Santé mentale et soins psychiques de l’enfant : les impasses du « tout biologique »<!-- --> | Atlantico.fr
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Le récent rapport publié par le HCFEA alerte sur la souffrance psychique des enfants et des adolescents.
Le récent rapport publié par le HCFEA alerte sur la souffrance psychique des enfants et des adolescents.
©FRANCK FIFE / AFP

Santé des enfants

Le récent rapport publié par le Haut Conseil de la Famille, de l’Enfance et de l’Âge (HCFEA) alerte sur la souffrance psychique des enfants et des adolescents, ainsi que sur le déficit chronique de moyens alloués aux dispositifs de soin, d’éducation et d’intervention sociale en France.

Xavier Briffault

Xavier Briffault

Chargé de recherche au CNRS (INSHSSection 35).
Habilité à diriger des recherches (HDR).

Membre du conseil de laboratoire du CERMES3.
Membre du Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP), Commission Spécialisée Prévention, Education et Promotion de la Santé.
Expert auprès de la HAS, de l’Agence de la Biomédecine, de la MILDT, de l’ANR, d’Universcience.

Chargé de cours à l’Université Paris V Paris Descartes, à l’Université Paris VIII Vincennes-Saint Denis. 

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Sébastien Ponnou

Sébastien Ponnou

Sébastien Ponnou est Psychanalyste, Maître de Conférences en Sciences de l'Education à l'Université de Rouen Normandie, Université de Rouen Normandie.

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Nous avons détaillé dans notre précédent article l’augmentation continue et inappropriée de la consommation de médicaments psychotropes en population pédiatrique en France.

Nous analysons ici l’idée ancienne qu’un trouble mental peut être causé par une anomalie cérébrale. Et que, étant d’origine biologique, ce dysfonctionnement peut être solutionné par un traitement chimique, électrique ou mécanique. Une approche favorisée de longue date, mais dont les résultats demeurent limités. Car, de fait, des anomalies sont « associées » à des troubles mentaux… le problème porte sur leur causalité.

Ces prescriptions, souvent en dehors des consensus scientifiques internationaux et des dispositifs réglementaires (Autorisations de mise sur le marché et recommandations des agences de santé), viennent en contradiction avec les propos de l’OMS qui alertait, en 2022 encore, sur le fait que, « partout dans le monde […], les pratiques actuelles placent les psychotropes au centre de la réponse thérapeutique, alors que les interventions psychosociales et psychologiques et le soutien par les pairs sont aussi des pistes à explorer, qui devraient être proposées ».

L’organisation internationale adopte sur le sujet une position forte, affirmant que « pour réussir à définir une approche de santé mentale intégrée, centrée sur la personne, axée sur son rétablissement et fondée sur ses droits, les pays doivent changer et ouvrir les mentalités, corriger les attitudes de stigmatisation et éliminer les pratiques coercitives ». Pour cela, ajoute-t-elle, « il faut absolument que les systèmes et les services de santé mentale élargissent leur horizon au-delà du modèle biomédical ».

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Les impasses de la psychiatrie biologique

La « psychiatrie biologique » est la transcription directe de ce paradigme biomédical.

Cette approche porte une conception biologique de la souffrance psychique : elle cherche des marqueurs (principalement neurobiologiques et génétiques) susceptibles de fonder les diagnostics psychiatriques et d’ouvrir la voie à des traitements essentiellement médicamenteux. L’organisation onusienne rappelle qu’elle a « dominé la recherche en santé mentale […] au cours des dernières décennies ». La recherche, mais aussi les politiques françaises ces vingt dernières années.

Si les institutions de santé internationales déplorent l’envahissement, et singulièrement chez les enfants, des approches biomédicales et leurs conséquences en termes de surprescription de psychotropes, ce n’est pas par dogmatisme. C’est parce qu’un état des lieux actualisé des résultats de la recherche témoigne, expérimentalement et empiriquement, des impasses des modèles inspirés par la psychiatrie biologique.

Les travaux en neurobiologie et génétique des troubles mentaux se sont multipliés de façon exponentielle ces quarante dernières années, soutenus par l’amélioration des technologies d’imagerie cérébrale et de séquençage génétique. Deux directions principales ont été explorées : la recherche d’une causalité organique des troubles mentaux d’une part, la mise au point de traitement médicamenteux d’autre part.

Malheureusement, leurs apports à la psychiatrie clinique demeurent limités et contradictoires.

La quasi-totalité des hypothèses de recherche sur les causes neurologiques et génétiques des troubles mentaux – a fortiori chez l’enfant – a été réfutée par les études dites princeps (de référence) et des méta-analyses ultérieures. Dans le meilleur des cas, divers paramètres ont pu être associés à des augmentations marginales des risques de présenter un trouble ou un autre, mais dans des conditions telles qu’elles ne permettent aucune conclusion solide. Elles n’ont donc guère d’intérêt pour les praticiens ou les patients.

Ainsi, malgré plusieurs décennies de recherches intensives :

  • Aucun marqueur ni aucun test biologique n’a été validé pour contribuer au diagnostic des troubles mentaux ;

  • Aucune nouvelle classe de médicaments psychotropes n’a été découverte depuis 50 ans, au point que l’industrie pharmaceutique a quasiment cessé depuis 2010 ses recherches dans ce domaine. Les médicaments actuels ont été découverts dans les années 1950-1970 par sérendipité, ou en sont des dérivés obtenus en tentant d’en diminuer les effets indésirables. Leur efficacité est par ailleurs considérée comme faible par les dernières publications.

Ces résultats s’appuient désormais sur une telle masse de travaux que l’idée de poursuivre sur les mêmes hypothèses neurobiologiques pose question. La probabilité de découvrir une cause biologique des troubles mentaux qui soutiendrait l’approche pharmacologique de la psychiatrie biologique ne cesse de diminuer à mesure que les études progressent.

Ce changement de perspective a commencé à émerger dans le courant des années 2000-2010 et se trouve aujourd’hui largement soutenu par les spécialistes les plus renommés au niveau international.

Ainsi Steven Hyman, ancien directeur du National Institute of Mental Health (NIMH, l’institut américain de recherche en santé mentale), affirme par exemple que « même si les neurosciences ont progressé ces dernières décennies, les difficultés sont telles que la recherche des causes biologiques des troubles mentaux a largement échoué ». De même, Thomas Insel, qui lui a succédé à la tête du prestigieux institut, admettait récemment que « les recherches en neuroscience n’ont, pour l’essentiel, toujours par bénéficié aux patients », et que « les questions soulevées par la recherche en psychiatrie biologique n’étaient pas le problème auquel étaient confrontés les patients atteints de maladies mentales graves ».

Les plus prestigieuses revues scientifiques sont de plus en plus sur la même ligne. Le psychiatre Caleb Gardner (Cambridge) et le spécialiste en anthropologie médicale Arthur Kleinman (Harvard) écrivaient en 2019 dans le New England Journal of Medicine :

« Bien que les limitations des traitements biologiques soient largement reconnues par les experts en la matière, le message qui prévaut pour le grand public et le reste de la médecine, est encore que la solution aux troubles mentaux consiste à faire correspondre le bon diagnostic au bon médicament. Par conséquent, les diagnostics psychiatriques et les médicaments psychotropes prolifèrent sous la bannière de la médecine scientifique, bien qu’il n’existe aucune compréhension biologique approfondie des causes des troubles psychiatriques ou de leurs traitements. »

De manière générale, les problèmes posés par l’approche biomédicale de la santé mentale sont solidement documentés et depuis longtemps, dans de nombreux ouvrages par des auteurs issus de multiples champs disciplinaires – neurosciencespsychiatriesciences humaineshistoiresociologie et sciences sociales

Des effets de stigmatisation

Contrairement aux bonnes intentions des campagnes de dé-stigmatisation, qui pensaient que permettre aux personnes présentant des troubles mentaux d’affirmer « c’est pas moi, c’est mon cerveau » leur serait socialement et thérapeutiquement bénéfique, plusieurs études internationales ont montré que cela augmentait le rejet social, la dangerosité perçue et le pessimisme vis-à-vis des possibilités de guérison. Les soignants adhérant à cette conception faisaient de plus montre de moins d’empathie vis-à-vis des patients. Les patients, enfin, seraient aussi plus pessimistes quant à l’évolution de leurs symptômes et plus enclins à s’en remettre aux médicaments.

S’agissant plus spécifiquement des enfants, les conceptions biomédicales ont sans aucun doute contribué à l’augmentation de prescriptions des psychotropes. Elles sont, en parallèle, globalement défavorables aux pratiques psychothérapeutiques, éducatives et sociales, pourtant largement documentées comme efficaces et recommandées en première intention.

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L’exemple de l’hyperactivité et de la dépression

En appui de son analyse, le HCFEA s’est particulièrement intéressé à la question du Trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), qui est considéré comme le diagnostic le plus fréquent chez les enfants d’âge scolaire, ainsi qu’à celle de la dépression, qui peut être appréhendée à plusieurs problématiques de santé mentale chez l’enfant et l’adolescent.

  • Pas de résultats significatifs pour l’hyperactivité

Les études en imagerie cérébrale publiées dans les années 1990 suggéraient que les avancées en neurobiologie permettraient sous peu de valider des outils diagnostiques. Trente ans plus tard, aucun test pour le TDAH n’a encore été reconnu.

Des centaines d’études en imagerie cérébrale structurale et fonctionnelle ont certes mis en évidence des différences corrélées au TDAH, mais aucune ne correspond à des modifications cérébrales structurelles, et moins encore à des lésions : le TDAH ne peut donc formellement pas être qualifié de maladie ou de trouble neurologique. De plus, elles sont quantitativement minimes, contradictoires, et ne présentent pas d’intérêt du point de vue des pratiques diagnostiques, thérapeutiques ni des politiques de santé. D’autres travaux suggéraient un déficit de dopamine ou un dysfonctionnement des neurones dopaminergiques à l’origine du TDAH, mais cette perspective a été testée et réfutée.

De manière générale, les hypothèses concernant l’étiologie neurologique du TDAH sont aujourd’hui scientifiquement faibles et datées.

Les études initiales faisaient également état d’une étiologie génétique forte. Ces associations ou leur incidence causale ont été réfutées. Actuellement, le facteur de risque génétique le mieux établi et le plus significatif est l’association du TDAH avec un allèle du gène codant pour le récepteur D4 de la dopamine. Selon une méta-analyse, l’augmentation associée du risque n’est que de 1,33. Plus précisément, cet allèle est présent chez 23 % des enfants diagnostiqués TDAH et seulement 17 % des enfants contrôles. Ce qui ne présente aucun intérêt clinique.

Une revue récente de plus de 300 études génétiques conclut que « les résultats provenant des études génétiques concernant le TDAH sont encore inconsistants et ne permettent d’aboutir à aucune conclusion ».

  • La dépression : ni neurologique, ni génétique

En 2022, l’équipe de Joanna Moncrieff, des spécialistes reconnus au niveau international pour leurs travaux sur la dépression et les psychotropes, a publié une étude témoignant de l’inconsistance des conceptions biomédicales et des traitements médicamenteux concernant la dépression.

Cette publication, alliant revues et méta-analyses et portant sur un panel incluant de très nombreux patients, visait à produire une synthèse des principaux travaux ayant étudié les liens entre sérotonine et dépression au cours des trois dernières décennies. Leur conclusion est sans appel : ils n’ont trouvé aucune preuve convaincante que la dépression soit liée à des concentrations ou une activité de sérotonine plus faibles.

La plupart des études n’ont trouvé aucune preuve d’une réduction de l’activité de la sérotonine chez les personnes souffrant de dépression par rapport à celles sans dépression. De plus, les études génétiques de haute qualité et de bonne puissance statistique écartent également toute association entre génotypes associés au système sérotoninergique et dépression.

Quelles conséquences sur les pratiques diagnostiques, de soin, et les politiques de santé ?

En l’état actuel des connaissances scientifiques, il n’existe aucun lien causal établi entre mécanismes biologiques, diagnostic et traitement dans le champ de la psychiatrie, a fortiori chez l’enfant. Un déficit de sérotonine ou de dopamine ne devrait donc plus servir à appuyer la prescription d’antidépresseurs ou de psychostimulants dans le cas de la dépression ou du TDAH. Ce qui est cohérent avec la faible efficacité des traitements biologiques constatée.

De la même manière, il convient d’être prudent quant aux usages des catégories diagnostiques héritées des grandes nomenclatures comme le DSM, le Manuel Diagnostique et Statistique de la puissante American Psychiatric Association, référence au niveau international. En l’absence d’étiologie biologique, les catégories diagnostiques décrites dans le DSM ne disposent d’aucune validité scientifique : elles ne dénotent aucune entité naturelle identifiable qui pourrait être interprétée comme maladie. Il en va de même pour les diagnostics psychiatriques de la CIM-10, la Classification internationale des maladies éditée par l’OMS.

Cette absence de validité est manifeste dans la variabilité des diagnostics selon l’âge de l’enfant, la part élevée des comorbidités, et l’hétérogénéité des situations cliniques que les nomenclatures ne permettent pas de saisir finement – d’autant qu’en raison de leur épistémologie naturaliste, elles ont été construites pour être indépendantes des contextes d’occurrence des troubles.

De plus, malgré ses évolutions, le DSM souffre toujours de problèmes de fiabilité : les décisions diagnostiques prises par deux médecins à propos du même patient sont trop souvent différentes, ce qui limite leur intérêt. Compte tenu de sa faiblesse sur le plan scientifique et considérant qu’il « avait été un obstacle pour la recherche », le NIMH, principal financeur de la recherche en santé mentale à l’échelle mondiale, s’en est désolidarisé.

Le problème n’est pas seulement épistémique mais aussi politique : depuis les années 2000, la France a misé sur l’idée que ces diagnostics pouvaient fonder des recommandations standardisées de bonnes pratiques. Le résultat est décevant. Trente années de politiques de santé mentale orientées par les approches biomédicales n’ont pas empêché un accroissement de la souffrance psychique des enfants et des adolescents, une augmentation des taux de suicide, un déficit chronique de l’offre de soin, une mise à mal des institutions et des équipes de soin et d’éducation, un effet ciseau entre la demande et l’offre de soin, des délais d’attente insupportables, une augmentation continue de la consommation de médicaments psychotropes…

Tenir compte des avancées de la recherche, c’est aussi considérer l’absence de résultats probants comme une évolution des connaissances scientifiques à part entière, à même de réorienter les politiques publiques et les pratiques de recherche.

Le modèle actuel de la psychiatrie biologique n’a pas tenu ses promesses, du fait notamment d’une application étriquée, voire dévoyée,de l’approche evidence-based en médecine mentale – pratique fondée sur les preuves scientifiques cherchant à appliquer les données issues de la recherche à l’expérience clinique du praticien.

S’il ne faut pas nécessairement en tenir rigueur à celles et ceux qui l’ont développé et soutenu, il faut désormais tenir compte de cet échec pour repenser les approches, les politiques et les dispositifs de soin, d’éducation ou d’intervention sociale. À cet égard, le rapport du HCFEA ne se limite pas à documenter le malaise et ses raisons : il propose de nouvelles approches et détaille les stratégies psychothérapeutiques, éducatives et sociales susceptibles de contribuer à l’accompagnement et au soin des enfants, ainsi qu’au soutien des familles.

C’est là que doivent désormais porter les efforts en termes de recherche et de politique publique.

Cet article a été publié initialement sur le site de The Conversation : cliquez ICI

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