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Risque d’explosion : à quelle réplique des Iraniens s’attendre suite au coup de pression saoudien sur Saad Hariri ?
©Reuters

Poudrière libanaise

Depuis la démission du Premier ministre libanais Saad Hariri et son "exil" dans des conditions qui restent encore peu claires en Arabie Saoudite, on assiste à un retour de tension entre les deux pays.

Thierry Coville

Thierry Coville

Thierry Coville est chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran. Il est professeur à Novancia où il enseigne la macroéconomie, l’économie internationale et le risque-pays.
 
Docteur en sciences économiques, il effectue depuis près de 20 ans des recherches sur l’Iran contemporain et a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur ce sujet.
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Milad Jokar

Milad Jokar

Milad Jokar, chercheur associé à l'IPSE (Institut Prospective et Sécurité en Europe), enseigne la géopolitique moyen-orientale à l'EM Normandie. 

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Atlantico : Depuis la démission du Premier ministre libanais Saad Hariri et son "exil" dans des conditions qui restent encore peu claires en Arabie Saoudite, on assiste à un retour de tension entre les deux pays. Dans une allocution à la télévision, l'ancien Premier ministre chargeait violemment le Hezbollah et l'Iran. Face à cette situation, les déclarations de Saad Hariri et la crainte d'un retour d'instabilité au Liban, comment pourrait réagir l'Iran selon vous ? 

Thierry Coville : Le diagnostic général en Iran est que l'Arabie Saoudite veut faire monter la pression sur l'Iran à travers la question du Liban pour deux raisons. L'Arabie Saoudite, pour les Iraniens, vient d'enregistrer une défaite en Syrie suite aux victoires récentes de l'alliance Syrie-Iran-Russie. Par ailleurs, Mohammed Ben Salman se sert de la menace extérieure, dans ce cas l'Iran, pour unifier le pays et faire passer au deuxième plan sa reprise en main "autoritaire" du pays. Il y a comme on le sait deux camps en Iran. Les radicaux veulent répondre coup pour coup à l'Arabie Saoudite (le journal radical Keyhan a titré le lendemain de l'attaque sur Ryad par un missile lancé par les Houthis "Aujourd'hui Ryad, demain Dubai !" alors que le gouvernement iranien a nié toute implication dans cette attaque... Keyhan suite à cela a été interdit de publcation 3 jours) et les modérés qui pensent qu'il ne faut pas tomber dans le piège tendue par l'Arabie Saoudite, qui veut pousser l'Iran à la faute. Globalement, on peut penser que l'Iran est sur ses gardes mais se sent également en position de force du fait de sa présence sur le terrain en Irak et en Syrie.

Milad Jokar : La réaction de Téhéran reste modérée sur la rhétorique. Le président Hassan Rouhani a averti Ryadh que son alliance avec Israël et les Etats-Unis contre l'Iran représentait "une erreur stratégique". 

L'Iran comprend que la politique saoudienne se fonde sur la perception que, depuis l'accord sur le nucléaire iranien, l'Iran est de retour sur la scène internationale. Par conséquent, l'Arabie Saoudite mène une politique agressive -- avec l'appui de Washington -- pour contenir l'Iran.

L'Iran rejette les accusations de l'Arabie Saoudite qui l'accuse de tous les maux dans la région et l'ambassadeur iranien aux Nations Unies à écrit une lettre au Secrétaire Général pour l'informer que les accusations sans fondement de Ryadh sont provocatrices, et il rappelle que les menaces de l'usage de la force représentent une violation de l'article 2 (4) de la charte des Nations Unies. 

Ryadh accuse quotidiennement Téhéran de s'immiscer dans les affaires internes des pays de la région et d'avoir un rôle destabilisateur. Cependant, l'Iran observe les développements dans la région avec ironie. En effet, depuis l'arrivée de MBS, l'Arabie Saoudite a envahi le Yémen sans vraiment aucune raison crédible, tuant plus de 8650 Yéménites, 21 millions de personnes manquent d'aide humanitaire, 7 millions sont au bord de la famine et près d'un millions de personnes sont malades du choléra.

Par ailleurs, L'Iran observe l'instabilité créée par Ryadh au Qatar et au Bahreïn, et par la démission de Hariri qui semble imposée par MBS. 

L'Iran reste malgré tout dans une logique de main tendu avec l'Arabie Saoudite sans qui il est impossible de créer un nouveau cadre de sécurité régionale, surtout à l'heure où DAESH est en passe d'être vaincu. 

"Nous sommes au bord du gouffre… Il suffirait d’un rien pour que la région s’embrase" s'est alarmée Nahla Chahal rédactrice en chef du safir al arabi. Quelles sont les chances pour que la situation dérape ?

Thierry Coville : Comme il vient d'être dit, du côté iranien, aucun responsable ne pense qu'un affrontement direct avec l'Arabie Saoudite n'aurait de sens. On peut également penser que du côté de l'Arabie Saoudite, le calcul est qu'un affrontement direct avec l'Iran en rapporterait rien. Il n'empêche la politique de Trump (et sa non certification de l'accord sur le nucléaire) qui désigne l'Iran comme le problème de la région a été vue en Arabie Saoudite comme un blanc seing à une politique de montée des tensions avec l'Iran. En Iran, le sentiment largement répandu est que Daesh est une création de l'Arabie Saoudite et des Etats-Unis ... Par ailleurs, la perception iranienne est qu'il se constitue un front anti-Iran de l'Arabie saoudite, Israël et des Etats-Unis. Un certain nombre d'analystes iraniens évoquent un plan de ce front anti-Iran visant à préparer une attaque par Israël du Hezbollah au Liban pour affaiblir l'Iran. Par ailleurs, les défaites militaires de Daesh sur le terrain font que les grands acteurs régionaux sont en train d'essayer de peser sur les futurs équilibres politiques en Irak et en Syrie, ce qui contribue à faire monter ces tensions. Enfin, la rivalité régionale entre l'Arabie Saoudite et l'Iran résulte de l'affrontement de deux perceptions. En Arabie saoudite, depuis la chute de Saddam Hussein, la guerre en Syrie, l'accord sur le nucléaire, le sentiment est que la montée en puissance de l'Iran est inexorable et qu'il faut la stopper. En Iran, les autorités politiques ne sont pas, il mesemble, dans une stratégie de conquête régionale. Les Iraniens ne sont pas responsables de la chute de Saddam Hussein et étaient plutôt contre l'attaque américaine de l'Irak mais ils ont profite des circonstances pour accroître leur influence dans ce pays. Le narratif iranien en Syrie est que l'on se bat dans la, région contre Al Nosra et l'Etat Islamique pour éviter d'avoir à se battre en Iran même contre ces groupes. On sait qu'une grande partie de la population effrayée par ces groupes adhère à cette politique mais dans le même temps voudrait que Rohani impose son approche diplomatique aux "durs".

Milad Jokar : Téhéran observe également le fait que Donald Trump ait fait de Ryadh le pilier de sa politique régionale et Washington appui le royaume saoudien dans cette politique commune d'isolation de l'Iran. Dans ce cadre, le risque d'escalade des tensions est bien réel. Téhéran, qui souhaite que sa place légitime dans la région soit reconnue, n'a pas intérêt à nourrir cette escalade et tente depuis l'élection de Rouhani en 2013 de tendre la main à son voisin sunnite pour poser un cadre de sécurité régional. 

Malheureusement, Ryadh a rejeté les offres de Téhéran en lui faisant savoir que l'Irak, la Syrie, le Liban, Bahreïn et le Liban ne regardait en rien l'Iran. L'Arabie Saoudite ne recherche pas le dialogue avec l'Iran et voit en son rival une menace pour l'avenir de son royaume. La perception à Ryadh est que l'Iran souhaite soutenir toutes les milices chiites afin d'encercler le royaume dans un croissant chiite. 

L'Iran dément cette lecture en insistant sur le fait qu'ils ont également appuyé des groupes sunnites comme les kurdes à Kirkuk, ok encore soutenu le Qatar face à l'embargo saoudien. 

De son côté, l'Iran craint "un nouveau Saddam", une nouvelle invasion soutenue par les pays arabes du Golfe persique comme ce fût le cas lors de la guerre Iran-Irak où des milliers d'iraniens furent victimes d'attaques chimiques sans que celles-ci ne soient condamnées. 

Chaque camps craint d'être attaqué et le fait que les deux rivaux régionaux ne se parlent pas laisse de l'espace à l'escalade des tensions, qui pourrait déraper en conflit.

L'Arabie Saoudite a appelé ses ressortissants à quitter le Liban. Quelles sont les chances que Riyad souhaite redorer son blason après sa défaite par procuration contre l'Iran en Syrie en faisant du Liban un prochain terrain d'affrontement ? Le cas échéant, quelles sont les chances de voir la communauté internationale se soulever quand on constate l'absence presque totale de réaction vis-à-vis du conflit au Yemen ?

Thierry Coville : Comme cela a été dit, on ne voit pas trop en quoi cette politique de montée des tensions au Liban va permettre à l'Arabie saoudite de reprendre l'avantage. Du côté iranien, on a bien compris que cette stratégie visait à les pousser à surenchérir et à donner des arguments au gouvernement américain pour accroître la pression sur l'Iran. Globalement, les Iraniens se sentent plutôt en position de force sur le terrain et voient également le gouvernement américain comme plutôt isolé dans sa croisade antiIran. Ils voient également des pays sunnites comme la Turquie et le Qatar développer leurs relations avec l'Iran. Il n'empêche qu'un certain nombre n'analystes en Iran ont bien conscience que les tensions ne font que s'accroître entre l'Iran et ce front Iran-Israël - Arabie Saoudite et que l'Arabie Saoudite cherche à étendre la zone d'affrontement. Tout le monde en iran a compris que dans ce contexte, il ne faut pas commettre d'erreurs. On peut penser que c'est pour cela que les autorités iraniennes ne tombent pas dans la surenchère; le Guide Ali Khameini a récemment évoqué le fait les missiles iraniens ne devaient pas avoir une portée plus grande que 2000 kilomètres, ce qui pourrait signifier une volonté iranienne de limiter les tensions.

Sans faire de l'anti-trumpisme primaire, il faut bien constater que dans un tel contexte, le parti-pris sans nuances du gouvernement américain contre l'Iran est plutôt dangereux. Ainsi, compte tenu des attaques contre l'Iran de Trump, il est actuellement impossible pour des raisons de politique intérieure iranienne pour Rohani de discuter directement avec les autorités américaines. De telles discussions (ou même leur annonce en Iran) signifieraient la fin de la carrière politique de Rohani qui serait accusé notamment par les "durs" de trahir l'Iran et la révolution. Il faut donc absolument qu'une autre partie, calme le jeu et arrive à, parler avec tout le monde. On pense évidemment à l'Europe. C'est dans ce contexte qu'il faut noter à quel point la visite d'Emmanuel Macron à Ryad était la bienvenue. Il faut absolument que la France (et l'UE) joue ce rôle de médiateur qui parle avec tout le monde (le fameux "honnest broker"). La France est bien placée car nous avons des bonnes relations historiques avec l'Arabie Saoudite et nous avons (enfin ...) normalisé nos relations avec l'Iran. Il faudra néanmoins jouer serré. Les "durs" en Iran soupçonnent l'Europe et la France d'être le cheval de Troyes des Etats-Unis et considèrent qu'on ne peu de toute façon pas faire confiance aux Américains qui in fine ne veulent qu'un changement de régime. la réussite d'une médiation française (et européenne) implique donc également un plus grand réalisme de la politique américaine dans la région et cela n'apparaît pas gagné...

Milad Jokar : Contraindre le Premier ministre Libanais ne redore en rien le blason saoudien. Le Liban exige le retour de Saad Hariri qui est soupçonné d'être assigné à résidence en Arabie Saoudite. Au delà de cela, ouvrir un nouveau théâtre de guerre au Liban, contre le Hezbollah, serait une aubaine pour les groupes terroristes. Cette tentative de renverser l'équilibre régional par la force créerait une grave instabilité politique, sociale et économique et elle embraserait la région. Cela serait dans l'intérêt d'aucune population. 

Face à cette crise entre les deux puissances du Moyen-Orient, Emmanuel Macron tente de se positionner en médiateur. La France, contrairement aux Etats-Unis, entretien de bons contacts avec les deux pays et Macron a indiqué qu'il souhaiter changer la politique de ses deux prédécesseurs en cessant d'exclure l'Iran. Il souhaite par ailleurs se rendre en Iran au printemps 2018, ce qui serait une première pour un chef d'état français depuis Valéry Giscard d'Estaing en 1976. 

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