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Le neo-impérialisme turc à Chypre et l’Union européenne
©REUTERS/Murad Sezer

Géopolitico-scanner

La nouvelle est passée inaperçue dans la presse occidentale : le 10 juin dernier, le ministre turc de l’Economie, qui s'était rendu dans la partie de l'île de Chypre occupée illégalement par l'armée turque et colonisée par la Turquie depuis l'invasion de 1974, n'a pas hésité à déclarer que "Chypre est indispensable à la Turquie et qu'elle est une partie essentielle de la Turquie". Une phrase révélatrice du "néo-ottomanisme" d'Ankara.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Etonnamment, la nouvelle est passée inaperçue (ou comme une lettre à la poste) dans la presse occidentale, comme d'habitude si complaisante vis-à-vis de la Turquie d'Erdogan et de son néo-impérialisme ottoman : le 10 juin dernier, le ministre turc de l’Economie, Nihat Zeybekci, qui s'était rendu dans la partie (37 %) de l'île de Chypre (territoire européen depuis le 1er mai 2004), occupée illégalement par l'armée turque et colonisée par la Turquie depuis l'invasion de 1974 ("opération Attila"), n'a pas hésité à déclarer que "Chypre est indispensable à la Turquie et qu'elle est une partie essentielle de la Turquie". La déclaration, qui n'est pas isolée puisqu'elle succède à celles, nombreuses, des principaux dirigeants turcs depuis les années 1970 et surtout du néo-sultan Erdogan, est tout à fait révélatrice de l'état d'esprit dans lequel ce pays candidat à l'entrée dans l'Union européenne, la Turquie, se plaint de ne pas être encore membre de l'UE alors qu'il viole de façon flagrante le droit européen et international (ONU, UE et Conseil de l'Europe) qui considère non seulement l'occupation et la colonisation démographique de la partie "turque" de Chypre comme illégale, mais qui fait de l'intégralité de l'île de Chypre - dont la division n'a jamais été reconnue - une partie intégrante de l'Union européenne occupée par une puissance tierce. C'est d'ailleurs pourquoi le droit international nomme la partie occupée par Ankara "soi-disant République turque du Nord de Chypre" ("so-called Northen Turkish Republic of Turkey"). Défi direct et incroyable au droit international, aux Nations Unies et à l'UE, le Ministre turc n'a pas hésité à dire tout haut ce que pense et fait la Turquie depuis 1974, à savoir que la partie occupée de Chypre est tout simplement l'une de ses régions. 

Deux poids deux mesures

En termes clairs, ce qui est reproché à la Russie de Poutine en Ukraine - l'annexion de la Crimée (faite de façon démocratique avec l'aval de la grande majorité des Criméens) ou le soutien aux sécessionnistes est-ukrainiens - semble totalement accepté par l'Union européenne lorsque c'est la Turquie se comporte de cette façon irrédentiste. Deux poids deux mesures : selon que vous soyez atlantiste ou non, le traitement s'inverse. L'UE, l'OTAN, les Etats-Unis, pardonnent donc depuis des décennies à l'Etat irrédentiste turc d'occuper et coloniser 37 % de Chypre, mais ils punissent et sanctionnent sévèrement la Russie pour bien moins. Rappelons que les forces armées turques - qui n'ont jamais accepté de se retirer, quand bien même la candidature d'Ankara à l'UE les y aurait obligé - maintiennent 30 000 hommes à Chypre ; qu'Ankara y a favorisé l'implantation de 120 000 colons anatoliens et continue de les faire venir en masse afin d'essayer un jour de renverser les rapports de force démographiques, linguistiques religieux. 

En fait, l'irrédentisme turc néo-ottoman ne se limite pas à Chypre, puisque les gouvernements successifs de la Turquie moderne n'ont jamais reconnu non plus les frontières de la Grèce, notamment les îles de la Mer Egée, toujours considérées "turques" par Ankara, qui viole chaque jour l'espace aérien grec. Il en va de même pour la partie (ultra-minoritaire démographiquement) des frontières syrienne et irakienne, que la Turque bafoue en soutenant des groupes turcophones locaux et en invoquant leur "défense" pour intervenir militairement coté irakien depuis les années 2000 et pour soutenir des groupes rebelles néo-ottomans syriens turcophones face à Bachar al-Assad et aux Kurdes qui se battent contre Da'ech. 

Autre exemple d'irrédentisme : lors d'une visite officielle au Kosovo à l’occasion de l’inauguration de l’aéroport de Pristina, en octobre 2013, Recep Tayyip Erdoğan avait déclaré publiquement que "la Turquie, c’est le Kosovo, et le Kosovo, c’est la Turquie", propos qui firent bien entendu scandale en Serbie, puisque cette région devenue Etat indépendant après l'intervention américaine de 1999 était une province serbe depuis des siècles. Ceci choqua même certains courants politiques nationalistes albanais en dépit de l'amitié entre Turcs et Albanais qui remonte à l'empire ottoman qui unissait les musulmans des deux pays.

Néo-ottomanisme et panturquisme

Pour mieux comprendre l'état d'esprit de la Turquie "national-islamiste" et post-kémaliste édifiée par le néo-sultan Erdogan depuis son accession au pouvoir en 2002, il suffit de relire son discours prononcé à l’académie militaire turque le 3 avril 2016 et qui décrivait la "zone d’influence directe" de la nouvelle Turquie et sa "stratégie nationale": “Nous n’avons pas le droit d’être indifférents aux géographies avec lesquelles nous avons des liens affectifs. Par exemple, nous ne pouvons pas détourner le regard des Balkans, du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et du Caucase. Nous ne pouvons pas négliger nos frères et sœurs d’Asie Centrale, qui est notre patrie, tout comme d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, dont les cœurs battent avec les nôtres. Nous, ensemble, devrions être à la hauteur de cette responsabilité, que l’histoire nous confie.” Il est vrai que dans la vision néo-ottomane d'Erdogan et de ses conseillers et stratèges de l'AKP, le Président turc appréhende la "profondeur stratégique" de son pays autour de deux éléments fondateurs: l'appartenance à l’islam sunnite (d'où le rapprochement avec les capitales sunnites en guerre contre Bachar al-Assad et avec les Frères musulman ; puis le nationalisme ethno-linguistique pan-turc (en direction des pays frères turcophones : Azerbaïdan, Kazakstan, Ouzbékistan, Kirghisistan, Turkménistan et minorités "turques de Russie – Tatars- de Chine – Ouïgours, d'Irak-Syrie- Turkmènes, etc). 

Cette double articulation, à la fois panislamiste/néo-ottomane et panturque/pantouranienne, explique le rapprochement géostratégique spectaculaire avec l'Ukraine en guerre contre la Russie autour de la question de la Crimée, que la Turquie considère toujours comme "turque" car anciennement peuplée de Tatars, eux-mêmes descendants des colonisateurs musulmans tatars de la Russie pendant trois siècles. C'est ainsi qu'Ankara, qui partage avec Kiev le même ennemi russe, s'est fait, depuis la crise ukrainienne et l'annexion de la Crimée à la Russie, le porte-parole des Tatars de Crimée face à la présence russe, ce qui ravive les rivalités passées entre l'empire des tsars et l'empire ottoman autour de la Crimée, de la Mer Noire, du Caucas, de l'Asie centrale et du Proche-Orient notamment. On retrouve par exemple de façon très nette la stratégie panturquiste de la Turquie dans le Caucase, tout particulièrement en Arménie-Haut Karabagh, où Ankara appuie totalement l'effort militaire du riche Etat turcophone azéri qui se prépare à "reconquérir" le territoire majoritairement arménien du Haut-Karabagh qu'il revendique sous prétexte qu'il lui avait été donné par Staline. D'ailleurs, Erdogan a totalement soutenu la récente attaque surprise de l'armée azerbaïdjanaise contre le Haut-Karabakh en avril-mai 2016 et qui a fait des dizaines de morts. Dès les premiers échanges de tirs, le président turc a immédiatement appelé son homologue azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, pour lui présenter ses condoléances pour les soldats morts en "martyrs" (terme islamiquement connoté) contre les forces arméniennes chrétiennes le long de la frontière et a encouragé ouvertement l'Azerbaidjan à attaquer l'Arménie puis à gagner la prochaine guerre contre ce petit Etat en présentant le Haut Karabagh, pourtant très majoritairement arménien depuis toujours, comme un "territoire occupé”. 

N'hésitant pas, comme durant l'affaire du chasseur Sukoï russe abattu par l'aviation turque au dessus du sol syrien en novembre 2016, à risquer une grave escalade avec l'ours russe, Erdogan est allé jusqu'à menacer, via son ambassadeur à Moscou, de recourir à la force pour régler le problème du Haut-Karabakh en accusant la Russie de soutenir les Arméniens, comme elle soutient également le régime alaouite de Bachar al-Assad et les forces anti-sunnites et kurdes anti-turques et anti-islamistes en Syrie. C'est là que l'on retrouve le lien entre le panislamisme néo-ottoman et le panturquisme ethnique : Ankara essaie, en Turquie comme au Kosovo, à Chypre ou dans le Haut Karabagh, de faire coïncider sa stratégie de défense des musulmans sunnites du monde entier face aux "infidèles" avec un irrédentisme ethnique et turcophone qui rappelle la stratégie hitlérienne visant à justifier l'extension du Reich au nom des "minorités allemandes" persécutées (Sudètes). Il est donc bien à craindre qu'en l'occurrence, un arbre cache une foret : au moment où les sanctions contre la Russie sont renouvelées en raison de l'irrédentisme supposé de Moscou en Ukraine, la Turquie développe de façon encore plus directe et agressive, son propre irrédentisme, dans le Caucase (Azeris, Tchétchènes), en Syrie (Djihadistes ; Frères musulmans face aux Kurdes honnis), en Irak (idem), en Libye, à Chypre, dans les Balkans et même dans le territoire de la Russie (Tatars) et des pays balkaniques (minorités musulmans de Bulgarie, Roumanie, puis Kosovo-Albanie-Bosnie), rétablissant ainsi les frontières géo-civilisationnelles de l'empire ottoman qui, rappelons-le, est la référence absolue d'Erdogan, alors que cet empire a lutté pendant cinq siècle contre l'Europe après avoir détruit l'empire byzantin ("empire romain d'Orient") en 1453 puis appuyé les pirateries barbaresques esclavagistes d'Afrique du Nord jusqu'à l'arrivée des premiers colonisateurs européens. C'est donc non pas une Turquie laïque, kémaliste, chère à Atätürk (tout aussi hostile au panislamisme qu'au panturquisme) que les Atlantistes voudraient faire entrer dans l'Union européenne, mais une Turquie redevenue impériale et irrédentiste, fière de son colonialisme passé et présent, à bien des égards arrogante et conquérante... 

Pendant que l'Europe passe son temps à battre sa coulpe et à s'excuser pour les Croisades chrétiennes et la colonisation, la Turquie néo-ottomane est quant à elle, plus fière que jamais de son colonialisme et de ses croisades musulmanes, à telle enseigne qu'Erdogan ne rate jamais l'occasion (fort médiatique en Turquie) de se montrer chaque année au premier rang des célébrations de la conquête de Constantinople....

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