Un suicide de patron de PME tous les deux jours : le révélateur du profond sentiment d'isolement des chefs d'entreprise face à leurs responsabilités<!-- --> | Atlantico.fr
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Geoffroy Roux de Bézieux a déclaré "qu'un patron de PME se suicide tous les deux jours".
Geoffroy Roux de Bézieux a déclaré "qu'un patron de PME se suicide tous les deux jours".
©Reuters

Environnement hostile

Lors d'un récent entretien, Geoffroy Roux de Bézieux a déclaré "qu'un patron de PME se suicide tous les deux jours, (que) les trésoreries sont à sec, (et que) les défaillances d'entreprises sont au plus haut". Une situation révélatrice de la manière dont sont considérés les patrons en France depuis des années, que ce soit par la société ou par l’exécutif.

Hervé Lambel

Hervé Lambel

Hervé Lambel est candidat à la présidence du Medef et co-fondateur du CERF (Créateurs d'emplois et de richesse en France).

D’une lignée d’entrepreneurs, il est diplômé de l’EPSCI (Essec). Il entre en 2000 à la CGPME, puis fonde en 2003 le CERF, dont il devient Président et porte-parole en 2004. Il fait notamment partie des premiers lanceurs d'alerte sur la crise économique et les problèmes de trésorerie des entreprises. Il est également le créateur d’HLDC, société de service et d’investissement.

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Denis Monneuse

Denis Monneuse

Denis Monneuse est sociologue, directeur du cabinet Poil à gratter et chercheur à l’UQAM (l’Université du Québec à Montréal). 

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Atlantico : Selon, le Vice-président du Medef Geoffroy Roux de Bézieux : " un patron de PME se suicide tous les deux jours". Quelles sont les raisons sociaux-économiques qui poussent à ce geste ?

Hervé Lambel :  Même si l'on se met à "aimer l'entreprise", les patrons subissent une ostracisation aux racines populistes depuis plusieurs décennies. Voulue ou non, elle est amplifiée par l'effet de loupe des medias et des politiques autour de la question des plans de licenciements des grands groupes, de la rémunération des patrons… qui ont contribué à créer une image fausse des patrons. Un tournant est marqué au moment où Jean-Pierre Raffarin, ancien ministre des PME et alors Premier ministre, a vulgarisé l'expression au point de rendre quasiment automatique le trait d'union entre patron et voyou… on aurait cru son paroxysme atteint quand, au moment du décès de l'un d'entre eux, certains emploient le terme de "suceur de sang", mais le journal Libération, sur la question qui nous préoccupe aujourd'hui, n'hésite pas à contester une étude, critiquable, pour lui faire dire le contraire de ce qui apparaît quand même comme une réalité préoccupante.

Cette ostracisation a exacerbé le sentiment d'isolement du patron face à l'ensemble de ses responsabilités. Elles sont d'ordre économique et financier, certes, comme la préservation de l'outil de travail, mais aussi social car l'un ne va pas sans l'autre. Ainsi, à chaque difficulté, il serait admis que la première variable d'ajustement est le salarié que l'employeur n'hésiterait pas à "jeter". Mais cette vision est fausse : la première variable reste la rémunération du patron. Les chiffres sont clairs : 13% des patrons aujourd'hui ne se paient pas, afin de laisser un maximum de ressources dans l'entreprise, donc aussi pour assurer les salaires des employés. On ne fait pas état ici des patrons qui se paient très peu, mais on peut se faire une idée si l'on prend les études qui font état de 30% des entreprises en France qui auraient des problèmes de trésorerie… C'est énorme.

Il faut mettre cette situation en regard du niveau de rémunération de ces patrons qui oscille autour de 2000€ par mois (moins quand on intègre les agriculteurs, eux aussi patrons) pour près de 70 heures par semaine (Amarok dirait 55 heures : le chiffre, tiré d'une étude Insee est contestable), ce qui est inférieur au Smic horaire… Ainsi, chaque difficulté, chaque mois est source d'un stress énorme pour le dirigeant qui se sait alors à la merci de son banquier ou des organismes sociaux.

Ce revenu, c'est à peu près ce dont dispose le dirigeant pour faire face à un imprévu… la France, dont les entreprises sont insuffisamment capitalisées lors de leur création et sont donc très fragiles, enregistre un niveau de défaillance largement supérieur à toutes les économies comparables.

Or, les conséquences économiques, sociales, voire familiales, d'une défaillance sont énormes pour le dirigeant qui peut tout perdre et qui n'a, dans la plupart des cas, aucun filet de sécurité.

Même sans défaillance, de nombreux patrons vivent un sentiment d'échec quand ils comparent leur propre situation à l'image renvoyée par les medias et éprouvent un sentiment de honte de ne pas "mieux" réussir. Ils oublient que la réalité économique ne permet pas la "réussite" mise en avant par ces medias.

Le politique, lui, en réaction, renforce les contraintes et la pression sur l'entreprise. En caricaturant, il y voit un lieu où il y a de l'argent, alors que l'entreprise est le lieu de la création de la richesse… La politique économique n'est donc pas adaptée et est contre-productive, anéantissant les efforts et le capital investis dans l'entreprise.

Denis Monneuse : Le suicide est toujours lié à un ensemble de plusieurs facteurs. Certaines peuvent être liées au travail mais il y a aussi la sphère personnelle qui joue (divorce difficile, sentiment de solitude, etc.). Ceci dit, il est certain que la crise économique fragilise les situations. Quand la survie de l’entreprise est en jeu, le stress est plus fort, l’équilibre vie personnelle/vie professionnelle est plus difficile à trouver. Une entreprise en difficulté affecte aussi la confiance en soi du patron : ce sont en quelque sorte ses compétences qui sont remises en cause.

Quelles sont les différences entre les pressions subies par les patrons de PME et celles que connaissent les salariés ? 

Hervé Lambel :  Ce qu'il faut comprendre, c'est que la pression sur le salarié que vous évoquez, résulte de plusieurs paramètres que doit prendre en compte son employeur : le besoin et l'exigence du client, l'exigence fiscale et sociale indépendantes de la capacité contributive de l'entreprise, les moyens à mettre en œuvre, et donc à financer, pour y répondre. Si le chiffre d'affaire avec la marge suffisante sont là, le système fonctionne. Sinon, c'est la chute. Pour le salarié, indépendamment du chiffre d'affaire, le salaire est garanti par l'employeur et, au pire, par les garanties sociales. Les responsabilités ne sont pas comparables. A cela s'ajoute pour l'employeur le fait de devoir prendre des décisions concernant des collaborateurs avec lesquels il vit tous les jours. Ce n'est pas simple. C'est même souvent une souffrance.

Denis Monneuse : Ce qui est particulier chez les patrons de PME, c’est le lien affectif qui les unit à leur entreprise. C’est souvent un peu leur "bébé". Par suite, certains actes de gestion ne sont pas faciles à prendre. Se séparer de salariés pour raisons économiques par exemple. Ils se sentent parfois responsable de leurs salariés, avec des relents de paternalisme social. Si l’entreprise tourne mal, ils peuvent se sentir coupables.

Depuis les tristement célèbres affaires de suicide chez les salariés de France Télécom, nombres d'études et de psychosociologues du travail se sont intéressés à ce phénomène. Mais très peu d'études ont été réalisées sur le suicide des patrons de PME. Comment l'expliquer ?

Hervé Lambel : Je me suis intéressé dès la fondation du CERF à la question des défaillances d'entreprises et à leurs conséquences. Très vite, nous avons constaté qu'il n'existait aucune étude, aucunes données sur la situation des chefs d'entreprises alors que l'on entendait parler de suicide de salariés, d'agriculteurs. Ce n'est que depuis la création de l'AMAROK que le stress est étudié et mesuré chez les chefs d'entreprises. Auparavant, cela n'intéressait personne. A fortiori, pas les organisations patronales qui ont l'air de découvrir le phénomène. On pourrait penser qu'il s'agit d'un phénomène nouveau : en fait non, tout porte à croire que cette situation est antérieure à la crise, et ce pour une raison simple, la France à le niveau de défaillances d'entreprises le plus élevé de tous les pays comparable depuis 20 ans… C'est la raison pour laquelle nous avons toujours considéré que la question des défaillances, de leurs causes et de leurs conséquences, donc de leur prévention, devait être une priorité absolue pour le redressement économique et social de la France.

Alors pourquoi ? Malheureusement parce que les organisations patronales (on peut faire le même reproche aux organisations de salariés), sont coupées de leur base : la France est confrontée à un problème majeur de représentativité, qui explique notamment la faiblesse du dialogue social et ses limites, la méconnaissance des politiques du fait économique et de la place de l'entreprise dans la création de richesse et d'emplois, et donc des mauvaises politiques mises en œuvre et l'absence de réformes pourtant nécessaires.

Denis Monneuse : Les patrons de PME sont relativement peu connus, à part localement. Ils cherchent rarement à se mettre en valeur et leur plainte pourrait sembler incongrue. Autant on peut parler du stress ou du malaise des cadres, autant on ne parle pas du stress des petits patrons parce qu’on se dit que ce sont eux qui ont choisi ce type de responsabilités. Ensuite, les suicides au travail sont visibles quand plusieurs se produisent à date rapprochée, ce qui ne peut être le cas que chez les salariés, pas le dirigeant puisqu’il n’y en a qu’un. Enfin, les médias et les chercheurs ont tendance à s’intéresser aux grandes entreprises connues.

Le 5 novembre, c'était les agriculteurs qui manifestaient. La première semaine de décembre se sera au tour des patrons de PME. Qu'est-ce que cela traduit ? Se sentent-ils abandonnés par les instances syndicales qui les représentent ainsi que par l'Etat ?

Hervé Lambel : Les organisations sentent en effet que leur base leur échappe. En 2010, les listes présentées par mon organisation récoltaient plus de 40% des voix en moyenne aux élections des chambres de Commerce et d'Industrie (CCI) à une époque où la tension médiatique sur ces questions n'était pas aussi forte. Nous a-t-on donné la parole pour autant ? Nous avons par ailleurs déjà montré comment ce manque de représentativité et l'inefficacité des corps intermédiaires expliquait en grande partie la situation économique et sociale d'une part et, sur le plan politique, la montée du vote extrême, notamment pour le Front National, d'autre part.

Leur responsabilité est grande dans le sentiment d'abandon et de solitude que ressentent les patrons dans l'exercice de responsabilités lourdes dont la plupart des contempteurs n'ont pas la moindre idée. Le regard des patrons sur l'URSSAF est souvent très dur, mais qui dirige l'URSSAF ? des représentants patronaux et salariés… de son côté, l'Etat ne cesse de prendre des dispositions qui ne font qu'accroître la complexité et la pression fiscale, sociale et normative sur les entreprises… Comment ne pas se sentir abandonné ?

Denis Monneuse : Les agriculteurs sont eux-mêmes des chefs d’entreprise. Mais ce secteur d’activité est particulier, régulièrement en crise. Leurs manifestations ne sont pas exceptionnelles. Pour les patrons de PME, je pense qu’il s’agit d’un effet à long terme de la crise économique et d’un manque de reconnaissance. Lors d’un retournement de conjoncture, on peut faire le dos rond avec l’espoir que les affaires reprennent. Quand la crise perdure, la fatigue se fait plus sentir. Les patrons de PME deviennent alors plus sensibles, plus irritables. Ils ont le sentiment d’un manque de reconnaissance car ils ne comptent pas leurs heures et se sentent injustement mal aimés alors qu’ils créent de l’emploi. La comparaison avec d’autres catégories de salariés qui semblent plus protégés mais qui se plaignent tout de même (intermittents du spectacle, pilotes d’Air France, fonctionnaires, etc.) leur semble cruel. Ils ont l’impression de travailler deux fois plus sans en tirer un grand prestige ou un grand profit.

Comment expliquer qu'on oppose trop souvent patrons et salariés ? Et qu'elles en sont les conséquences ?

Hervé Lambel : Ces oppositions trouvent une part de leur origine dans la situation politique de la France au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Elles se sont figées dans une opposition "populiste" qui a permis par le passé de créer des positions en relais du politique, là où étaient nécessaires le dialogue, la coopération, l'ouverture, pour conduire l'adaptation de notre système productif aux changements du monde et permettre à notre économie de poursuivre son but : créer les conditions du progrès partagé par le plus grand nombre. Au lieu de permettre aux entités économiques de s'adapter grâce à un dialogue en interne, la centralisation de ce dialogue entre les mains d'un oligopole prétendument représentatif, l'a transformé en simulacre, créant les rigidités que l'on connaît. Et l'affaiblissement de notre économie et de la France.

Denis Monneuse : Quand on pense aux patrons, on pense aux grands patrons qui gagnent plusieurs millions par an, qui ont des retraites chapeau, des stocks options, etc. On oublie que ce sont des exceptions par rapport aux autres chefs d’entreprise. Les Français disent souvent dans les sondages : j’aime mon patron mais pas les patrons en général. Les dirigeants se sentent ainsi mal aimés alors que, eux aussi, comme tout le monde, ont besoin de reconnaissance. Par suite, les préjugés colportés par les patrons sur les salariés et par les salariés sur les patrons ont tendance à se renforcer !

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