"Vaincre l'extrémisme par l'éducation et la culture" : pourquoi réduire l’Etat islamique à un groupe de barbares incultes passe à côté du problème<!-- --> | Atlantico.fr
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La directrice de l'UNESCO, Irina Bokova, a affirmé au sujet de l'Etat islamique qu'il fallait "vaincre l'extrémisme par l'éducation et la culture".
La directrice de l'UNESCO, Irina Bokova, a affirmé au sujet de l'Etat islamique qu'il fallait "vaincre l'extrémisme par l'éducation et la culture".
©Reuters

Abu Bakr al-Doctorat

Ce weekend du 7 mai, la directrice de l'UNESCO, Irina Bokova, a affirmé au sujet de l'Etat islamique qu'il fallait "vaincre l'extrémisme par l'éducation et la culture", alors que les dirigeants de l'organisation terroriste semblent être plutôt cultivés et très bons stratèges.

Atlantico : Aux propos de la directrice de l'UNESCO, on peut rétorquer que les personnes à la tête de Daech semblent plutôt être des gens cultivés et de très bons stratèges. N'est-il pas dangereux d'oublier cette variable ?

Ghaleb Bencheikh : Je pense qu'il y a deux aspects. D'une manière générale, il me semble que le fondamentalisme est la croyance en la connaissance et que l'extrémisme est le culte sans la culture. Je ne suis pas sûr que ces gens soient "cultivés", en revanche ils sont instruits et bien formés, notamment dans les domaines techniques et informatiques. C'est indéniable, sinon ils ne pourraient pas tenir un pseudo-Etat, fut-il celui de la terreur : il y a bien une administration, une collecte d'impôts etc, ce n'est pas le Moyen-âge. Conduire des chars, utiliser des armes lourdes, n'est pas donné au premier quidam, il faut une instruction, une connaissance. Par ailleurs, ils utilisent également internet, Youtube, pour faire leur propagande, ils ont donc une indéniable vision stratégique, mise au service de la cruauté. Pourtant, je ne suis pas sûr que ces personnes soient sensibles à "l'Enlèvement au sérail" de Mozart ou aux "Arabesques" de Debussy, d'ailleurs je pense qu'ils n'en ont jamais entendu parlé et que, quand bien même, ils n'y seraient pas sensibles.

Je parle de vision duale car il y a, d'un autre côté, certaines de ces personnes qui sont dans une vision millénariste, c'est-à-dire apocalyptique. Une pensée qui sous-entend que nous sommes arrivés à la fin dernière, qu'il y a une logique des temps derniers qui précèdent le jugement de Dieu. Parmi eux, il y a des idéologues, des manipulateurs, des gens fanatisés … Ces personnes savent tenir un discours là-dessus, et cela a un impact sur les gens fragiles d'esprits, par exemple ceux qui vivent dans nos sociétés sécularisées et qui sont frustrés. Cet impact sur la psyché des personnes fragiles est réel, et c'est pour ça que ces derniers y répondent et partent.

Si l'on combine ces deux choses : les idéologues millénaristes et les stratèges, cela donne cette approche constituée d'un savoir-faire qui obéit à une cohérence propre. Cependant, en disant cela, je reste tout de même dubitatif quant aux capacités intellectuelles du "calife" al-Baghdadi, car ce type de personne est passé par la prison d'Abou-Ghraib et se situe donc plutôt dans une logique de revanche, de haine et de vengeance. On est là donc dans  un enfermement total. Ainsi les connaissances techniques, de dextérité, d'informatique, d'ingénierie, sont mises au service, non pas de l'humanité et de la bonté, mais d'une idéologie mortifère.

Certes, l'Etat islamique prolifère sur la pauvreté et les tensions dans la région du Moyen-Orient. Mais il attire également des recrues occidentales de classes moyennes ou aisées, qui sont éduqués. Comment expliquer ce paradoxe ?

Déjà, pour ajouter au cas qui est propre aux populations irakiennes, il faut évoquer les dix ans du gouvernement chiite Maliki, qui a exercé le pouvoir avec une haine contre les sunnites héritée des années de la dictature de Saddam Hussein. Les tribus sunnites ne pouvant plus subir l'oppression et les avanies de Maliki et de ses sbires se sont dit que s'il fallait s'allier au diable pour se sortir de cette situation, elles le feraient. A cela s'ajoute la pauvreté ainsi que la pseudo-répartition des richesses prônée par la propagande de l'Etat islamique.

Pour ce qui est des recrues aisées et éduquées, je n'ai pas d'autre explication que cette idéologie millénariste dont j'ai parlé précédemment : l'idée de mourir pour mourir car la fin du monde approche. Une idée qui peut fasciner les plus fragiles d'esprit ou ceux qui ne sont pas immunisés contre ces thèses car après tout, tout le monde n'est pas historien ou agrégé de philosophie ; les recrues peuvent très bien être férues de sciences dures ou d'informatique, par exemple, et ne pas avoir eu forcément l'occasion de réfléchir sur l'homme et sa destinée. On peut tirer des exemples dont on dispose une catégorie socio-psychologique d'individus qui, par temps de crise, sont sensibles à ces explications "mutatis muntandis". Cela fait penser à d'autres cas, par exemple celui de l'Ordre du temple solaire. Dans le cas de l'EI, on voit donc des gens se rendre au djihad en famille, être pris de l'ivresse fusionnelle du "nous contre eux", de la purification et du mépris de la mort né du culte du martyr et d'un au-delà annoncé comme meilleur et durable. Ces gens ne font plus confiance à l'administration de leur pays, à ceux qui les gouvernent, ne croient plus en personnes et pensent que l'on a tout essayé, donc pourquoi ne pas essayer la voie du djihad.

Au lieu de considérer les djihadistes de Daech comme des barbares incultes, ne devrait-on pas plutôt nous interroger sur les carences qui ont poussé notre modernité à accoucher d'une telle violence ? Quels pourraient en être les facteurs ?

Il y a deux choses : d'une part les facteurs endogènes au contexte islamique, et d'autre part ceux qui se situent en-dehors. Pour les premiers, les facteurs endogènes, ils sont connus. Après un apogée civilisationnel, qui aurait culminé à l'époque de Soliman le Magnifique, de la civilisation impériale ottomane, le palais de Top-Kapi etc, il y a l'idée qu'une régression terrible s'est abattue, notamment par le processus de colonisation du monde musulman.  Ce phénomène s'accompagnant surtout d'une séquence ratée dans l'Histoire, qui se situe entre l'époque de Descartes et celle de Freud, c'est-à-dire celle qui inclus les Lumières, les réflexions de Bentham, de Locke, de Kant … Ces révolutions n'ont pas eu lieu en contexte islamique, plus grave encore, à cette période on a eu le droit à l'apparition du wahhabisme, des Frères musulmans etc. Coup sur coup, on est allé de régressions en régressions, accompagnée par des abdications successives de la raison. Ce phénomène a été alimenté par des facteurs exogènes, les périodes de colonisation menées par des individus comme Mac Mahon, Sykes et Picot, des traités historiques comme celui de Sèvres ou de Berlin etc, les conflits comme la guerre du Golfe ou la dernière guerre d'Irak, les guerres entre pays arabes etc. Toutes ces raisons sont propres à ces régions, à ces peuples arabo-musulmans et arabo-chrétiens.

Pour ce qui est des facteurs exogènes, qui nous concerne nous, on peut clairement souligner l'échec de la "modernité". On aurait atrophié l'humain des questions de sens, alors qu'on ne sait toujours pas répondre aux sempiternelles questions auxquelles l'homme est confronté : le sens de la vie, les origines, la fin dernière, la mort, la souffrance des peuples etc. Tout cela fait que des individus fragiles peuvent s'accrocher comme une moule à un rocher à des chimères. Les propagandistes de Daech savent vendre ces chimères. Et il ne faut pas oublier également l'attirance pour la violence,  ce qu'on appelle en psychanalyse "la destrudo", le contraire de la libido, la pulsion de mort. N'oublions pas que Néron était fasciné en voyant Rome brûler, de façon similaire certains sont fascinés par la violence dans les films, les séries. Chez Daech la violence est incarnée et vécue, et cela peut attirer ces mêmes individus. Sans être psychanalyste, on peut trouver chez certains de nos semblables cette pulsion de destruction, et cela peut entrer en résonnance avec l'attrait de ceux-là pour le djihad.

L'Etat islamique défend une doctrine réactionnaire, cependant il serait faux de le considérer comme un groupe de soldats sortis du Moyen-Age. Finalement la réaction anti-moderne de ces djihadistes n’est-elle pas, elle-même, profondément moderne ?

Il faut faire attention au terme, "moderne", étymologiquement, signifie "qui suit son mode", et non "sa mode", au féminin, car la mode est par définition appelée à disparaître. En revanche, être moderne c'est suivre son mode, son temps, être en adéquation avec ce qui est requis pour pouvoir vivre sans décrocher. De tout temps, il y a eu une "querelle des anciens et des modernes", Averroès était moderne au XIIIème siècle, Luther au XVème siècle etc. Pourtant, je ne suis pas sûr que l'Etat islamique soit dans la modernité au sens de vouloir se hisser aux exigences de son époque. Il faudrait plutôt parler d'une logique de reconfiguration des relations interindividuelles et interétatiques à l'ère post-industrielle, "l'ère post-moderne" comme on dit souvent. Je dirais plutôt que les gens de Daech sont "méta-modernes", c'est-à-dire à côté de la modernité. Ils ne sont pas archaïques, ils savent se débrouiller et conquérir, et sont loin d'être des idiots, des barbares.  Cependant, ils sont à côté, au-delà de la modernité.

Face à cette attirance de certains Français, et Occidentaux, pour le djihad, faudrait-il proposer de redonner du sens à l'existence pour juguler les départs ?

Je pense que cette conclusion serait trop rapide et qu'on est dans le registre incantatoire. En revanche, il faudrait traiter la question dans sa globalité, et non pas avoir des lectures biaisées, c'est-à-dire n'avoir qu'une explication sociologique, géostratégique, politique, théologique etc. A mon avis, chacune de ces lectures à sa pertinence propre, aucune n'épuise seul le sujet. Il vaut mieux avoir une approche synoptique, et parmi ces différentes approches, souligner une réflexion fondamentale sur le sens de la vie, qu'est-ce qu'être humain, qu'est-ce que la spiritualité, la fraternité, l'altérité etc. Peut-être que parmi nos compatriotes attirés par Daech, certains ne se sont pas retrouvés dans les changements sociaux comme le mariage pour tous, que la pureté islamiste leur fournit un message qu'il juge meilleur que certaines valeurs qui s'effritent, se délitent, selon eux, à cause d'une société qu'ils jugent permissive.

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