Brexit et immigration : cette surprenante leçon politique venue du Royaume-Uni sur la nature réelle de nos angoisses identitaires<!-- --> | Atlantico.fr
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Boris Johnson prononce un discours sur l'immigration, à l'aéroport de Lydd, le 14 avril 2022. Depuis le Brexit, l'immigration au Royaume-Uni est en augmentation.
Boris Johnson prononce un discours sur l'immigration, à l'aéroport de Lydd, le 14 avril 2022. Depuis le Brexit, l'immigration au Royaume-Uni est en augmentation.
©Matt Dunham / POOL / AFP

Et soudain la lumière vint

Depuis le Brexit, l'immigration au Royaume-Uni a augmenté, l'augmentation en provenance de l’extérieur de l’UE dépassant la baisse des migrants de l'UE. Et pourtant, l’immigration n’est plus du tout considérée par les citoyens britanniques comme un enjeu majeur. Faut-il en déduire que les inquiétudes identitaires reflètent aussi (ou surtout) l’angoisse de la perte de contrôle de son destin face à la mondialisation et à la financiarisation du capitalisme qui étaient aussi les autres grands moteurs du Brexit dont les partisans argumentaient sur la nécessité du Take Back Control.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Depuis le Brexit, l'immigration au Royaume-Uni a augmenté. Et pourtant, elle n’est plus du tout considérée par les citoyens britanniques comme un enjeu majeur, selon les données d’IPSOS Issues Index et du Bureau des statistiques nationales du RoyaumeUni. Comment lexpliquer ?

Christophe Boutin : Plusieurs éléments peuvent expliquer cela, ou contribuer à le faire. Il est par exemple révélateur que le même journaliste auteur de cette étude, John Burn-Murdoch, note par ailleurs la très nette différence de perception qui existe chez les Britanniques entre ceux qui ont souhaité le maintien dans l’Union européennes, les Remainers, et ce qui ont voulu la quitter, les Leavers. En effet, pour 33 % des Remainers favorables à l'immigration, cette dernière aurait baissé par rapport à 2016, ce qui est faux car elle continue de croître, et même le quart des autres Remainers pense aussi qu'elle n'a pas augmenté. Au contraire, du côté des Leavers, 47 % - et même 67 % de ceux qui sont opposés à l'immigration - pensent, cette fois très justement, que celle-ci a augmenté depuis 2016. 

Second élément d’explication, le visage de cette immigration a changé. En 2016, au moment du Brexit, une large partie de l'immigration attaquée était une immigration de travail venant des pays de l'Union européenne – l’équivalent, mais en plus City, de notre « plombier polonais ». En 2022, l'image de l'immigration est beaucoup plus, pour une large part des Britanniques, celle de réfugiés tentant de traverser la Manche sur un canot pneumatique – et nous sommes très loin, avec ces quelques traversées, de l'impact de l'immigration de travail d'autres citoyens de l’UE.

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Ainsi donc, certains ne veulent pas se rendre compte de la progression migratoire, et cette dernière a changé. Mais par ailleurs, chez les Britanniques comme dans d’autres pays, d'autres éléments ont pu prendre le premier plan dans les différents sondages, la population consultéeétant très sensible, et c'est tout à fait logique, à des problématiques d'actualité. Or sont apparues depuis 2016 au premier plan de cette actualité, la crise sanitaire d'abord, la guerre en Ukraine ensuite, et maintenant la crise économique. Dans les sondages sur lesquels se base cette étude, qui sont des sondages récents, il est dès lors très logique de voir l'immigration passer au second plan. Mais que, demain, on tourne définitivement la page de la crise sanitaire, que la crise internationale aboutisse à une stabilisation, que la crise économique s’estompe, et les chiffres seront alors différents – et à plus forte raison s'il se produisait un attentat terroriste sur le sol britannique.

Pourtant, au-delà de ces éléments de prudence absolument indispensables quand on veut tirer des conclusions d'un sondage en n’en oubliant pas les biais, on peut effectivement penser que le phénomène du Brexit en lui-même, et quand bien même n’a-t-il pas abouti, on le voit, à une baisse de l'immigration, a pu conduire à relativiser cette dernière, à partir du moment où elle n'est plus considérée comme un fait inéluctable imposé à une population qui n'en peut mais, mais comme un choix politique sur lequel cette même population pourra s'exprimeret qu’elle pourra modifier si elle le veut.

Faut-il en déduire que les inquiétudes identitaires reflètent aussi (ou surtout) l’angoisse de la perte de contrôle de son destin face à la mondialisation et à la financiarisation du capitalisme qui étaient aussi les autres grands moteurs du Brexit dont les partisans argumentaient sur la nécessité du take back control ?

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Absolument. Si l’on replace le Brexit dans le cadre plus vaste des mouvements populistes connus en Europe, on ne peut que remarquer, comme vous le faites à très juste titre, que la question de cette reprise de contrôle de leurs vies par les populations concernées est en fait absolument essentielle. En ce sens, le populisme, tel du moins qu'il existe en Europe de nos jours, est essentiellement la traduction politique de cette volonté d'un peuple de reprendre son destin en main.

De le faire par rapport au phénomène migratoire, sans doute, mais le phénomène traduit quelque chose de beaucoup plus général, car il s’agit pour ce peuple de réaffirmer son autonomie (autos-nomos), c’est-à-dire sa possibilité de fixer lui-même les règles qui s’imposent sur son territoire, bref, de défendre sa souveraineté. Face à une mondialisation dans laquelle il estime parfois avoir été jeté à son corps défendant, et qu'il subit dès lors sans être à même de faire entendre sa voix, une mondialisation qui lui échappe d’autant plus que sa financiarisation, que vous soulevez, la rend encore plus difficile à maîtriser, ce peuple veut se faire entendre de ses dirigeants.

De manière très classique donc, et comme dans d'autres nombreux autres cas, on constate que la possibilité qui est donnée à un peuple de s'exprimer, ouvrant en quelque sorte une soupape de sécurité, fait baisser la tension dans le pays donné et diminue la radicalisation de certains. C'est ce que John Stuart Mill avait parfaitement expliqué en évoquant la nécessité de la liberté d'expression, et c'est effectivement essentiel sur ce seul plan, mais, au-delà, cette expression libre doit pouvoir déboucher sur un libre choix politique.

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Ainsi, l’effet du Brexit a sans doute été de redonner au peuple britannique confiance dans le fonctionnement de sa démocratie et dans sa possibilité de reprendre le contrôle quand et comme il le souhaite, ce qui relativise les effets de certaines politiques – dont la migratoire -, qui ne sont plus perçues que comme volontaires et/ou temporaires. Au contraire, un système dans lequel on ne demanderait jamais son avis au peuple sur les choix que ce dernier estime pourtant essentiel, ou, mieux, dans lequel on se refuserait cyniquement à tenir compte des choix exprimés, maintiendrait sur sa population une pression qui ne pourrait que conduire à la radicalisation des choix, au risque alors de les voir s’exprimer de la manière la plus brutale. Mais serait-ce encore une démocratie ?

« L’essor du populisme autoritaire est lié à la disparition des emplois de qualité dans la classe moyenne » déclarait Dani Rodrik dans Le Monde récemment. L’explication économique et sociale est-elle plus déterminante que l’explication culturelle comme il le développe ?

L'économiste turc a effectivement développé depuis des années cette distinction entre un populisme politique, qu’il condamne, au moins sous sa forme de « populisme autoritaire » - ce que nous appelons parfois les « démocraties illibérales » -, et un populisme économique qui lui semble être en quelque sorte l'antidote au premier. Ce « populisme économique » vise, d'abord, à permettre à chacun de trouver un emploi, mais, ensuite, de trouver un emploi satisfaisant, valorisant, bref tout autre chose que les trop fameux bullshit jobs qui sont de plus en plus fréquents. Allons au-delà : ce n'est parfois pas tant pour eux-mêmes que ces citoyens souhaitent de telles améliorations, mais aussi, et peut-être surtout, pour leurs enfants, espérant qu'ils puissent avoir une vie meilleure que la leur. Lorsque le système dysfonctionne en interdisant ce « populisme économique », l’immense sentiment de déclassement qui en résulte vient perturber le fonctionnement même de la société, poussant soit à l’anomie, soit à la radicalisation, et ouvrant la voie à ce « populisme autoritaire » qui semble dès lors à certains la seule voie possible.

Est-ce à dire pour autant que l’on peut résumer à une explication économique et sociale les dysfonctionnements de nos sociétés et faire abstraction de l'aspect culturel ? Dani Rodrick, qui n'hésite pas à rappeler l'importance que prennent les nations dans le cadre même de la mondialisation, ne va pas jusque-là, et, de fait, on peut ressentir un sentiment de déclassement culturel en même temps qu’une sensation de déclassement économique. Certes, dans cette double perte de repères, qui devient une source permanente d'inquiétude pour l’individu, on peut penser que la stabilité de l’un permet de tempérer les effets de l'instabilité de l'autre, mais, outre qu’ils vont bien souvent de pair, ils ont plutôt tendance à se succéder comme préoccupation majeure au gré des évènements.

Pour autant,ne nous leurrons pas plus ici qu'en examinant les sondages britanniques. Si, effectivement, les conditions de confort matériel, l’accès possible à un travail valorisant, la certitude que ses enfants auront une chance de progresser au niveau auquel peuvent les porter leurs capacités, peuvent effectivement aider à apaiser les choses, on ne saurait penser que les fractures que l'on connaît actuellement en France ou en Europe découlent du seul fait social, ni que sa seule modification permettra de les résoudre. Nulle philia, pourtant indispensable instrument de la Cité, ne semble rassembler de nos jours le petit blanc de la France périphérique, ce red neck aussi oublié et méprisé que son homologue d’outre-Atlantique, et le représentant des populations nouvellement arrivées, quand bien même leurs pouvoirs d’achat seraient-ils identiques, et ce pour des raisons culturelles. D’où, d’ailleurs, l’approche de ce populisme de gauche dans lequel le peuple n’est pas une donnée mais une entité à construire, ou l’appel de Jean-Luc Mélenchon à la « créolisation » de notre société, tous ces rêves d’un peuple indifférencié que partagent pouvoirs totalitaires, utopistes technocratiques et représentants des intérêts économiques mondialisés.

Ces causes profondes de la nature des angoisses identitaires expliquent-elles en partie pourquoi Marine Le Pen a réussi à s’imposer face à Eric Zemmour ?

C'est un élément de réponse qui peut être avancée, à condition de le faire de manière très ponctuelle, et sans généralisation abusive. À partir du moment où Éric Zemmour a centré la plus grande part de son discours lors de la campagne présidentielle sur cette inquiétude née de la perte d'identité culturelle, c'est très logiquement que Marine Le Pen, voyant ce qui jusque-là faisait partie de ses thématiques - même celle-ci était depuis quelque temps passée au second plan - préempté par son rival, s’est rabattue sur l'autre élément, ce déclassement social résumé par la question du pouvoir d'achat, mais qui va bien au-delà.

Notons que cela changeait aussi la donne sur le plan médiatique, car il est aujourd'hui beaucoup plus facile de s'exprimer sur la seconde question que sur la première, de se plaindre de la baisse de son pouvoir d'achat ou de s'inquiéter de son déclassement social, plutôt que d'évoquer, non seulement la lutte contre l'immigration, toujours soupçonné de faire la part belle au racisme, mais même seulement l'insécurité culturelle dans d'une société fracturée et fragilisée par un wokisme qui met en permanence en accusation la culture occidentale, imposant à nos concitoyens une permanente repentance. Le discours de Marine Le Pen, devenu ainsi moins « clivant » a pu se faire mieux entendre, avant que la campagne du second tour ne convoque à nouveau à son sujet à longueur de colonnes et d’antennes, et sans grande surprise, les « heures les plus sombres de notre histoire ».

Mais il serait sans doute excessif de tirer de cette explication, déjà datée, la leçon d’une quelconque supériorité politique de la question l’identité économique ou sociale sur celle de l’identité culturelle. Comme nous l’avons déjà dit en effet, outre que les deux se confortent souvent plus qu’elles ne s’opposent, elles se succèdent simplement dans le classement des questions primordiales au gré de l’actualité. Attendons. « Demain est un autre jour », comme disait la maîtresse de Tara.

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