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Le développement des nouvelles technologies et le boom du numérique semblent avoir été l'occasion d'une accélération et d'une généralisation de la surveillance.
Le développement des nouvelles technologies et le boom du numérique semblent avoir été l'occasion d'une accélération et d'une généralisation de la surveillance.
©Reuters

Little Brother deviendra grand

Écoutes judiciaires à outrance, surveillance de la NSA, espionnage entre particuliers... Les nouvelles technologiques sont aussi pratiques que pernicieuses, et leurs effets sur la société commencent seulement à se faire sentir.

Atlantico : Le développement des nouvelles technologies et le boom du numérique semblent avoir été l'occasion d'une accélération et d'une généralisation de la surveillance. L'affaire des enregistrements Buisson puis celle des écoutes de Sarkozy n'en sont que les plus récentes illustrations depuis la mise au jour des pratiques de la NSA. Faut-il se résigner pour de bon à vivre dans un monde où être écouté serait devenu la norme ?

Eric Denécé : Je ne pense pas, tout d'abord, que les citoyens doivent se "résigner" à un monde où chaque individu serait mis sur écoute. Les citoyens peuvent utiliser ici deux moyens : en premier lieu une pression sur leurs gouvernements respectifs pour que les lois sur la protection des données personnelles et des communications soient renforcés, mais aussi l'adoption de moyens de protection au niveau individuel afin de ne plus laisser autant de "traces" qu'actuellement, que ce soit par téléphone ou sur Internet.

Pour comprendre le problème plus en détail, il est nécessaire de rappeler les différents types d'écoutes et leurs provenances :

Les écoutes judiciaires qui sont déclenchées par les juges d'instructions dans le cadre d'une enquête. Elles sont tout à fait légales et sont vérifiées par la Commission de contrôle des interceptions.

Les écoutes administratives que l'ont initie à la demande des services de renseignements (intérieurs comme extérieurs) pour des raisons de sécurité nationale.

Les écoutes provenant de l'étranger (NSA, CIA...), certaines agences pouvant s'intéresser à ce qui est dit en France sur tel ou tel sujet. On ne peut malheureusement pas grand chose contre de telles pratiques.

Enfin, les écoutes "sauvages" ou illégales qui peuvent provenir de plusieurs directions. Tout d'abord des individus  qui s'improvisent espions amateurs grâce à des logiciels d'espionnage assez facilement accessibles sur le Web. C'est souvent un moyen d'écouter son voisin, son conjoint, son patron, les moteurs étant ici davantage la paranoïa ou encore la perversité. Viennent ensuite les hackers qui travaillent sur Internet et dont les motivations sont davantage criminelles ou subversives. On trouve enfin, bien que cette pratique soit loin d'être systématique, les agences d'intelligence économique ou encore les sociétés de détectives privés qui peuvent recourir à des écoutes illégales lorsqu'elles butent sur un renseignement dans le cadre d'enquêtes qu'elles conduisent.  

Les deux premiers types d'écoutes sont très réglementés, leurs pratiques étant encadrées par la loi Rocard/Cresson (loi du 10 juillet 1991). Il faut toutefois faire la différence entre l'aspect légal et l'aspect légitime, notamment dans le cadre des écoutes judiciaires. On observe effectivement dans certains cas des abus venant de juges d'instructions qui peuvent être tentés d'abuser de ce genre de recours. Le principal problème réside cependant dans les deux derniers types d'écoutes qui ont tendance à se généraliser sur les dernières années.

Jean-Marie Burguburu : Il est certain que les écoutes modernes ont aujourd'hui un aspect de moins en moins exceptionnel, et cela concerne tant les personnes soupçonnées d'un méfait que les avocats. Les manipulations étaient auparavant complexes, difficiles (on se souvient des fameux "plombiers de l'Elysée"), puisqu'il fallait poser physiquement une "bretelle" sur le poste que l'on souhaitait espionner. Il suffit aujourd'hui d'un simple clic d'ordinateur, et les moyens alloués aux écoutes numériques n'en sont que plus importants, on le voit notamment à travers la création par l'Etat de la PNIJ (Plateforme Nationale des Interceptions Judiciaires) qui va être un véritable "bunker" géré par la société Thalès. Les conditions ont donc bel et bien changé et l'on se rend compte que les interceptions téléphoniques n'ont plus un caractère aussi restreint que par le passé, en dépit des restrictions prévues par le Code de procédure pénale en la matière.

L'autre problème est de voir que la plupart des écoutes se faisaient auparavant dans un cadre administratif avec pour motivation la sécurité nationale (renseignement stratégique, grand banditisme…) alors que ce sont aujourd'hui les citoyens qui peuvent voir leurs communications interceptées de manière de plus en plus massive. Sans parler évidemment de la géolocalisation et du croisement des méta-données qui entame sensiblement l'espace des libertés individuelles comme jamais auparavant. 

François-Bernard Huyghe : Si l'on est chef d'État ou grand de ce monde, il faut s'attendre à ce qu'un service étranger cherche à pénétrer votre téléphone (Merkel) ou votre Intranet (l'Élysée espionné à la fin du mandat de Sarkozy) et il faut se méfier des conseillers que l'on choisit. Mais le citoyen lambda (le même, il est vrai qui met beaucoup d'informations confidentielles en ligne sur Facebook) sait désormais que la NSA peut piéger son ordinateur ou sa Webcam, le géolocaliser, intercepter ses messages qui passent par un câble sous-marin, etc. et cela dans le dessein insensé d'en apprendre plus sur nous que nous-mêmes.

Qu'est-ce que cette nouvelle donne change concrètement à notre quotidien ? Mesure-t-on d'ailleurs réellement l'ampleur de ces changements ?

Eric Denécé : On ne mesure pas, selon moi, l'étendue des enjeux qui sont à l'œuvre ici. Nous avons en Europe une loi sur la protection des données personnelles qui est relativement correcte puisqu'elle interdit aux opérateurs privés d'utiliser systématiquement les masses du Big Data pour proposer des offres commerciales. On trouve néanmoins un parallèle inverse avec la situation des Etats-Unis où depuis le Patriot Act de 2002 les activités de renseignements ont eu de plus en plus recours à des méthodes excessives. On tombe ainsi de plus en plus dans une sorte de démocratie policière où l'exécutif et ses différentes branches disposent des moyens d'écouter n'importe quel citoyen, n'importe quand.

François-Bernard Huyghe : À notre quotidien individuel et subjectif : rien. La police ne viendra pas nous arrêter à l'heure du laitier pour des propos imprudents (encore que la lutte contre les propos "haineux" ou les "phobies" pourrait servir de prétexte à bien des choses). Simplement, nous recevons des publicités un peu plus ciblées et des gens dans le Maryland nous intègrent dans des calculs délirants (mise en corrélation d'un nombre inimaginable de "Big Data") pour prédire ce que feront les foules demain. Dans le roman d'Orwell, 1984, chacun sait bien que Big Brother le regarde et tente par là de lui instiller une terreur préventive. Nous, nous sommes transparents et nous n'y faisons pas plus attention qu'à la caméra de surveillance au coin de la rue.

Quels peuvent être les impacts de cette manie de l'enregistrement et de la surveillance sur notre relation à la confiance accordée à autrui ? Comment vivre dans un monde de la suspicion généralisée où la sphère privée aurait disparu ?

Jean-Marie Burguburu : Il est clair que la sphère privée ne cesse de rétrécir comme peau de chagrin, mais il me semble essentiel de ne pas "s'habituer" à de telles réalités. Le fait de se dire que le moindre mail, le moindre appel, peut aujourd'hui être plus ou moins facilement intercepté même des années après est clairement angoissant, sans compter le fait que les possibilités de transmissions sont aujourd'hui bien plus simples. Une alternative viable peut résider dans l'adoption du cryptage, pratique qui existe déjà en matière de relations des avocats avec les juridictions.   

François-Bernard Huyghe : Outre l'amicale sollicitude de nos amis américains dont vous bénéficiez, vous pourriez être en contact avec une des 70.000 écoutes judiciaires (et je ne parle pas des interceptions dites administratives facilitées par la dernière loi de programmation militaire), ou encore un de vos proches pourrait avoir introduit dans votre téléphone portable un logiciel de surveillance facile à se procurer sur Internet. Et entre votre carte de payement, votre Navigo et vos navigations sur Internet et autres dispositifs, il est sans doute possible de reconstituer votre passé en détail. À l'heure numérique, tout ce que nous faisons ou disons laisse des traces. Plus nous entrons dans l'hyper modernité branchée, plus notre passé pèse.

Mais nous ne pouvons vivre dans une société décente que si nous gardons le pouvoir de donner nos secrets (telle aveu à la femme aimée, tel autre à l'ami, tel partage avec le camarade de lutte ou le collègue) et non si des algorithmes décident de ce qui est ou non intime. Je ne peux avoir confiance qu'en ceux à qui j'avoue librement mes secrets, voire mes faiblesses.

Quelles conséquences ces pratiques ont-elles sur le fonctionnement de la justice ? Sont-elles devenues contre-productives ?

Eric Denécé : On ne peut pas dire que les magistrats contournent aujourd'hui la légalité puisque des écoutes comme celles évoquées récemment par les médias sont légales, puisque le magistrat a décrété qu'il en était ainsi. L'interrogation se trouve davantage sur les abus d'une minorité de juges qui contournent des moyens efficaces et nécessaires à des fins qui ne vont pas toujours dans le sens de l'intérêt général. Les citoyens ne doivent pas tant s'inquiéter ici de la légalité des pratiques mais, encore une fois, de leur légitimité. Il s'agit toutefois d'avantage d'exceptions que de pratiques devenues "normales" pour la justice. L'analyse des événements de ces dernières années ne permet pas d'affirmer que les écoutes gouvernementales sont en train de se développer de manière particulièrement préoccupante en comparaison avec le passé.

Si nos sociétés européennes restent pour l'instant assez honnêtes sur ce point, on peut toutefois se permettre d'ouvrir des réflexions sur l'évolution de la jurisprudence pour ceux qui utilisent de manière abusives nos données, notamment dans le secteur privé. 

Jean-Marie Burguburu : On peut affirmer que la justice est moins "secrète" qu'auparavant. Ce que l'on appelle le principe du secret de l'instruction est une donnée fondamentale du Code de procédure pénale qui est hélas, il faut le dire, de plus en plus bafouée. Cette violation est évidemment au cœur de l'affaire que tout le monde évoque actuellement, des pans entiers de l'instruction se retrouvant aujourd'hui dans la presse. En parallèle le principe de protection des sources semble d'avantage protégé, même si les fameuses affaires des fadettes en 2011/2012 ont démontré que ce n'était là non plus pas un sanctuaire. Un fait qui amène à se demander si le secret professionnel n'est pas en train de devenir un secret de polichinelle.

François-Bernard Huyghe : Lorsqu'on arrête un truand, on trouve souvent chez lui, outre de l'argent liquide en quantités suspectes, des cartes SIM ou des téléphones jetables. Preuve que les brigands comprennent le système mieux que les citoyens lambda.

Les citoyens peuvent-ils s'adapter à cette réalité ? Comment réagir de manière intelligente à cette nouvelle donne ?

Eric Denécé : Sachant que nous sommes finalement en train de découvrir ces problématiques, il est difficile d'apporter aussi tôt une réponse claire et directe à une telle question. Il faut déjà veiller à ce que la législation n'évolue pas au détriment de la vie privée dans la gestion des bases de données afin d'éviter des transferts d'informations sensibles (santé, comptes bancaires…) sans que les individus en soient informés.

François-Bernard Huyghe : Il existe des dizaines de solutions (cryptologie, recours à TOR, sites anonymiseurs...) sans oublier les solutions "Low tech" comme d'envoyer ses correspondances secrètes par la poste qui reste très sûre. Le seul problème est que, sauf à être paranoïaques, très peu d'entre nous feront durablement l'effort d'adopter ces solutions, pas très chères mais chronophages et qui vous exposent au soupçon ou au ridicule. Bien sûr, nous devrions....

Par ailleurs, le monde politique semble être entré, à travers la popularisation des écoutes, dans une séquence de "scandales permanents" qui mine de plus en plus la confiance citoyenne. L'exercice du pouvoir peut-il s'en émanciper ?

Eric Denécé : La pratique des écoutes était en réalité bien plus importante et débridée dans les années 60 et 70, époque à laquelle le cadre juridique était presque inexistant. On se souvient de l'affaire Safari (1974) ou encore du scandale des écoutes sous François Mitterrand qui avait débouché sur une législation ambitieuse. Il est nécessaire de rappeler que la récente affaire Sarkozy, ou encore celle qui concernait M. Squarcini n'étaient pas illégales, la polémique portant ici d'avantage sur un éventuel abus de pouvoir, et plus particulièrement d'un abus de l'argument de protection nationale dans le cas Squarcini. 

Jean-Marie Burguburu : Les scandales existaient auparavant, mais la capacité à les étouffer ou à les restreindre à un petit cercle était bien plus importante. Internet n'existait pas et il était bien plus facile d'intervenir pour empêcher la diffusion d'une information. On voit aujourd'hui qu'une telle chose devient difficile, voire parfois impossible, et cela peut expliquer le développement d'un certain "syndrome" de révélations en série. Le cas de l'affaire Georges Tron est ici assez révélateur de cette nouvelle donne puisque les pratiques incriminées n'ont pas été retenues comme illégales, bien que ce monsieur, en dépit de sa relaxe, aurait probablement préféré que personne n'ébruite de telles informations. Il appartient donc aux personnalités d'être bien plus vigilantes qu'auparavant. Le plus important pour pallier ces problématiques serait de déterminer les faits privés qui mériteraient d'être révélés dans la sphère publique et ceux qui doivent malgré tout rester du domaine de l'intime. Ce genre de réflexion est d'ailleurs à l'œuvre actuellement.

François-Bernard Huyghe : Entre la peopleisation de la politique par exhibition de l'intimité et sa pollution par les affaires de basse police, la dignité de la fonction élective ne ressort pas grandie. Encore faut il distinguer le secret d'État crucial en certaines circonstances (ou le secret économiquement indispensable de certaines affaires) et la glauque révélation de petites manœuvres. Nos dirigeants valent ce qu'ils dissimulent. Et ils se savent désormais à la merci d'un smartphone qui les filmait ou les enregistrait.

Edward Snowden, dans une récente intervention publique, a évoqué le besoin d'une réponse citoyenne face au système d'écoute, appelant les internautes à crypter autant leurs données que possible pour gêner le travail des agences de renseignements. Jusqu’à quel point les individus peuvent-il influer sur l'avenir de notre vie privée ?

Eric Denécé : Je comprends la démarche de M. Snowden, mais il est difficile d'imaginer dans une réalité proche que nous vivions tous avec des téléphones et logiciels cryptés. Cela augmentera de manière drastique le coût de production et d'achat tout en compliquant les communications électroniques de tout genre. On peut espérer qu'un système simple, rapide et idéal puisse émerger demain mais ce n'est clairement pas envisageable, techniquement, aujourd'hui. Au-delà du simple cryptage, je pense que les moyens individuels restent à découvrir, et l'on peut faire confiance à la société civile pour faire émerger, du moins espérons-le, des solutions viables.

Jean-Marie Burguburu : Edward Snowden est à lui tout seul l'illustration d'un paradoxe puisqu'il est à la fois un héros et une victime : héros car il a dénoncé les "grandes oreilles" américaines, victime car il apparaît comme un traître aux yeux de beaucoup. En ce qui concerne l'adoption d'un "cryptage de masse" on peut apporter selon moi deux réponses.

Tout d'abord on peut dire qu'il faut rester réaliste et partir du principe qu'une donnée téléphonique ou numérique est par définition captable dans une grande majorité de cas. On peut ensuite affirmer que 90 % des données qui circulent sur Internet sont sans intérêt aucun pour d'éventuels espionnages, ce qui limite d'après moi l'intérêt du cryptage pour tous les citoyens. Limiter de telles pratiques aux échanges sensibles me semblerait ainsi plus efficace.

François-Bernard Huyghe:  Nous pouvons, bien sûr, nous imposer ces disciplines : les cyberdissidents de pays autoritaires ont bien réussi à apprendre ces techniques de cryptage et de contournement qui ressemblent un peu à des stratégies d'agents secrets. La bonne nouvelle est que, si nous sommes surveillés avec une technologie de plus en plus perfectionnée, nous pouvons aussi bénéficier de l'aide de milliers de cerveaux qui inventent chaque jour de nouvelles méthodes pour protéger notre intimité et mettre en échec ces grosses machines de surveillance.

Pour lire le Hors-Série Atlantico, c'est ici : "France, encéphalogramme plat : Chronique d'une débâcle économique et politique"

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