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"Qu'est-ce qui nous unit ?", de Roger-Pol Droit : cette confusion entre le terroir et l’Etat qui empêche la construction du "nous" national
©Reuters

Bonnes feuilles

Conflits, affrontements polémiques... Notre quotidien se noie sous les informations de ce qui nous divise, sous les constats de nos désunions.Au point de faire parfois oublier l'autre versant, tout aussi immense, celui de nos attachements, de nos retrouvailles, de nos solidarités. De quelle nature est donc ce lien humain, qui se tient à l'arrière-plan des déchirures ? Est-il inné ? Pluriel ? Spontané ? Sans cesse à construire ? Extrait de "Qu'est-ce qui nous unit ?", de Roger-Pol Droit, publié chez Plon (1/2).

Roger-Pol Droit

Roger-Pol Droit

Ecrivain, philosophe, chercheur au CNRS, enseignant à Sciences-Po, Roger-Pol Droit est l'auteur d'une vingtaine de livres, dont plusieurs traduits dans le monde entier. Il écrit régulièrement dans Le Monde, Le Point et Les Echos. Avec Petites expériences de Philosophie entre amis (Plon, 2012), il retrouve la veine des 101 expériences de philosophie quotidienne, best-seller mondial traduit en 23 langues, l'alliance d'écriture limpide, tantôt poétique tantôt drôle, d'imagination débordante qui a fait son succès. (Voir www.rpdroit.com)

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Le principal piège politique du « nous » national réside, à mes yeux, dans la confusion entre le terroir et l’Etat. Le terroir engendre un attachement sensible. Il est fait de tout ce qui parle au corps et n’est jamais semblable en deux lieux du monde : des ciels et des roches, des champs et des villages, des fêtes et des recettes, des costumes et des coutumes. L’Etat, lui, ne s’adresse qu’à la raison. Il parle à l’intelligence plutôt qu’aux sensations. Principe abstrait, il organise un « nous » politique, juridique, civique qui se superpose au terroir mais par définition ne lui ressemble en rien. L’Etat structure la forme du pouvoir, sans se soucier des charmes de la nature.

Le « nous » de l’Etat est évidemment constitué à partir des lois qui définissent la nationalité, la citoyenneté, les droits des citoyens, la délégation des pouvoirs, etc. Ce « nous » repose sur un contrat, des règles et des normes, une Constitution. Forgé selon des principes qui sont par définition abstraits et généraux, il ne se soucie que de ce qui est conforme à ces principes, sans se préoccuper des accidents du terrain, de la teinte des végétaux, des particularismes microscopiques. L’Etat construit un « nous » qui est réel dans la seule mesure où il est formel.

Entre le « nous » du terroir et le « nous » de l’Etat, l’écart est donc immense. Ils appartiennent, en fait, à deux ordres radicalement distincts. Les deux peuvent certes se juxtaposer, mais en aucun cas fusionner.

Le terroir s’adresse à l’enfant, l’Etat à l’adulte. L’Etat est objet de respect, de fidélité, éventuellement de dévouement. Il ne saurait devenir, à proprement parler, objet d’amour. Le terroir, lui, n’existe que par l’attachement affectif que lui vouent ceux qui sont ses enfants. Pire : l’Etat englobe quantité de terroirs. Son pouvoir s’étend indifféremment sur les montagnes et les plaines, les littoraux et les terres intérieures.

Le piège n’est pas le terroir par lui-même, ni l’Etat en soi, mais la confusion des deux. Pire encore : la tentation d’ancrer l’Etat dans le terroir. Le fantasme est bien connu : toutes ces coutumes que nous aimons, ces villages et ces fermes, ces villes historiques et ces valeurs ancestrales, voilà ce qui fait notre pays, notre identité, notre « nous » national – qui doit donc s’incarner dans notre Etat, trouver sa représentation politique, manifester son autorité.

Il s’agit là, il faut le redire sans cesse, d’une confusion majeure. Elle ne manifeste pas seulement une méconnaissance du principe étatique, elle prétend le métamorphoser, le naturaliser, le « corporaliser ». Autrement dit, le nier. Qu’une nation soit composée d’histoire, de droit, d’administration, que son identité combine des éléments disparates, éventuellement conflictuels, personne n’en doute. Mais que l’Etat, comme forme politique, puisse s’y réduire est une impossibilité.

Tout simplement parce que la construction du politique n’est pas un fait de nature. Elle n’a même pratiquement rien à voir avec l’univers naturel. Quand Aristote définit l’homme comme zoôn politikon, animal social, il s’agit du seul être vivant qui invente par ses propres moyens les lois qui peuvent régenter sa vie commune. Dire que l’être humain est un « animal social » pourrait en effet tromper, en faisant croire que les humains vivent en groupe comme les abeilles, d’une manière toujours identique, fixe, programmée par leur instinct. Les abeilles se répartissent les tâches à l’intérieur de la ruche d’une façon immuable, de même qu’elles construisent des alvéoles géométriques sans variation.

C’est au contraire selon leur propre décision que les humains se donnent une constitution politique, à tout le moins des règles de fonctionnement de leur collectivité. Cette instauration du pouvoir et de son exercice peut correspondre à de multiples processus distincts. Les groupes humains ont inventé des moyens très divers de se donner à eux-mêmes leurs règles, et ces règles sont dissemblables. Mais elles ne sont jamais naturelles.

Du coup, l’étrange complexité de ce qui nous unit s’intensifie encore. Car se confirme ici, sous un autre angle, ce qui a été aperçu au sujet du « nous » de la langue : le lien préexiste, mais doit cependant être mis en œuvre. Déjà présent, il doit être activé. Le « nous » du politique est antérieur à sa déclaration. Malgré tout, il ne saurait exister sans elle.

Reste à savoir comment opère ce lien, à quelle échelle il agit. Ce qui nous unit, est-ce l’Etat dont nous sommes citoyens ? Est-ce le monde universel des humains ? Comment s’articulent les deux ?

Extrait de "Qu'est-ce qui nous unit ?", de Roger-Pol Droit, publié chez Plon, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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