Syrie : le massacre de trop ? La guerre psychologique a déjà commencé<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Syrie : le massacre de trop ?
La guerre psychologique
a déjà commencé
©

Lord of war !

Suite au massacre de Houla, le conflit armé en Syrie est entré dans une nouvelle phase... Celle de la guerre psychologique. Et les forces armées rebelles n'hésitent désormais plus à occulter une partie de la réalité pour fournir aux médias l'émotion attendue. Quitte à déclencher prochainement une guerre civile.

Frédéric Pichon

Frédéric Pichon

Frédéric Pichon est diplômé d’arabe et de sciences-politiques. Docteur en histoire contemporaine,  spécialiste de la Syrie et des minorités, il est chercheur associé au sein de l'équipe EMAM de l'Université François Rabelais (Tours).

 Il est également l'auteur de "Syrie : pourquoi l'Occident s'est trompé" aux éditions du Rocher,  "Voyage chez les Chrétiens d'Orient", "Histoire et identité d'un village chrétien en Syrie" ainsi que "Géopolitique du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord".

Il anime en parallèle le site Les yeux sur la Syrie.

Voir la bio »

Nous avions dans ces mêmes colonnes expliqué pourquoi le plan Annan échouerait. D’abord parce qu’Occidentaux comme Saoudiens et Qataris ont tout fait dès le début pour le torpiller, en continuant de fournir des armes armes sophistiquées et des millions de dollars aux différents groupes de l’opposition. En envoyant des troupes spéciales chargées de former les cadres d’un des groupes rebelles, l’ASL (Armée syrienne libre), qui manque cruellement de professionnalisme et surtout de représentativité auprès des autres groupes armés.

D’autre part parce que les groupes rebelles ne représentent souvent qu’eux-mêmes, et c’est même un des motifs de l’impatience de la communauté internationale, qu’ils ne sont contrôlés ni par le CNS (Conseil national syrien toujours pas reconnu et dont le président est démissionnaire) ni par l’opposition intérieure  (notamment le Comité de coordination National), dont la jonction d’ailleurs avec ce même CNS est pour le moment improbable. La création d’un Front des révolutionnaires syriens, revendiquant 12 000 hommes a été annoncé cette semaine en Turquie, tandis que la Commission générale de la révolution syrienne s’est fixée comme ambition d’unifier le commandement militaire des rebelles armés. Quelle aubaine pour le régime qui peut ainsi, et tant pis s’il a raison, invoquer des provocations, des attaques terroristes (comme celle qui fit plus de 50 morts à Damas) et se plaindre (ou se réjouir ?) de n’avoir personne avec qui dialoguer ! Depuis quelque temps, il fallait passer à autre chose, débloquer la situation et tenter de passer outre la détermination russe de ne rien lâcher. Le timing parfait (visite de Kofi Annan, réunion d’Istanbul) est pour le moins troublant.

Il faut rappeler ici combien la « Révolution dans les Affaires Militaires » (RMA), parfaitement assumée et théorisée par les États-Unis dans les années 1990 est en train sous nos yeux de livrer une de ses énièmes batailles dans une de ses acceptions maximalistes, celle de la guerre de l'information. Les médias (et les ONG qui les abreuvent de « sources ») sont devenus des rouages essentiels : ils n’ont jamais cessé de l’être à vrai dire depuis que la guerre existe. Mais une sorte de paroxysme est observable en Syrie. Le principe de toute opération psychologique tourne autour de trois éléments selon la doctrine de la « psywar » et qui sont ici réunis : il s’agit d’occulter une part de la réalité, de déclencher des émotions et de fournir aux médias ce qu'ils attendent. En 1990, l’entreprise Rendon Group qui avait si obligeamment rempli son contrat pour le département d’Etat (les fameuses couveuses de Koweït City), n’était venue que peaufiner un processus déjà acté par le Conseil de sécurité et qui avait permis de chasser Saddam Hussein du Koweït. En 2003, ce fut plus difficile, mais on se souvient des flacons d’anthrax agités par Colin Powell devant le même Conseil en guise de preuves d’armes de destruction massive. Finalement, les États-Unis et leurs alliés y étaient allés tous seuls. Mais devant le verrou stratégique et géopolitique que constitue la Syrie, tout le monde sait depuis au moins un an qu’il n’y aura pas d’intervention internationale armée.

Il semblerait qu’en l’espèce, cette stratégie psychologique ait été intégrée parfaitement par les groupes rebelles en Syrie qui dans le combat dissymétrique mené contre eux par les forces régulières du régime y recourent de façon systématique. A ce titre, il faut reconnaître l’extrême empressement des grandes agences de presse occidentales à reprendre sans broncher les communiqués de la seule ONG officielle de l’opposition, basée à Londres, l’OSDH (Observatoire syrien pour les droits de l'homme) dont le nom flatteur (les Droits de l’Homme sont irréfutables comme dirait Alexandre Vialatte) vient dissiper ce qui restait de scrupules déontologiques de la part de la presse. Mais à en faire trop, on est toujours rattrapé. Il est évident que la situation de blocage au Conseil de sécurité, la lenteur et l’incapacité des opposants à se poser en interlocuteurs crédibles auprès des Occidentaux et aussi la surenchère des pays du Golfe permettent d’accueillir l’annonce de ces massacres comme l’occasion de changer de registre. C’est d’ailleurs un des résultats bénéfiques qu’a provoqué l’annonce à moins de 10 jours d’intervalle de deux tueries, à Houla d’abord, la veille de l’émissaire de l’ONU Kofi Annan à Damas et le 7 juin à Mazraat al Koubeir : en passant au stade émotionnel, comme l’a reconnu immédiatement Laurent Fabius sur Europe 1 le 29 mai "le massacre peut avoir comme conséquence que des pays jusque là réticents évoluent".

Le lendemain de la découverte du massacre de Houla on a très vite accusé l’armée syrienne, puis les observateurs dans l’après-midi indiquèrent que la plupart des victimes ont été exécutées à bout portant et dans la tête, certaines égorgées. Des témoins parlent de plusieurs lieux desquels les cadavres auraient été ramenés puis rassemblés. En tout état de cause, qui peut oser prétendre qu’il s’agisse d’une action délibérée du régime alors que l’agenda des rebelles semble plus pertinent ? En évacuant une hypothèse machiavélique de l’un ou l’autre camp, la réalité peut être appréhendée différemment. Qu’il y ait eu un ou plusieurs massacres, c’est évident, que l’on aille jusqu’à considérer qu’il y va de la responsabilité du régime d’assurer la sécurité de ses concitoyens passe encore. Mais nous sommes là en présence d’opérations meurtrières de vendetta, dans un contexte où tous les connaisseurs de la région mettent en garde depuis des mois contre une guerre civile généralisée, entre clans pro-et anti-Assad, voire même entre communautés : il est frappant de constater que les zones où ont été perpétrés les tueries sont des zones de mixité où les communautés sont fortement imbriquées, avec en particulier des alaouites et des sunnites formant les gros bataillons non pas de l’ASL mais des milices d’autodéfense qui contrôlent désormais de nombreuses bourgades au nord de la Syrie entre Homs, Idleb et Hama.

Il est même probable que les massacres aient impliqué des familles sunnites rivales suite aux élections législatives du 7 mai dernier. Car les fameux « chabihas », c’est-à-dire les nervis officiels du régime, ne semblent même pas en cause dans le cas présent, tant la circulation des armes est intense et l’autodéfense généralisée. Le général Mood lui-même semblait aller dans le sens de règlements de comptes claniques, après s’être rendu sur les lieux : « quels qu'ils soient, ceux qui ont commencé, ceux qui ont riposté et ceux qui ont contribué à un tel acte déplorable de violence, doivent être tenus pour responsables».(Le Monde 28 mai 2012).

Car une autre question mérite d’être posée : au-delà de l’« éthique de conviction » qui nous fait nous indigner à juste titre de la situation de violence qui dure depuis près de quinze mois et réclamer à cor et à cri une intervention, il faut être bien conscient des conséquences. Car qui peut croire que la démocratie succèdera au régime actuel ? Et même si l’on rétorque, en bons lecteurs de la Révolution française, qu’une période de transition sera nécessaire, y compris durant laquelle le sang devra couler, est-on bien sûr que ce soit l’enjeu véritable ? Que cherchent en réalité le Qatar et l’Arabie Saoudite, si peu soucieux de démocratie chez eux et qui sont les plus actifs, les plus influents, y compris auprès des chancelleries occidentales, sinon à affaiblir l’Iran qui est leur principale menace dans la région ?Sait-on que les chars saoudiens stationnent toujours actuellement à Bahreïn ? Or tout le monde sait bien que les armes et les fonds affluent massivement de ces pays et que le ministre saoudien des Affaires étrangères a encouragé officiellement à armer davantage l’opposition (en réalité certains groupes), à tel point qu’il a été rappelé à l’ordre. Il n’est que de se rendre sur la Toile pour constater les exploits des rebelles qui excellent dans la destruction de T62, et autres blindés aux cris d’Allah Akbar. Ou de rappeler que pour le seul premier week-end de juin, l’OSDH annonçait que les rebelles avaient tués près de 80 soldats des forces régulières. Le 5 juin, le général Robert Mood avait mis en cause des acteurs étrangers comme contribuant activement à la spirale de la violence en Syrie en envoyant de l’argent et des armes. “Je ne peux pas identifier quels pays sont impliqués”, avait-il prudemment ajouté auprès de l’AFP et de Reuters.

Or ces armes performantes (thermiques, anti-blindage) continueront d’être livrées. Il est même probable que leur fourniture officielle sera annoncée par les pays du Golfe, la France et les États-Unis dans les semaines à venir, comme cela s’est déjà produit en Libye. Dans ces conditions, on voit mal la Russie et l’Iran se priver de faire de même. Le gouvernement syrien, qui ne contrôle déjà plus certaines zones sera au prises avec des groupes très bien équipés. Souhaite-t-on une partition de la Syrie ? Une guerre de tous contre tous ? Un réduit alaouite au nord ouest, un Kurdistan au Nord, une région druze au Sud et le reste aux sunnites ? A-­t-on posé la question des chrétiens pour l’instant plutôt loyalistes et qui, comme en Irak, ne disposent d’aucune base territoriale et émigreront massivement ?

Pour dîner avec le diable il faut une longue cuillère, mais la nôtre est terriblement courte. Si la fin justifie les moyens, alors l’éthique mais aussi le réel se chargeront de nous rattraper. Comme elles ont rattrapé un certain matin du 11 septembre 2001 les États-Unis, vingt ans après que ces derniers eurent joué massivement la carte de l’islamisme radical pour chasser les Soviétiques d’Afghanistan.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !