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Abstenez-vous ! (Lettre ouverte – par erreur – d’un député sortant à un électeur lambda)
©Reuters

Tribune

Dans cette lettre qui n'a jamais été envoyée, un député sortant explique à un électeur tous les dangers que représente l'abstention.

Dominique Jamet

Dominique Jamet

Dominique Jamet est journaliste et écrivain français.

Il a présidé la Bibliothèque de France et a publié plus d'une vingtaine de romans et d'essais.

Parmi eux : Un traître (Flammarion, 2008), Le Roi est mort, vive la République (Balland, 2009) et Jean-Jaurès, le rêve et l'action (Bayard, 2009)

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Mon cher ami,

Vous venez de me confier votre décision "arrêtée et définitive" de ne participer ni aux scrutins des 23 avril et 7 mai prochains,  ni aux élections législatives qui suivront immédiatement. Je n’en espérais pas tant de votre part. Me voilà rassuré et, sans plus attendre,  je tenais à vous adresser mes félicitations et à vous remercier du fond du cœur.

L’état de colère, je dirai même d’exaspération, où je vous avais trouvé lorsque nous nous étions rencontrés l’autre samedi sur le marché de N… me faisait redouter le pire. Vous m’aviez exprimé, je dirai même crié de très vive voix, votre écoeurement, votre désespoir, votre révolte, votre colère contre "les incapables, les incompétents, les salopards, les corrompus qui vivent et s’engraissent à nos dépens" - je reprends les termes mêmes que vous avez utilisés – votre dégoût de leurs magouilles et de leurs tambouilles, votre lassitude de leurs promesses jamais tenues, de leurs reniements, de leur soumission, de leur démission, de leurs compromissions, votre rejet de la classe politique tout entière, en tout cas de ceux qui nous gouvernent et de la façon dont ils ont gouverné ces vingt dernières années – c’est toujours vous qui parlez. Ancien ministre, élu et réélu de la même circonscription depuis bien longtemps, il m’était difficile de ne pas me sentir visé, et d’autant plus que vous ne m’avez pas caché qu’il n’était plus question que vous votiez ni pour moi, ni d’ailleurs pour qui que ce soit qui ait été associé d’une manière ou d’une autre, en tant que membre d’un gouvernement, de droite ou de gauche, à la gestion désastreuse de notre pays.

Fillon, Macron, Hamon, vous les mettiez tous dans le même sac, bon à jeter à la Seine avec son contenu. Dans votre égarement, qui vous portait vers les solutions, les résolutions et les votes les plus extrêmes, vous caressiez des hypothèses plus étranges, plus provocatrices, plus farfelues les unes que les autres. "Marine Le Pen, pour que ça change, Jean-Luc Mélenchon, pour que ça saute ". Vous envisagiez même Nicolas Dupont-Aignan, et vous en donniez les raisons : "Il est intègre, il est compétent, il est patriote, il n’a jamais mis son drapeau dans sa poche, ni sacrifié ses convictions à son intérêt …" Et quoi encore ? Comme si un président devait être choisi pour ses mérites et non pour son étiquette.

La semaine qui s’est écoulée vous a porté conseil, Dieu merci. Vous parliez l’autre jour de votre bulletin de vote comme de l’atout ultime qui vous permettait de choisir votre destin, de l’arme absolue que vous étiez en droit d’utiliser à votre idée pour votre légitime défense. Vous voilà revenu à la raison. Que pourriez-vous, vous, pauvre individu isolé, humble fétu de paille emporté au premier souffle du vent de l’histoire, qui croyez-vous être, de quel pouvoir suprême croyez-vous être investi, qui vous permettrait, misérable vermisseau, à vous seul, avec vos petits bras et votre petite voix, de modifier le cours inéluctable des choses et d’élire à la tête de l’Etat le candidat qui a votre préférence, plutôt que le favori que les médias et les forces de l’argent ont eu l’amabilité de présélectionner et vous désignent tous les jours à la une des magazines ou en ouverture des journaux télévisés ? Que pèse le vote d’un citoyen ? En vous abstenant de participer à la mascarade d’une consultation prétendument démocratique, vous avez fait le bon choix, celui du réalisme, du bon sens, celui de la sagesse…

Mais aussi celui grâce auquel se maintiendront en place, finalement, et par votre faute, ceux mêmes dont vous ne voulez plus, et qui comptent bel et bien sur une abstention la plus massive possible pour se perpétuer dans leurs fauteuils , garder ce qu’ils appellent leurs dignités et conserver toute leur capacité de nuisance. Tenez, nous nous connaissons de longue date, vous et moi, nous sommes entre nous, je vais tout vous dire, je vais vous révéler le grand secret qui crève les yeux et va peut-être ouvrir les vôtres.

C’est grâce à des millions et des millions d’électeurs, aussi défaitistes, aussi bornés, aussi myopes, aussi aveugles que vous, aussi inconscients que vous de l’immense pouvoir qu’aucun d’entre eux ne détient à lui seul mais qu’ils possèdent tous ensemble, que se perpétue le système qu’ils maudissent, qui fait leur malheur et dont ils ne parviennent pas à se débarrasser. Imaginons un moment que cette énorme masse de mécontents impuissants, de râleurs chimériques, de pêcheurs à la ligne grincheux, de ricaneurs à qui on ne la fait pas, se mobilise le temps d’un dimanche électoral et descende pacifiquement dans la rue pour aller aux urnes et voter selon son cœur. Nous serions tous  immédiatement et impitoyablement balayés. Vous êtes les auteurs des maux dont vous vous plaignez et nous devons à votre inertie imbécile et complaisante le maintien en vie du système dont vous souhaitez pourtant  la mort. Tout indique que le plus grand parti de France, le parti de l’abstention, s’apprête à remporter cette année encore une amère victoire, une victoire au goût de défaite qui le laissera sur le bord du chemin, amer et ridicule, jusqu’à la prochaine échéance.

Je tenais à vous le dire et vous comprenez maintenant pourquoi je vous prie d’accepter, avec l’assurance de ma reconnaissance anticipée, l’expression de ma très sincère gratitude.

(Il semble bien que cette lettre, retrouvée dans les papiers de l’ancien ministre et député sortant  X… avant sa mise en examen et sa condamnation pour corruption, abus de biens sociaux, blanchiment d’argent, conflit d’intérêt et fraude fiscale n’ait jamais été envoyée à son destinataire).

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