SOS démocraties en danger : et si le populisme économique était la réponse à l’opposition stérile entre technocratie néo-libérale et populisme politique ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
SOS démocraties en danger : et si le populisme économique était la réponse à l’opposition stérile entre technocratie néo-libérale et populisme politique ?
©Reuters

Changement de système

Le professeur d'économie politique de l'Université de Harvard, Dani Rodrik, met en garde contre l'émergence d'un populisme politique​ dont, paradoxalement, un populisme économique​ (« l’assouplissement des contraintes sur la politique économique, et la restitution d’une autonomie d’élaboration des politiques à des gouvernements élus »​) pourrait être un antidote.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

Voir la bio »

Atlantico : ​Dans une tribune publiée par Project Syndicate, le professeur d'économie politique de l'Université de Harvard, Dani Rodrik, met en garde contre l'émergence d'un populisme politique​ (​« qui met à mal le pluralisme politique et les normes de la démocratie libérale​ »)​ dont, paradoxalement, un populisme économique​ (« l’assouplissement des contraintes sur la politique économique, et la restitution d’une autonomie d’élaboration des politiques à des gouvernements élus »​) pourrait être un antidote. Comment analyser une telle proposition et quelle serait la forme​ "théorique"​ envisageable pour un tel "populisme économique" ?

Christophe Bouillaud : Tout d’abord, cela correspond bien aux propos précédents de Dani Rodrik, et cela correspond surtout à un constat historique. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, les dirigeants occidentaux ont choisi de concilier un retour à la liberté des marchés, internes et externes, avec un pilotage politique et social de ce retour afin de satisfaire en même temps les aspirations populaires en terme d’emploi, de protection contre les risques de la vie (maladie, vieillesse, etc.), de services publics universels. Il est évident que cette stratégie visait par ailleurs à contrer la menace communiste en interne, mais aussi à éviter tout retour au nationalisme protectionniste qui avait marqué les dernières années d’avant-guerre.  Rodrik retrouve la même inspiration : face à une menace politique de déstabilisation, liée largement à l’incapacité grandissante des Etats occidentaux à assurer des biens socialisés fondamentaux aux populations, il faut reprendre la main pour redonner le sentiment aux citoyens que les pouvoirs en place prennent en compte leurs besoins. Après, je me permettrais de faire remarquer que, comme économiste, Rodrik est surtout sensible aux aspects de non-satisfaction des besoins matériels : avoir un emploi stable et bien rémunéré, avoir des services publics efficaces et bien financés, etc. Pour un politiste, le malaise contemporain est bien plus large que le seul désarroi économique et social, certes bien réel, il s’y mélange aussi des aspects proprement identitaires, culturels, symboliques, en particulier autour de la crainte de l’immigration. En gros, il faut rappeler que le modèle d’écroulement d’une démocratie à la Weimar, qui constitue de fait le repoussoir de toute personne attachée au pluralisme politique et aux normes de la démocratie libérale, correspond à la fois à une crise économique majeure, extrêmement mal gérée par les dirigeants allemands républicains de l’époque à travers une austérité suicidaire, et une profonde crise identitaire et culturelle de l’Allemagne liée bien sûr à sa défaite de 1918, remontant toutefois dans ses racines à la manière dont les pays germaniques sont entrés dans la modernité au XIXème siècle. C’est d’ailleurs ce qu’on observe aujourd’hui : un pays réagit de manière d’autant plus radicale sur le plan partisan et électoral à la crise économique en cours que des comptes bien mal soldés avec le passé ressortent à ce moment-là. Cela vaut autant à gauche pour Podemos pour le rapport de l’Espagne avec le franquisme, qu’à droite pour le FN en France qui ne se comprendrait pas sans la guerre d’Algérie et ses suites. Cela vaut aussi pour le vote pour le Brexit, qui ne peut se comprendre sans tout le legs du déclin impérial du Royaume-Uni depuis les années 1940. 

Pour ce qui est de la forme que pourrait prendre un « populisme économique », qui ne plaira guère au lecteur néo-libéral d’Atlantico, il pourrait déjà prendre la forme simple d’un retour à l’idée que le « bien-être » de toutes les composantes d’une population d’un pays constitue l’objectif prioritaire du pays. On en avait un peu parlé officiellement lorsqu’il y a quelques années on voulait compléter le PIB avec des indicateurs de bien-être, et depuis, on est revenu à l’obsession habituelle du seul « PIB qui crée de l’emplo » et au culte de la compétitivité, de l’innovation, etc.. Cela supposerait du coup de reconnaître que personne ne veut vivre la précarité sur le marché du travail, que cette dernière rend fondamentalement les gens malheureux et leur fait prendre des risques par ailleurs dans leur vie privée et leur hygiène de vie.  Cela supposerait aussi de réfléchir cinq secondes à l’acceptabilité sociale de toutes ces belles innovations que l’Etat et les entreprises annoncent… Il y aussi des gens qui veulent pouvoir parler à un être humain pour résoudre leurs problèmes auprès d’une administration ou d’une entreprise. Ensuite, une fois fixé l’objectif, comme le firent les politiciens occidentaux au sortir de la guerre en promettant le bien-être matériel pour tous, il faudrait prendre de vrais moyens dans cette direction, ce qui suppose un lourd combat politique avec ceux auxquels cette situation profite.

Dani Rodrik écrit : ​« Aujourd’hui, cette « technocratie libérale » est sans doute à son apogée dans l’Union européenne, où les normes et réglementations économiques sont élaborées très à l’écart d’une délibération démocratique au niveau national. Or, dans la quasi-totalité des États membres, cette distorsion politique – le fameux déficit démocratique de l’UE – provoque la montée des partis politiques populistes et eurosceptiques. ». Tout en ajoutant : ​« Les sociétés et investisseurs internationaux ont progressivement façonné l’agenda des négociations commerciales internationales, ce qui a abouti à des mécanismes mondiaux qui favorisent disproportionnellement le capital par rapport au travail. » Quels ont été les ressorts de l'émergence de cette "technocratie libérale" et comment expliquer cet aveuglement entre le résultat des politiques mises en place et son corollaire qu'est la montée du "populisme politique" ?

Sans vouloir refaire toute l’histoire des cinquante dernières années, il y a d’abord eu la reconversion des partis qui occupent la droite de l’échiquier politique au libéralisme d’avant 1914. On parle de « néo-libéralisme » à ce sujet en insistant sur le rôle nouveau conféré à l’Etat pour « faire les marchés », mais il faut aussi voir ce qu’a au fond de classique la politique Reagan-Thatcher. On revient sur le plan moral aux idées de l’ère victorienne : les miséreux sont les premiers et uniques responsables de leur malheur. Une fois arrivés au pouvoir, ces partis poussent à l’adoption d’un ordre institutionnel, mondial et européen, qui se dirige vers l’idée qu’il faut défendre les échanges internationaux et plus généralement les marchés contre les interventions politiques de nature sociale ou plus tard écologique. Ces partis de droite ne  font pas seul ce virage, car ils sont secondés, voire parfois précédés, par les partis du centre-gauche. La fin de la « Guerre Froide » en supprimant la menace communiste a renforcé cette tendance visible dès la fin des années 1960. Une fois que de nombreuses politiques publiques sont déférées à une instance internationale ou européenne, peuplée de bureaucrates non élus convaincus des vertus des marchés, il n’a pas été trop difficile aux multinationales et autres intérêts économiques majeurs de se faire entendre. Le stade ultérieur de cette évolution, c’est ce qu’on voit dans un traité de commerce de nouvelle génération comme le CETA (Accord de libre-échange UE-Canada) une tendance à faire appel à des « tribunaux d’arbitrage » où les intérêts privés sont mieux représentés que ceux des Etats. Là encore, tout est affaire d’idéologie : si l’on croit que le bien de l’humanité est toujours du côté des entreprises privées, des marchés libres, de l’échange international, il est vrai que les Etats, même démocratiques, ne peuvent que jouer les perturbateurs, et que moins ils interviennent, mieux c’est.

Ensuite, comme il s’agit d’une idéologie, elle ne peut pas se tromper. Bien des critiques ont fait le parallèle avec la doctrine communiste de la planification en Union soviétique dans les années 1930. Rien ne marche, ce n’est pas faute de la planification, mais à une planification pas assez poussée. Donc, si aujourd’hui les gens ne sont pas contents, c’est parce qu’on ne laisse pas assez faire les marchés et les échanges internationaux. La surdité est donc totale de la part des grands partis de gouvernement, jusqu’au moment où, effectivement, arrivent les méchants populistes. L’élection de D. Trump et le vote pour le Brexit auraient dû marquer une prise de conscience du risque, mais, pour l’instant, c’est surtout la reconnaissance toute verbale de ce dernier, comme lors du discours d’Emmanuel Macron à Davos cette année, tout en continuant imperturbablement sur la même voie.

Dans le cas particulier de la France et de la Zone euro, quels seraient les scénarios envisageables pour en arriver à la mise en place de telles politiques ?

Malgré le discours déjà cité d’Emmanuel Macron à Davos, les chances sont faibles. Pour prendre un exemple, le Parlement européen vient de dégager une majorité en faveur de la fin de l’application du procédé de la géolocalisation dans l’Union européenne pour permettre ou non l’achat d’un bien ou service sur Internet. Sur le papier, c’est une très bonne idée, tout à fait en phase avec le concept de « marché unique » européen, c’est sans doute une bonne chose pour les consommateurs de l’ouest européen qui pourront aller faire leurs achats sur Internet à des prix moindres à l’est. Cependant, cette mesure ne tient aucun compte de ce que cela signifie pour les salariés et entrepreneurs de l’ouest mis ainsi au défi de subir encore plus la concurrence de pays au niveau de prix, de niveau de vie, de coûts salariaux, très différents. Ce genre de politique publique ne va vraiment dans le sens de « l’Europe qui protège ». Si l’on veut vraiment un marché unique européen, qui ne soit pas ensuite le prétexte de discours populistes, il faudrait aussi un salaire minimum européen, et une unification, au moins partielle, des coûts de la vie de Paris et Francfort à Sofia et Tallin. Nous en sommes loin. Et, même si l’on est plus optimiste que je ne le suis sur la mise en place de politiques d’unification fiscale et sociale pour compenser l’intégration économique en cours, l’Union européenne n’est pas très rapide à ce jeu-là. Bruno Le Maire veut que la Commission européenne présente en mars 2019 au plus tard une proposition sur la taxation des multinationales – soit tout de même près de deux ans après l’élection d’Emmanuel Macron. Il faudra ensuite l’approuver à l’unanimité des 27, puisque c’est la règle pour une matière fiscale, et, enfin, la mettre en œuvre avec sans doute des délais négociés par les uns et les autres. A force de se hâter lentement, on risque bien d’être très en retard…

Pour ce qui est de la France, toute la politique d’Emmanuel Macron, qui plait d’ailleurs beaucoup aux lecteurs néo-libéraux d’Atlantico comme je l’ai vu dans leurs réactions courroucées à mes précédentes divagations gauchistes, va dans le sens inverse de ce qu’il faudrait faire pour éviter de faire flamber le populisme. Les mesures fiscales, les déclarations hasardeuses sur certains segments de la population, le mépris affiché pour les fonctionnaires, etc., tout va dans le sens d’un pouvoir associé aux intérêts des seules classes très supérieures – même les petits propriétaires immobiliers risquent de se sentir grugés par la transformation de l’ISF au profit de plus riches qu’eux. Les sondages montrent cela de plus en plus nettement : les classes populaires et même moyennes se sentent peu prises en compte par le pouvoir. Elles vont finir par trouver un  moyen de l’exprimer dans les urnes. De fait, à moins que le pouvoir actuel connaisse son « chemin de Damas » et en arrive à une politique réellement attentive au sort d’autres groupes sociaux que ceux des entrepreneurs du MEDEF, des start-uppers, et autres membres ne doutant vraiment de rien de la classe moyenne supérieure, ces politiques qu’appelle de ses vœux un économiste libéral et inquiet comme Dani Rodrik n’arriveront pas lors du présent quinquennat – ou ne seront qu’un faux-semblant visant à éteindre l’incendie. Il ne suffit pas de dire qu’on va « faire du social » pour savoir le faire, il faut y voir un sens. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !