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Si l'islam "officiel" ne change pas, peut-on imaginer que les musulmans, eux, s'en émancipent comme les catholiques se sont émancipés de la doctrine de l'Eglise dans leur mode de vie ?
©Reuters

Sécularisation

L'Islam se caractérise par sa capacité à régler les mœurs et coutumes de ses croyants. Mais la sécularisation est possible et déjà vécue par nombre de musulmans en France. En apprenant à mieux les connaître et en coupant l'herbe sous le pied de ceux qui agissent en tant qu'ennemis de la République, on peut envisager une pratique plus libérée et compatible avec les valeurs de la France.

Atlantico : Si l'on considère l'Eglise catholique, on se rend compte que si le dogme demeure depuis sa naissance, la pratique elle au contraire a beaucoup changé. C'est inhérent à cette religion où la pratique découle non pas du respect mais d'une interprétation des dogmes. Aujourd'hui, les catholiques divorcent, ont des rapports sexuels avant le mariage, ne jeûnent pas nécessairement etc. Considérez-vous que l'Islam est en train de connaître le même processus ? Qu'est-ce qui fait qu'on a l'impression qu'il y a une certaine résistance à cette sécularisation ?

Ghaleb Bencheikh : Il y a plus sécularisation que modernisation me semble-t-il. Les hommes et les femmes de la chaire confessionnelle islamique sont avant tout des hommes et des femmes comme leurs semblables.

Il faut prendre en compte le sens de l'histoire : de fait, il y a une sécularisation qui atteint la religion islamique, ce qui explique d'ailleurs les crispations, l'excitation d'une frange de ces musulmans qui s'arque boutent sur le témoignage premier à savoir revenir aux pieux anciens (le salafisme), revenir aux fondements (doctrine fondamentaliste) et craignent d'être dilués dans cette mondialisation et dans ce qui leur apparait comme étant une sorte de marée qu'il faut savoir endiguer.

Il y a quelques spécificités sur le plan d'une revendication politico-identitaire eu égard à la situation et au tissu social des musulmans de France qui n'est pas enlisé. Certains ont trouvé dans le discours religieux et le refuge identitaire teinté de confessionnalisme une manière de résister. Cela donne lieu à des signes d'appartenance (les fameux signes ostentatoires) alimentaires, vestimentaires, etc. Il s'agit selon moi davantage d'une sorte de réaction, de repli, de crispation par rapport à ce mouvement général, auxquelles on peut ajouter des spécificités d'ordre politique et social.

D'une manière générale, au niveau des rapports internationaux et de par le monde, s'opère une idéologisation de la religion islamique. On distingue trois maux : le wahhabisme (18e siècle), les Frères musulmans (1928) et la Révolution islamique (1979). L'ensemble réuni, eu égard à un processus de mondialisation, donne lieu à la monstruosité qui a culminé avec Daech.

De fait, ce processus de sécularisation a lieu. Que reste-t-il ? Il reste des questions dogmatiques, des questions théologiques mais la pratique est devenue lâche, de plus en plus éloignée. J'imagine qu'on est à peu près dans les mêmes ratios au niveau de l'orthopraxie ou de la stricte observance que chez les chrétiens.  

La thèse selon laquelle il y aurait un décalage de sept siècles entre la tradition chrétienne et la tradition islamique et que donc de fait, il faudrait comprendre que c'est tout un processus qui doit s'enclencher n'a selon moi pas de sens. Les choses ne sont pas linéaires. Quand on voit ce qui se passait à Boukhara, à Samarkande, à Shiraz, pour parler de la partie Asie centrale, ou à Séville, Marrakech, Tolède et Saragosse, la situation était totalement inversée. Les juives et les chrétiennes percevaient alors les musulmanes comme des femmes dissolues. Tantôt elles les enviaient, tantôt elles ne les comprenaient pas trop. On ne peut pas de nos jours ne pas intégrer dans une vision globale de l'histoire, que la femme, par exemple, était perçue comme une danseuse au voile arachnéen, vaporeux, au corps ondoyant et laxiste (c'est même inimaginable de nos jours d'associer cette image à la femme musulmane). Or, les cours princières des grands empires (empire ottoman, empire safavide et empire moghol), avaient une vie orgiaque : c'était une vie de jouissance, d'amour de la vie.

Récemment, suite à l'exposition sur les jardins d'Orient de l'Alhambra au Taj Mahal, j'ai invité la commissaire de l'exposition à mon émission sur France Culture. Nous avons évoqué le fait que Tamerlan par exemple avait des festivités jouissives dans les jardins de jour et de nuit. C'est aujourd'hui insoupçonné par rapport à l'idée qui colle au fondamentalisme. De tout temps, hors mis la crise que nous connaissons depuis 2-3 décennies, il y a eu cette pratique lâche, distendue par rapport au rigorisme dogmatique.

Je pense que la crise actuelle est conjoncturelle et non structurelle. Pour le reste, c'est le cours de l'histoire : nous ne sommes plus dans le tout religieux même s'il reste une soif de spiritualité, l'invariant besoin de transcendance.

Quels sont les moyens à envisager pour encourager cette émancipation ? Qu'est-ce qui résiste à cette émancipation ou fait qu'elle n'est pas perçue ?

A mon avis, il y a deux choses : une fondamentale et une plus accessoire.

La première est fondamentale et a des maîtres-mots : ceux-ci sont éducation, instruction, acquisition du savoir, culture, connaissance, ouverture sur le monde, altérité, altérité professionnelle, altérité religieuse, amour du beau, valeurs esthétiques, initiation à la beauté, poésie (et par poésie j'entends son sens grec poiesis, c'est-à-dire création), amour de la musique (afin de ne plus entendre un huluberlu déclarer que la musique vous démonise) etc. Dès l'école, dès le berceau même, dans les familles, il doit y avoir ce souci scrupuleux d'une éducation à l'art, la beauté, les belles-lettres, avec l'amour des cursus diplômants, de la connaissance et de la culture. C'est une condition absolument nécessaire, et si pas suffisante, indispensable. Je dis suffisante parce que les nazis aimaient Wagner, et que je l'aime aussi.

La seconde, et qui peut en découler, serait que la République, notamment dans les manuels scolaires etc. laisse place à la civilisation humaine. Dans la civilisation humaine, la civilisation arabe est méconnue. Si cette civilisation était enseignée par exemple en parlant du théorème d'Al-Kashi (la loi des cosinus), en ouvrant vers une culture européano-méditerranéenne, on comprendrait que finalement, ces crispations d'une normativité religieuse qui est devenue de plus en plus grosse, grasse, asphyxiante (qu'il faut savoir dégraisser comme aurait dit Claude Allègre), cette aliénation des esprits, on peut s'en libérer. Vous avez parlé d'émancipation : c'est bien libérer l'esprit de sa prison en laissant place à sa raison critique autonome en se débarrassant d'une pensée religieuse aliénante.

La République peut ainsi aider à ce que cela se fasse. Et les intellectuels musulmans dans notre pays ont leur part de responsabilité.

Si l'on devait imaginer ce que pourrait être l'Islam en France dans une génération, à quoi peut-on s'attendre ?

C'est toujours difficile de faire une politique fiction comme ça. A mon avis, si on se met à rêver, même si l'on sait, et c'est un peu pessimiste, que l'homme est un loup pour l'homme, on peut avec un peu plus d'optimisme envisager ceci : en sortant vainqueur du cauchemar dans lequel nous nous trouvons, nous aurons une nation composite composée de franges. Une frange juive, une frange chrétienne, une frange musulmane... Dans ces franges, il y a ceux qui ne s'occuperont pas des mœurs, mais ils seront minoritaires, parce que l'esprit humain est ainsi, mais la majorité de ceux de la famille abrahamique seront des citoyens épanouis, heureux, dans leur religion propre tout en reconnaissant pleinement les valeurs d'amour, de respect, de liberté, d'égalité et de fraternité, et qui seront capables de conjuguer les valeurs abrahamiques qui sont celles de l'hospitalité, de l'accueil et et de la générosité avec celles de la République à commencer par la devise. On aura alors affaire à des hommes de foi s'impliquant dans la cité, c'est-à-dire des citoyens qui se déterminent ensuite comme croyant selon l'obédience qui est la leur.

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