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Ryszard Legutko : « Les démocraties libérales occidentales sont loin d’être le modèle de vertu qu’elles s’imaginent être »
Ryszard Legutko : «  Les démocraties libérales occidentales sont loin d’être le modèle de vertu qu’elles s’imaginent être »
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

"Le diable dans la démocratie"

Ryszard Legutko, philosophe polonais et député au Parlement européen, publie « Le diable dans la démocratie : Tentations totalitaires au coeur des sociétés libres » aux éditions de L’Artilleur. Ryszard Legutko a vécu une partie de son existence dans la Pologne communiste. En étudiant dans les détails les évolutions récentes de la démocratie libérale, il a découvert qu’elle partage en fait de nombreux traits inquiétants avec le communisme.

Ryszard Legutko

Ryszard Legutko

Professeur de philosophie, ancien ministre de l'éducation, Ryszard Legutko est député européen et président du groupe des conservateurs et réformistes européens. Le Diable dans la démocratie a rencontré un grand succès et a été traduit en plusieurs langues.

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Atlantico : Vous avez publié « Le diable dans la démocratie: Tentations totalitaires au coeur des sociétés libres » aux éditions de L'Artilleur. Vous avez vécu sous le communisme pendant de nombreuses années. Mais après deux décennies sous une démocratie libérale, cependant, vous avez découvert que ces deux systèmes politiques ont beaucoup plus de choses en commun qu'on ne le pense? Pourriez-vous expliquer votre point de vue sur les similitudes étonnantes entre les deux systèmes et que vous exposez dans votre livre? Pourquoi la démocratie libérale s'est-elle orientée au fil du temps vers les mêmes objectifs que le communisme?

Ryszard Legutko : J'écris longuement à ce sujet dans le livre. Mais pour le dire simplement: les deux systèmes sont hautement politisés et hautement idéologisés. Il y avait très peu d'espace sous le régime communiste, qui pouvait rester non-communiste, les exceptions étant généralement la famille, également l'Église catholique, l'art classique. Mais les autorités communistes ont fait tout ce qu'elles pouvaient pour imposer leur pouvoir partout, transformer la famille en famille communiste, la culture en une culture communiste. Et il y avait une énorme pression pour réduire au silence ou éliminer la religion. Il y a très peu d'espace - voire aucun - qui puisse rester non-libéral et non-démocratique aujourd'hui. À la suite de la révolution sexuelle et des mouvements féministes et homosexuels, la dichotomie privé / public a été abolie. Tout est devenu politique et idéologique: la famille, le mariage, le sexe, même la question des toilettes. Les lieux de refuge disparaissent rapidement. Le fait que nous ayons quelque chose qui s'appelle le politiquement correct et qu'il se développe à pas de géant est la preuve qu'il existe un monopole politique et idéologique. S'il n'y avait pas de monopole, il n'y aurait pas de politiquement correct. Le monopole est différent de celui qui était à l’œuvre sous le régime communiste. Le monopole d'aujourd'hui est constitué par le courant politique dominant, qui englobe la grande majorité des partis de la gauche jusqu’à la droite, sauf que l'ordre du jour a été entièrement le produit de la gauche. La droite européenne a capitulé - probablement à la suite de la révolution de 1968 qui a entraîné un énorme tournant à gauche dans la politique européenne. La démocratie chrétienne européenne n'a de démocratie chrétienne que le nom. Il suffit de regarder le PPE, qui est censé englober les conservateurs européens. Leur programme est de gauche de part en part. Ils se rangent toujours du côté des socialistes, des libéraux, même des communistes et ne les défient jamais. L’exemple marquant concerne notamment la loi sur le mariage homosexuel qui a été introduite par les conservateurs en Grande-Bretagne, par les socialistes en France et par les démocrates-chrétiens (avec les socialistes) en Allemagne. L'Union européenne est un bon exemple de ce monopole ou plutôt de la tyrannie de la majorité.Si vous n'appartenez pas au courant dominant, vous ne représentez pas une opposition mais une puissance hostile. Il n’existe pas d’opposition légitime. Il n'y a que des eurosceptiques, des populistes, des fascistes, des fanatiques, etc. La liste des invectives contre ceux qui ne font pas partie du courant dominant est interminable. Il suffit de dire que la loi sur le mariage homosexuel a été introduite par les conservateurs en Grande-Bretagne, par les socialistes en France et par les démocrates-chrétiens (avec les socialistes) en Allemagne.

Vous expliquez que le communisme et la démocratie libérale partagent le même constat sur le fait qu'il existe des obstacles concernant la langue, les débats démocratiques et la liberté d'expression sur de nombreux sujets comme la «tolérance», la «démocratie», «l'homophobie», le «sexisme», le « pluralisme »… qui sont utilisés comme des outils contre ceux qui ne sont pas assez dociles pour respecter l'idéologie dominante au sein de la société… Pourquoi la liberté se rétrécit à un rythme si rapide au cœur de la démocratie libérale de nos jours… ? La pandémie de Covid-19 semble être son incarnation.

La liberté diminue précisément pour les raisons que j'ai mentionnées ci-dessus - le monde occidental a été dominé par une seule force politique et idéologique. Ce fait a été masqué par le langage qui nous a été imposé et ce langage est devenu de plus en plus mensonger. Des termes tels que pluralisme, tolérance, ouverture, diversité en sont venus à signifier le contraire de ce qu'ils signifiaient auparavant. Mon exemple préféré est le « pluralisme » et le « genre ». Jusqu'à récemment, il était admis que depuis des temps immémoriaux, l'humanité était divisée en hommes et en femmes. Cette vérité a alors été rejetée, et on a prétendu qu'il n'y avait pas deux sexes mais plusieurs genres. La question est : quelle proposition rend le monde plus pluraliste, et la réponse commune est que c'est la seconde : « beaucoup » est plus pluraliste que deux. Ce n’est pas vrai. Puisque toute la culture a été construite sur la notion de deux sexes, l'introduction de plusieurs genres équivaut à une ingénierie sociale massive, à un endoctrinement assourdissant dès les écoles maternelles, à la censure, à l'intimidation, au contrôle idéologique de la façon dont les gens parlent, écrivent et pensent. C'est - toutes proportions gardées - comme lors de la Révolution française où la liberté était sur le point de triompher, et que tout le monde allait devenir citoyen, mais pour rendre tous les gens citoyens, il fallait éradiquer les classes, se débarrasser de l'aristocratie et décapiter le roi et la reine. Être pluraliste aujourd'hui ne signifie pas que vous vivez et laissez vivre, mais que vous épousez la bonne idéologie. Il en va de même pour la diversité, la tolérance, l'ouverture, etc. On peut se demander si nous sommes devenus réellement si pluralistes, diversifiés, tolérants, ouverts, etc. Pourquoi avons-nous créé une si longue liste d'ennemis et de crimes de pensée, plus longue que celle créée par les communistes? La nôtre est assez impressionnante - misogynie, sexisme, racisme, homophobie, transphobie, islamophobie, eurocentrisme, phallocentrisme, logocentrisme, agéisme, binarisme, populisme, antisémitisme, nationalisme, xénophobie, discours de haine, euroscepticisme, et bien d'autres. En fait, de nouveaux apparaissent presque tous les jours. Est-ce le langage d'un amoureux du pluralisme, de la diversité, de la tolérance et de l'ouverture, ou plutôt le langage d'un idéologue dogmatique furieux et obsédé par la traque de ses prétendus ennemis?

Quelles sont les clés et les solutions pour changer cette situation? Est-il possible d’exorciser, de « sauver » la démocratie libérale de ses démons, de son diable pour paraphraser le titre de votre livre?

Rien dans l'histoire n'a été éternel. L'Empire romain s'est effondré, de même que - tôt ou tard - le système monopolistique actuel. Le communisme est tombé, mais je me souviens du temps où nous pensions que le système durerait pour toujours. La situation actuelle est difficile, mais il ne faut pas abandonner. D'une part, tout devrait commencer par un diagnostic de la situation actuelle pour ce qu'elle est - ce que nous avons, c'est un nouveau type de despotisme comme Tocqueville le décrit dans les derniers chapitres dans De la Démocratie en Amérique et que tout ce discours sur le pluralisme, la tolérance, la démocratie, la diversité est une imposture, un écran de fumée pour dissimuler le monopole politique et idéologique existant.Cela devrait être dit haut et fort, encore et encore. Donc, le premier point de la stratégie est de démasquer le système existant. Le deuxième point est l'organisation. Nous ne devrions pas nous laisser duper par l'idée qu'il existerait un courant politique respectable avec toutes les personnes décentes et tous les groupes qui en font partie, et quiconque le désapprouverait perdrait sa légitimité. Le courant dominant doit être défié politiquement. Il est impératif de former une force politique forte, également au niveau européen. Sans un contre-mouvement viable, le courant dominant ne reculera pas, ni n'abandonnera volontairement ses politiques agressives. Ce processus a déjà commencé: il y a déjà des groupes, des partis, des organisations qui portent les mêmes idées et il est temps qu'ils travaillent plus étroitement ensemble. Et le troisième point est d'articuler les principes de base qui sous-tendent le programme alternatif et d'offrir une option claire à tous ceux qui ne sont pas satisfaits de l'état actuel des choses. Étant donné que au cœur de l'Europe d'aujourd'hui et dans le monde occidental en général, c'est la gauche qui dicte et applique son propre programme, l'alternative devrait être anti-gauche, et en termes positifs - conservatrice, ouverte à la richesse et à la sagesse de la tradition européenne, soulignant l'importance de l'État-nation, de la famille, des racines chrétiennes et classiques de notre civilisation, la politique d'ajustement plutôt que l'ingénierie sociale, un rejet du politiquement correct. Pour résumer, ces trois points: la seule façon de sauver la démocratie libérale d'aujourd'hui est de lui insuffler un véritable pluralisme; sinon les problèmes s'aggraveront.

Quelle est votre opinion sur la vision politique et la manière de gouverner d’Emmanuel Macron en France ? Et quel regard portez-vous sur sa vision européenne et sur la manière dont il se « sert » de l’Union européenne ?

Le président Macron a tenté d'élever la France au rang de l'un des deux pays, avec l'Allemagne, qui dirigent l'Union européenne. Il y avait des moments où la France faisait partie d'un tel duo, et il y a eu des moments où la France était leader. Mais Macron est également un fidèle adhérent de l'orthodoxie de l'UE, épousant tous ses principes, même les plus absurdes, et surtout principalement son message central sur la nécessité de poursuivre les processus continus de fédéralisation et de centralisation européennes. Il n'y a pas de contradiction entre ces deux stratégies - pro-France et pro-UE. Les institutions de l'UE ont très peu de légitimité démocratique et, en tant que telles, ont peu de pouvoir, indépendamment de ce que stipulent les traités. Leur pouvoir vient de l'extérieur et non des traités. Pour donner un exemple: le seul pouvoir dont dispose la Commission européenne est celui des grands acteurs, comme l'Allemagne et la France, veuillent bien lui donner et lui permettre d'exercer. Pour cette raison, la Communauté européenne et d'autres institutions ne s'opposeront pas vraiment à ces acteurs car, sans eux, ils ne pourraient pas fonctionner. Il en va de même pour la CJUE, le Conseil européen, le Conseil de l'Union européenne. Il n'y a pas de contradiction entre ces deux stratégies car les grands acteurs mènent leurs propres politiques en partie à travers les institutions européennes. Ainsi, plus l'UE est intégrée, plus elle dépend de l'Allemagne et d'autres grands acteurs, dont la France. Dans le même temps, plus l'UE est intégrée, moins il reste de pouvoir aux acteurs les plus faibles, y compris ceux d'Europe de l'Est. Dans l'UE fédéraliste, les pays faibles perdront pratiquement toute possibilité d'influencer les politiques européennes. L'UE fédéraliste sera une structure oligarchique, et ces tendances oligarchiques se sont déjà manifestées. Du point de vue de la société française, la politique européenne de Macron peut être gratifiante et prometteuse. Du point de vue de mon pays ou du point de vue de l'Europe de l'Est, c'est extrêmement dangereux. Le danger est qu'une partie du continent européen se retrouve sous une nouvelle forme de colonisation.

L’Union européenne a accumulé de nombreuses erreurs durant la crise sanitaire de la Covid-19 ces derniers mois, notamment sur la question des vaccins. Vous expliquez dans votre livre les failles de l’Europe liées à la bureaucratie, au traité de Maastricht, l’erreur avec le Traité de Lisbonne, le manque d’opposition au sein de la Commission européenne, le fait que ses membres ne soient pas élus par les citoyens… Comment expliquer cette situation ? Cela semble être le reflet de l’ordre et de la démocratie dans son caractère illusoire. 

Il s’agit en fait de deux questions: ce qui n’a pas fonctionné en Europe et ce qui n’a pas fonctionné dans l’UE. Le problème avec l'Europe, principalement l'Europe occidentale, est qu'elle a rompu ses liens avec une grande partie de la tradition européenne. L'événement formateur des élites européennes d'aujourd'hui a été la révolution de 1968. Il a affecté l'éducation, l'espace public, la culture, la langue et les politiques. Si on y ajoute un processus de sécularisation rapide (transformé en antichristianisme militant) et une disparition complète de l'éducation classique, on a le nouvel esprit européen qui, dans sa totalité, est créé par les piétés idéologiques actuelles. C'est un esprit fermé, ignorant qu'il pourrait y avoir des points de vue autres que ceux actuellement acceptés, se croyant à la fois ouvert et ultra-moderne. L'histoire et la culture européenne ont été adaptées à ses sensibilités et préjugés pour n'admettre aucune impulsion subversive. Maintenant à propos de l'Union européenne. Je pense que l’UE souffre de deux défauts fondamentaux. Le premier a déjà été mentionné – elle dispose d’une structure de pouvoir notoirement obscure. En fait, il existe deux structures de pouvoir. Le premier est inscrit dans les traités; le second est concret et repose sur le pouvoir réel que représentent les pays. Dire, par conséquent, que chaque pays cède une partie de sa souveraineté à un pool européen est très trompeur. Lorsque la Roumanie renonce à une partie de sa souveraineté, elle devient plus dépendante des deux structures de pouvoir. Lorsque l'Allemagne y renonce, elle devient plus forte dans les deux structures de pouvoir. L'Allemagne est aujourd'hui plus influente en Europe qu'elle ne l'était avant le traité de Lisbonne et bien plus qu'elle ne l'était avant le traité de Maastricht. La question de savoir si cela s'applique également à la France est une question intéressante. Le deuxième problème avec l'UE est le principe d'une union toujours plus étroite. Cela implique que l'intégration est inévitable et irrésistible, et donc que tous les moyens à cette fin sont acceptés et que toute politique de faits accomplis est justifiée. Le résultat est que les institutions de l'UE, avec la bénédiction des acteurs européens les plus importants, ont constamment violé l'esprit et la lettre des traités et s'en sortent. Imaginez simplement le même principe à l'œuvre dans un État-nation : cela impliquerait que la Constitution soit un projet ouvert, volatile, et facilement réinterprétée tant qu'elle pousse l'État-nation dans la direction souhaitée. Cela semble absurde et effrayant en tant que véhicule d'anarchie, mais pour une raison quelconque, il est toléré et même encouragé au niveau européen. Si nous combinons ces deux défauts - une structure de pouvoir obscure et l'union de plus en plus étroite - nous avons une conclusion plutôt désagréable : aucun principe de base qui s'applique dans l'État-nation n'est respecté dans l'UE - il n'y a pas de séparation des pouvoirs (la Commission étant en pratique un législateur, un pouvoir exécutif, un juge et un persécuteur), pas d'opposition politique (certains partis et gouvernements importants sont entourés d'un cordon sanitaire), pas de respect des règles constitutionnelles (le soi-disant mécanisme de conditionnalité a été rejeté à deux reprises par les services juridiques comme violant les traités mais a quand même été accepté) et pas de responsabilité démocratique (au Parlement européen, les instances décident pour des sociétés qui ne les ont pas élus et auprès desquelles, elles ne doivent pas rendre des comptes, ce qui est absolument inimaginable dans une pratique démocratique). 

Ryszard Legutko a publié « Le diable dans la démocratie : Tentations totalitaires au coeur des sociétés libres » aux éditions de L’Artilleur

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Retrouvez deux extrraits de l'ouvrage, publiés sur Atlantico : 

"Le diable dans la démocratie" : les ravages de l’omniprésence de l’idéologie

"Le diable dans la démocratie" : la tentation idéologique qui menace la démocratie libérale

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