Révolution en Inde : des femmes siègent dans les tribunaux islamiques et elles comptent bien "adapter" la charia à leur idée<!-- --> | Atlantico.fr
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Le centre de théologie islamique Darul Uloom Niswaan propose un programme de formation à la fonction de cadi dédié aux femmes
Le centre de théologie islamique Darul Uloom Niswaan propose un programme de formation à la fonction de cadi dédié aux femmes
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THE DAILY BEAST

Des tribunaux islamiques dirigés par des femmes peuvent-ils offrir aux musulmans d’Inde une justice plus respectueuse de l'égalité des sexes ? C’est en tout cas la conviction d'un organisme qui forme l’élite indienne des femmes "cadis", ces juges islamiques traditionnellement masculins.

Emily Feldman

Emily Feldman

Emily Feldman est une journaliste indépendante basée à Istanbul, spécialiste de la Turquie et des crises humanitaires résultant du conflit en Irak et en Syrie. Elle écrit sur l’organisation Etat islamique, les réfugiés, et les femmes. Elle a travaillé pour NBC.

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The Daily Beast - Emily Feldman

Dans sa maison de la ville indienne de Bhopal, Safia Akhtar prête l’oreille aux drames les plus intimes vécus par ses voisins.

Pas moins de trois jours par semaine, des femmes passent sa porte pour se plaindre de leurs époux adultères, de leurs beaux-parents machiavéliques, d'être abandonnées, ou de la maltraitance qu'elles subissent. Safia Akhtar, qui est grand-mère, entend toujours les deux parties avant de rendre la justice dans chaque litige, suivant les préceptes du Coran.

Elle est une femme juge de la charia.

Elles sont rares en Inde, mais cette situation est en train de changer rapidement : un mouvement de femmes musulmanes, lasses des pratiques misogynes dans leurs communautés, a pris à bras le corps ce problème de la justice islamique.

Zakia Soman, une militante de premier plan, fait partie des femmes qui mènent la charge. Son organisation, Bharatiya Muslim Mahila Andolan, ou Bmma, se bat en faveur du droit des femmes musulmanes depuis près d’une décennie et forme aujourd’hui les femmes "cadis" les plus qualifiées en Inde. Ces juges islamiques gèrent les mariages, divorces, et autres problèmes personnels au sein des communautés musulmanes. Safia Akhtar fait partie de la toute première classe inaugurale de trente femmes dans ce centre de formation.

"Des voix différentes se font aujourd’hui entendre au sein de la communié musulmane en Inde, réclamant la justice et l’égalité pour les femmes. Et la chose la plus importante est qu’il y a de plus en plus de femmes musulmanes qui joignent leurs forces [au changement]", se félicite Zakia Soman.

Bien que l’Inde soit une démocratie laïque, le gouvernement autorise chaque groupe religieux à gérer les problèmes personnels de sa communauté, comme les mariages, les divorces et les héritages. Pour les presque 180 millions de musulmans indiens (c’est la plus vaste communauté en Inde et la plus importante population musulmane au monde derrière la communauté musulmane d’Indonésie), ces affaires sont souvent traitées par des hommes cadis qui perpétuent des pratiques "barbares" et "anti-coraniques" comme la polygamie et les mariages d’enfants, selon Zakia Soman.

Zakia Soman et ses collègues ont été témoins des conséquences dévastatrices de ces pratiques traditionnelles et en ont conclu que les problèmes qui touchent les femmes musulmanes en Inde n’ont rien à voir avec l’islam, mais tout à voir avec les hommes.

"Le Coran promeut une justice respectueuse des femmes", assure Zakia Soman, arguant que les pratiques associées à l'islam les plus tristement célèbres, comme celles relatives à la misogynie, ne sont "nulle part dans le Coran".

Afin de rééquilibrer les rapports de force entre les sexes, Zakia Soman et ses collègues ont lancé le Darul Uloom Niswaan, un centre de théologie islamique qui propose un programme de formation à la fonction de cadi dédié aux femmes, qui a débuté l’année dernière.

Ce programme se déroule sur toute une année, en commençant par une plongée en profondeur dans les lois et la Constitution du pays, avec une attention particulière portée aux protections juridiques en faveur des minorités et des femmes. Le programme passe ensuite à l’étude de l’islam et du Coran "dans une perspective humaniste et égalitariste".

"Nous leur expliquons comment tout le travail d’interprétation du Coran et la définition des principes islamiques sont restés entre les mains des érudits de sexe masculin. Nous nous concentrons ensuite sur les versets relatifs aux femmes – sur le mariage, le divorce, la polygamie, la tutelle, le rôle des femmes dans la société – et les versets du Coran qui disent très clairement que les hommes et les femmes sont égaux aux yeux d’Allah", explique Zakia Soman.

D’ici la fin de l’année, un groupe de femmes originaires de dix Etats (dont un tiers a suivi une éducation classique et quatre ont un Master) terminera sa formation et, si ce n’est pas déjà fait, commencera à gérer des mariages et traiter des différends domestiques.

Cette initiative n’est pas sans soulever quelques controverses. Safia Akhtar, défenseuse de longue date des droits des femmes, a été comparée dans les médias à Salman Rushdie et Taslima Nasrin, une écrivaine féministe du Bangladesh en exil, qui a fui les menaces de mort dont elle était la cible en raison de sa critique de l’islam. "Certaines franges de la société estiment que les femmes cadis n’ont pas leur place dans l’islam, que c’est anti-islamique et que nous devrions être poussées dehors", déplore Safia Akhtar. Si elle affirme ne pas "encore" craindre pour sa sécurité, elle a bien soulevé des réactions de colère dans la presse.

"C’est une nouveauté pour la plupart des musulmans de cette ville, parce qu’ils n’ont jamais vu de femmes cadis. Ils sont habitués à imaginer le cadi comme un homme barbu portant un turban : cela a donc été un choc pour de nombreuses personnes", fait remarquer son fils, Saud Akhtar.

Les critiques n’émanent pas seulement des responsables religieux et de leurs partisans, mais aussi des défenseurs d’un système strictement laïc, qui rejettent le "système juriciaire parallèle" existant en Inde.

"L’Inde ne doit avoir qu’une Constitution, et seuls les juges et les tribunaux qui travaillent à partir de cette Constitution doivent exercer", a écrit Tufail Ahmad, auteur de Jihadist Threat to India: The Case for Islamic Reformation by an Indian Muslim(La menace djihadiste en Inde : plaidoyer pour une réforme de l’islam par un musulman indien), ajoutant qu' "à notre époque, la liberté des femmes musulmanes ne peut pas être assujettie au Coran".

Mais Zakia Soman répond qu’une écrasante majorité des 5 000 musulmanes que son organisation a interrogées dans tout le pays en 2013 souhaitent que les cadis gardent un rôle juridique dans les affaires familiales. Plus encore – près de 90% - affirment souhaiter que le système soit standardisé et réformé, afin d’interdire les pratiques comme la polygamie.

Le travail du Bmma a encore gagné en crédibilité cet été lorsqu’il a lancé une pétition appelant à l’abolition du divorce "instantané" par triple talâq, une pratique islamique très contestée, à travers laquelle un homme – et seulement un homme – peut divorcer de son épouse simplement en répétant trois fois de suite le mot "talâq", signifiant "divorce" en arabe.

La pétition a réuni plus de 50 000 signatures de musulmanes à travers le pays, déclenchant une autre déclaration de soutien, à l'initiative d'hommes musulmans, signée par toutes les franges de la société, des étudiants aux stars de Bollywood.

"Beaucoup de musulmans ordinaires comprennent que la religion implique une justice respectueuse de l'égalité des sexes, et que c’est seulement une interprétation patriarcale biaisée qui s’est mise en travers du chemin", a expliqué Zakia Soman, qui ajoute avoir été inondée d’appels et de messages de soutien cet été.

Le succès des différentes initiatives de Bmma, et particulièrement la formation des femmes cadis, dépendra du niveau d’acceptation qu’elles recevront au niveau local. Il n’existe pas de formation unifiée au métier de cadi ou de système de certification universellement reconnu parmi les musulmans d’Inde. L’acceptation d’une personne comme étant cadi est, en dernière instance, subjective. "L’autorité se construit au niveau social", explique Zakia Soman.

Cette flexibilité a permis à Safia Akhtar de commencer à pratiquer en tant que cadi avant même d’avoir entamé sa formation. Après des années d’études du Coran et de militantisme pour le Bmma, elle avait confiance dans ses capacités à trancher des litiges.

Sa récente formation ne fait qu’accroitre sa crédibilité. A 65 ans, elle traite maintenant entre dix et quinze cas par mois, qui illustrent pour elle les "idées reçues à propos de la loi de la charia dans la société".

Par exemple, une femme a récemment sollicité son aide parce que son mari l’avait répudiée pendant son sommeil. "Quand elle s’est réveillée, ses beaux-parents l’ont informée : 'Tu n’es plus la femme de notre fils parce qu’il a prononcé le talâq pendant que tu dormais'", explique Akhtar. "Il n’y avait pas de témoin, rien." Safia Akhtar a annulé le divorce, invoquant l’interprétation coranique la plus répandue qui requiert un délai de trois mois avant la finalisation du divorce, dans la perspective d’une réconciliation.

Elle a aussi récemment réglé des affaires de divorces par triple talâq effectués via les réseaux sociaux (qu’elle a annulés comme étant invalides), ainsi qu’une autre affaire dans laquelle l’homme refusait tout soutien financier à sa femme à la suite du divorce. Safia Akhtar rapporte avoir permis à la plaignante d’obtenir 1 million de roupies (environ 15 000 dollars) en compensation.

Personne n’est tenu de respecter ses décisions. Les familles restent libres de rejeter ses sentences et de solliciter une seconde opinion ailleurs, au sein du système judiciaire indien ou de la part d’une autre autorité religieuse dont l’interprétation leur conviendrait d’avantage. Mais Safia Akhtar et Zakia Soman sont toutes deux confiantes dans la capacité des femmes cadis à faire avancer le combat pour l’égalité homme-femme dans la bonne direction, par leur simple présence dans la société indienne.

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