouvent discriminatoire, mais elle paraît pourtant justifiée pour assurer la préservation de l’Etat-providence. D’ailleurs, la Cour de justice de l’Union européenne vient de rendre une décision qui va dans le sens du Royaume-Uni. Donc ce qui est en jeu, c’est bien la question de savoir ce que vont devenir les systèmes de protection sociale dans un monde de flux. L’Etat-providence peut-il survivre sans conserver une base nationale ? Cette question est très embarrassante pour la gauche. C’est bien la raison pour laquelle les travaillistes anglais sont restés assez discrets pendant la campagne.

Gilles Lipovetsky : Il est difficile d'avoir un point de vue surplombant le peuple souverain. C'est le cas du peuple du Royaume-Uni. Nous n'avons, à cet égard, aucune leçon à donner aux Britanniques. Le nationalisme qu'ils ont exprimé au travers du Brexit n'est pas agressif. Pas plus qu'il n'est despotique à l'encontre d'autres collectivités. C'est simplement le choix qu'ils ont fait et, au final, seule l'Histoire dira si c'était ou non une erreur. Il va de soi que si l'on se place dans une perspective européenne, ce jour est jour de tristesse. A l'inverse, s'il l'on se situe dans une perspective strictement liée au Royaume-Uni, il s'agit probablement d'une erreur : les risques que se déclenchent des mouvements de sortie, comme en Ecosse, sont réels. Ce n'est peut-être que la première salve.

Je ne pense pas que les Britanniques aient voté au nom du principe idéologique que peut être la souveraineté. J'ai le sentiment que ce vote est davantage dû à un certain nombre d'erreurs européennes – lesquelles ont évidemment accentué leur sentiment de ne plus être souverains – ainsi qu'à la pression de l'immigration. À titre personnel, elle peut être perçue comme un risque pour l'emploi et donc pour la situation privée de tout un chacun. Pour autant, je ne crois pas que le départ du Royaume-Uni causera un désastre absolu : certains pays scandinaves n'appartiennent pas à l'Union européenne et cela ne fait évidemment pas d'eux des peuples affaiblis ou "sous-développés".  Si l'on fait le choix de construire l'Europe, en dépit du fait qu'elle va mal et qu'elle cumule les erreurs depuis les pressions allemandes, le Brexit ne peut être perçu que comme une erreur. Ce genre d'analyse sous-entend que l'avenir est à la constitution d'une Europe puissante. Or, cette Europe se retrouve amputée de Londres, qui était un élément clef.

A bien des égards, Bruxelles n'a pas de légitimité démocratique. Les organismes de décision n'y sont pas élus et, par conséquent, ne prennent pas de décision fondée sur la souveraineté du peuple. Il ne s'agit pas, encore une fois, d'instances électives. De facto, quand on considère cet élément, on constate bien que le Brexit est tout sauf un recul de l'idée démocratique. Ce n'est absolument pas un fiasco ou un constat d'échec de la démocratique : c'est un recul, certes, mais de l'idée européenne. Une blessure dans son utopie. L'Europe était une Europe faite de nations souveraines. L'idéal consistait soit à tendre vers un Etat fédéral – nous n'y sommes pas parvenus – soit vers une confédération – dont nous sommes encore loin également. Il y a eu un mélange, en Europe, entre les nations souveraines et des instances européennes, extérieures, qui sont venues se greffer sur cette situation originelle. C'est à partir de là que commencent les maladresses. La vocation première de l'Europe, telle qu'annoncée depuis des décennies, c'est de protéger. Nous protéger contre la mondialisation, les mouvements de dévaluation, s'ériger en rempart contre les guerres. C'est tout l'objet de la communauté d'Adenauer telle que pensée après la guerre. Ces aspects-là ont réussi… Du reste, l'Europe ne nous a pas protégés contre la crise des subprimes de 2008, de 2011. Elle ne nous a pas protégés du chômage du masse, et échoue à le faire face à la crise migratoire.

C'est cela qui est au cœur du problème. Les résultats européens sont évidemment mitigés. Et les Britanniques le remarquent ; ils sont conscients qu'ils auront davantage de capacité d'autogouvernement seuls qu'en ne représentant qu'une seule voix parmi 28, dont l'ensemble fonctionne sans faire preuve d'une efficacité extrême… A l'absence de merveilles que génère l'Europe s'ajoute une deuxième nappe : le peuple du Royaume-Uni ne se sent pas nécessairement européen.

Quelles pourraient-être les composantes d'un​ État-Nation​ "pertinent" à l'heure actuelle ? Dans quelle mesure nos institutions nationales et européennes rendent-elles imaginable ou non son émergence ?​

Gilles Lipovetsky : L'État-Nation pertinent existe par lui-même. Il se confond purement et simplement avec l'idéal démocratique : il ne peut pas exister de démocratie sans demos, sans peuple. La légitimité de l'État-Nation c'est la démocratie : c'est le peuple qui se donne à lui-même ses propres lois. La démocratie libérale fonde donc l'État-Nation, elle est en est à la fois le principe fondateur et légitimant. Dès lors que le peuple est appelé à voter, qu'il y a des lois et un État de droit, l'idée nationalitaire est fondée : c'est le peuple lui-même qui se pose souverain. La loi ne doit pas lui venir de l'extérieur, mais bien de lui-même.

Or, dans l'idée européenne, un relatif abandon de souveraineté est nécessaire, sinon primordial. En effet, sans cet abandon, tout le projet de construction européenne ne constitue plus qu'une collection de pactes entre des nations souveraines. L'Idéal européen est basé sur un modèle d'intégration de ces nations souveraines… Et c'est là tout le problème que rencontre l'Europe. Il est possible de considérer, sans aller jusqu'au fédéralisme, que l'idéal européen n'est pas possible parce que notre continent est fait de nations aux cultures et aux histoires trop fortes. L'identité européenne n'existe pas à ce jour – là où on peut en revanche parler d'identité américaine, mais la jeunesse du pays a un véritable impact sur ce point. En Europe, il existe une sensibilité des peuples, mais il est clair que ce qu'il se passe en Espagne n'est pas ce qui se déroule en Pologne et n'affectera pas les gens de la même façon. On ne vibre pas devant le drapeau européen. La sensibilité des peuples n'a pas intégré la sensibilité européenne : les peuples demeurent les peuples avant de ne former qu'un seul peuple européen. On trouve des Français, des Anglais, des Italiens, des Allemands, avant de trouver des Européens. C'est précisément ce qui remet en cause l'unité de l'Europe et c'est un échec de l'aventure européenne, laquelle remonte maintenant à un peu plus d'un demi-siècle (ce qui ne représente pas grand-chose à l'échelle de l'histoire, cependant). C'est ce qui explique au plus profond la situation actuelle : nous avons certes des valeurs communes, mais reste qu'on ne se sent pas européen. Nous sommes avant tout les citoyens d'une nation. Il n'y a pas d'identité commune et, qui plus est, l'Europe a été instrumentalisée par les citoyens. À partir du moment où ils y voyaient un avantage ou un intérêt. Dès lors qu'il n'apparaît plus, en l'absence de réelle sensibilité et affectibilité européenne, on ne peut que constater la sortie. C'est ce qu'il vient de se passer avec le Royaume-Uni, persuadé qu'il se débrouillera mieux seul.

Vincent Tournier : C’est toute la question de la répartition des compétences entre le niveau européen et le niveau national. Le problème est que cette question n’a jamais été clairement tranchée, mais connaît des évolutions au fil des traités et de la jurisprudence. D’où le flou qui entoure aujourd’hui le rôle des institutions européennes, seuls les spécialistes pouvant dire qui fait quoi. Cette question des compétences mériterait d’être reprise de fond en comble, mais peut-on espérer déboucher sur quelque chose de clair avec 27 Etats qui ont des histoires et des intérêts divergents ?

Par ailleurs, votre question soulève un autre débat beaucoup plus important, celui de la défense. Il faut reconnaître que les partisans de l’intégration européenne avancent un argument important : l’Europe peut-elle espérer avoir du poids dans le monde si elle reste désunie ? Quelle influence peut-elle avoir face aux nouveaux pôles émergents, dont certains manifestent une agressivité croissante ? On voit bien par exemple que la Russie et la Turquie s’activent fortement au Moyen-Orient où elles espèrent manifestement avancer leurs pions en
Syrie ou en Libye. Faut-il les laisser faire leurs petites affaires en fermant les yeux ? Peut-on continuer à miser sur le rôle régulateur des Etats-Unis à un moment où ceux-ci semblent opérer un certain retrait ?

Le problème est que l’Union européenne a renoncé à cette dimension géopolitique, et il n’y a guère de raison pour que cela change à l’avenir. Dans ces conditions, ne faudrait-il pas relancer le projet d’une Europe de la défense en repartant de zéro, c’est-à-dire avec quelques pays décidés à aller assez loin dans la coopération diplomatique et militaire, éventuellement en confiant le leadership à la France puisque celle-ci est la seule à avoir une armée digne de ce nom ? Pour l’heure, une telle option paraît très utopiste, mais il sera difficile d’échapper à ces débats dans les années à venir.

Quelles ont été les époques, dans l'Histoire du monde, où​ l'Etat-nation​ a pu​ jouer​ un rôle primordial et permis à un modèle de se maintenir, face à des menaces intérieures comme extérieures ?

Vincent Tournier : Il est difficile d’aborder cette question dans ces termes. Ce que l’on peut dire, c’est que les Etats-nations sont un produit de la modernité européenne. En cela, ils sont une réalité typiquement occidentale. Apparus au cours de la Renaissance, ils se distinguent des formes étatiques qui existaient auparavant, à savoir les cités et les empires. Aujourd’hui, les Etats-nations sont vus comme un archaïsme. Ils sont accusés de tous les maux, notamment celui de provoquer les guerres, comme si les cités et les empires étaient intrinsèquement pacifiques.

S’il ne s’agit évidemment pas d’idéaliser les Etats-nations, il ne s’agit pas non plus de les dénigrer. Car leur rôle a été essentiel pour façonner ce que nous sommes : ce sont eux qui ont constitué la matrice culturelle de notre civilisation en créant un cadre culturel et juridique
original qui a rendu possible des processus majeurs, sans équivalents dans le reste du monde : la pacification des mœurs, le progrès des arts et des sciences, l’évolution des idées politiques autour des droits de l’homme, le développement économique et social.

Aujourd’hui, il faut évidemment adapter les Etats-nations à la nouvelle situation mondiale, mais encore faut-il prendre garde à ne pas trop déstabiliser un ordre institutionnel qui a fait ses preuves. On le voit notamment dans le cas de la démocratie. Une démocratie post-nationale est-elle possible ? Peut-on concevoir une authentique démocratie dans un ensemble pluri-national, pluri-ethnique et pluri-religieux ? Ceux qui répondent positivement à cette question vont sans doute un peu vite. Ils oublient que, depuis le siècle des Lumières, tous les grands auteurs ont soutenu que la démocratie est incompatible avec les empires.

Actuellement, les grands Etats hétérogènes comme l’Inde ou le Brésil sont bien en peine de s’imposer comme des références. La démocratie nécessite un certain contexte. Elle a besoin d’une unité culturelle. Peut-on par exemple organiser un débat démocratique dans un Etat plurilinguistique ? Peut-on s’accorder sur des règles de vie collective ou sur une définition de l’intérêt général s’il n’existe pas une vision partagée du monde ?

Gilles Lipovetsky : A partir de la Révolution française, l'idée nationale devient une idée capitale, puisqu'elle se confond avec l'idéal démocratique et incarne la lutte contre le despotisme ; contre les ennemis de l'intérieur, mais aussi contre ceux de l'extérieur comme cela peut être le cas des grands Empires. Gardons bien à l'esprit que la nation se construit en opposition profonde avec l'Empire, qui représente un ensemble dans lequel les peuples ne se retrouvent pas. À ce titre, l'idée nationale représente un élément parfaitement noble, dès la fin du XVIIIè siècle, pour tous les courants qui ont abouti à l'indépendance des peuples. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est l'idée nationale. Sur cet aspect, c'est indéniablement un point de vue positif : ce n'est ni plus ni moins que le rejet du despotisme, de l'incorporation dans un ensemble dans lequel les peuples ne se reconnaissent pas. La décolonisation est l'une des formes de nationalisme dont personne ne conteste la légitimité. Le gaullisme représente également une forme de nationalisme légitime, comme ce fut aussi le cas des mouvements de résistance dans les pays occupés durant la Seconde Guerre Mondiale. Ces mouvements étaient motivés par la défense de la patrie et ce n'est pas contre ces principes-là que s'est faite la construction européenne. C'est en réaction aux deux guerres mondiales qu'elle a été amorcée, pour échapper à l'enfer qu'elles ont été. En aucun cas il ne s'agissait de lutter contre le nationalisme, qui n'a rien de détestable. N'oublions pas que les nations ne sont pas nécessairement ennemies les unes entre les autres. Il n'existe pas qu'une seule forme de nationalisme.

L'État-Nation, au travers ​​du nationalisme, est aujourd'hui une notion toxique​ et ​difficile ​à​ revendiquer sans être relégué aux marges de l'échiquier politique. ​Quelles sont les confusions susceptibles de paralyser la réflexion sur ce sujet ?

Gilles Lipovetsky : C'est une question complexe. Il me semble que, depuis les années 1970 nous sommes entrés dans différentes phases. Après le premier choc pétrolier, l'une d'entre elles est née et est responsable de la prépondérance du pessimisme et de l'anxiété qui ont pris la relève des années précédentes. Face à cette panne de l'idée de progrès (due à l'explosion du chômage, à la mondialisation qui effraie par son instabilité), face à l'absence de grandes utopies, on se replie sur ce qu'il y a de plus proche. Il ne serait pas étonnant, cependant, que l'État-Nation ne constitue que le premier chaînon : à la suite du départ du Royaume-Uni de l'Union européenne, on sait la volonté de l'Ecosse de demander son indépendance. Or, il m'apparaît important de rattacher ces mouvements centrifuges aux autres déchirures un peu partout. Un petit pays comme la Belgique est aujourd'hui tiraillé entre les Flamands et les Wallons. L'Espagne est scindée entre les Catalans, les Basques et les autres. Il faut bien voir que tout cela est lié à la perte des grands idéaux collectifs porteurs de progrès dans nos sociétés. Il n'y a plus d'utopies. L'Europe en était une, mais elle a fait fiasco : elle ne porte l'espoir que chez les élites, pas chez les peuples. Cette ferveur disparue, couplée au tiraillement induit par l'individualisation de nos sociétés, pousse les gens à ne plus voir que leur propre sort. Ils se reconnaissent dans la communauté la plus proche d'eux. Face à cela, il nous faut entendre le message : on ne peut plus vendre l'Europe comme la solution d'avenir : ce langage ne correspond simplement pas au vécu des gens, à leur quotidien. Il est urgent de trouver des solutions pour faire face à cette exigence. Les peuples ne se sentent pas emportés par un idéal dont ils ne voient les retombées. Ce n'est plus une époque qui vibre au nom des idéaux. Sans bénéfice, les gens n'acceptent plus ces choses-là. Par le passé, le nationalisme était sacrificiel, la nation correspondait à une valeur suprême telle que décrite par Durkheim. Ce n'est plus le cas aujourd'hui : quand les Anglais défendent la nation, ce n'est plus un nationalisme sacrificiel qu'ils mettent en avant, et c'est heureux. Ce n'est plus du nationalisme conquérant, agressif. C'est du nationalisme anxieux.

Vincent Tournier :La dévalorisation du nationalisme est la conséquence des mutations socioculturelles qui ont bouleversé les sociétés européennes depuis 1945, mais surtout de la conversion des élites européennes à la mondialisation et à l’Europe. Un signe illustre cette évolution : l’émergence de la notion de "préférence nationale". Cette expression est apparue dans les années 1970 et a aussitôt subi un profond discrédit. Auparavant, la préférence nationale n’avait pas besoin d’être verbalisée car elle était la norme. Si cette expression est apparue, c’est justement parce que ce qui allait de soi a perdu tout caractère d’évidence. Elle est même devenue une insanité.

Pourtant, pour les républicains du XIXème et du XXème siècles, l’idée que seuls les nationaux devaient bénéficier d’un statut et de droits spécifiques ne se posait pas. Aujourd’hui, même si la préférence nationale n’a pas disparu et continue de recevoir un certain soutien dans l’opinion publique (ainsi que chez les artistes lorsqu’il s’agit de défendre les quotas de chansons françaises à la radio), le rejet instinctif dont elle fait l’objet montre bien que l’on a changé de cadre de référence.

Le problème est que ce changement de référence provoque un certain aveuglement. Si les risques ou les inconvénients du nationalisme sont immédiatement débusquées et pointés, les inconvénients de l’Europe suscitent beaucoup plus de tolérance. Ces derniers ont même tendance à être masqués ou déniés parce qu’ils introduisent une note dissonante. Prenons l’exemple de l’enseignement supérieur, puisque celui-ci a souvent été mis en avant pour convaincre les jeunes d’être pro-européens. Les pro-européens vantent les mérites de l’ouverture des frontières en soulignant qu’elle permet d’aller facilement étudier à l’étranger. Pourtant, cette belle promesse ne concerne que très peu d’étudiants (moins de 2% de l’ensemble des étudiants européens). Inversement, on ne veut pas voir que cette ouverture a provoqué une forte concurrence entre les universités, ce qui entraîne de nombreux effets pervers comme la hausse des droits d’inscription ou la sélection accrue, sans oublier les pressions sur les enseignants-chercheurs pour améliorer leur productivité.

Une autre illustration de cette tendance à minorer les inconvénients est la question du régionalisme. En se fixant comme but de dépasser les Etats-nations jugés obsolètes, les institutions européennes ont tout fait pour favoriser le développement des régions, mais ce faisant, elles ont peut-être joué avec le feu. Les mouvements indépendantistes ont désormais le vent en poupe, comme en Catalogne, en Flandre ou en Ecosse. Tous ces mouvements sont d’ailleurs à fond pour l’Europe, comme on l’a vu avec le Brexit puisque les Ecossais ont majoritairement voté pour le maintien dans l’UE et vont probablement organiser un nouveau référendum sur l’indépendance de leur région. En France, le redécoupage territorial a conduit à créer des super-régions dans le but de rivaliser avec les régions allemandes. La France est ainsi contrainte de faire ce qu’elle a toujours refusé, à savoir mettre en place des régions puissantes, dotée d’une forte légitimité et susceptibles de développer un sentiment d’identité locale (cette semaine encore, on a vu la nouvelle région du sud-est se baptiser "Occitanie"). Cette dynamique régionaliste est en train de détricoter plusieurs décennies voire plusieurs siècles d’unification nationale. Elle est potentiellement dangereuse car elle affaiblit considérablement le continent européen. Non seulement elle risque de provoquer une nouvelle balkanisation de l’Europe, mais de plus cet émiettement va rendre plus difficile la création d’une Europe de la diplomatie et de la défense.

Propos recueillis par Vincent Nahan

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