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Réformes sociétales : la "panique morale" évoquée par la majorité au sujet de ses opposants existe-t-elle vraiment ?
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SOS à Solférino

Le terme de "panique morale" est apparu au début des années 2000 pour décrire l'émergence d'une France "néo-réac". Au delà des fantasmes, l'expression ne définit pourtant pas grand chose...

Atlantico : Les récentes manifestations contre les réformes de société sont considérées par certains comme génératrices d'une "panique morale", terme utilisé pour la première fois en 2004 en France par le philosophe Ruwen Ogien. Une telle définition est-elle représentative de l'état d'esprit des opposants actuellement ? Le mot "panique" semble t-il approprié ?

Jérôme Sainte-Marie : Le terme de « panique morale » recouvre, comme bien des concepts vaguement sociologiques, un sens différent selon son usage.

Il peut être appliqué à des situations où l’on voit la « panique » se répandre, et l’on pense alors à la « rumeur d’Orléans » étudiée par Edgar Morin, bien connue des étudiants en première année de sociologie. Le tout récent épisode de la « journée de retrait de l’école » s’inscrit dans cette filiation, avec des enfants supposément menacés par une « théorie du genre » diabolisée, et une propagation de l’alarme hors de tout cadre institutionnel.

Le terme de « panique morale » est aussi manié en un sens très différent, qui se confond avec l’idée de « contre-mouvement ». Ce terme est liée aux réactions qu’avaient suscité les mouvements dit progressistes des années 60 – par exemple sur l’avortement aux Etats Unis les « pro life » face aux « pro choice ». Il s’agit d’une chose toute différente, et si les arguments d’une mobilisation de masse comme la « Manifestation pour tous » face au mariage du même nom sont, comme dans tout débat démocratique, contestables, on franchit une frontière intellectuelle en les dissolvant sous une étiquette de « panique morale ».

Il convient pour bien comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons de faire la distinction entre la morale, celle catholique et celle progressite, qui est universelle et surplombante et encadre les individus et leurs relations et l’éthique qui est un ensemble de règles de vie en commun que se donnent les diverses communautés, animales, dont l’humaine. La morale est écrite (et donc particulièrement prégnante dans les religions du Livre et la politique) et l’éthique est plus intuitive, plus situationnelle, elle s’apparente à la déontologie. (ta deonta, les situations).

Les religions du Livre et les grandes idéologies progressistes, c’est à dire les “grands récits” (J.F.Lyotard) sont diverses formes de l’universalisme et de la tendance à la Vérité unique. Cette réduction à l’UN est caractéristique de la modernité. Elles sont pareillement dépassés, par le mouvement de fond de la postmodernité qui voit l’avènement de multiples tribus, aux règles éthiques différentes, mais qui ne tentent pas de s’imposer les unes aux autres. Même si la question de leur cohabitation dans un même espace temps est le grand défi de l’époque.

Michel Maffesoli : L’expression panique morale est un oxymore, c’est à dire une expression dans laquelle les deux termes sont contradictoires ("obscure clarté"). En effet, la panique décrit un état  de peur collective, irrationnelle, émotionnelle, peu en rapport avec le danger réel. La morale décrit un ensemble de règles, rationnelles, imposées d’en haut et auxquelles chaque individu doit se conformer et obéir en connaissance de cause. Dieu, l’Etat, le Progrès, la Science sont de ces instances surplombantes définissant une morale universelle et rationnelle.

Panique et confusion collective d’un côté, respect par les individus de règles rationnelles de l’autre.

Cette oxymoron convient bien à ces manifestations d’opposition à la morale progressiste au nom d’une vieille morale chrétienne. D’une part, on y trouve, ensemble,  la vieille garde conservatrice d’un idéal monogamique (depuis longtemps tombé en désuétude, du fait du divorce et autres libertés de moeurs et transgressions des règles de l’Eglise) et des jeunes notamment, plus attirés par des formes de manifestation collectives, confuses, émotionnelles, bref postmodernes que par la défense de “valeurs”.

D’autre part c’est un conflit de fantasmes : celui du retour à une société pure et chaste (qui n’a jamais existé) et celui de l’avènement d’une société dans laquelle même l’amour n’engendrerait pas de lien de dépendance, une société désaffiliée, d’individus flottant au gré de leurs envies.

Qui se cache concrètement derrière cette expression de panique morale entretenu par la gauche ?

Michel Maffesoli : Ceux qui sont dans un état de panique morale sont ceux qu’on voit dans cet état : des nostalgiques d’un monde moderne disparaissant, d’un ordre universel fractionné, des adeptes des manifestations pour les manifestations, des jeunes bourgeois propres sur eux, heureux d’avoir le droit, eux aussi, d’occuper l’espace public et de se lâcher, des jeunes sans foi ni loi, contents d’en découdre etc.

Nous sommes entrés dans l’ère des sincérités successives et des identifications multiples. Rien ne sert de vouloir assigner à identité politique, sociologique, ces manifestants. Ils sont tels parce qu’ils sont ensemble, certains collant à leur masque, d’autres se cachant derrière lui, juste pour moquer un président adepte d’une polygamie normale et un ministre de l’Intérieur droit dans ses bottes.

Jérôme Sainte-Marie : Tout d’abord, on retrouve de manière fréquente et ouverte l’expression de « panique morale » utilisé par le politiste Gaël Brustier, qui se propose de réarmer idéologiquement la gauche, dans un combat culturel décrit en des termes librement inspirés du penseur marxiste italien Antonio Gramsci.

La tentative est intéressante mais aussi téméraire. On ne voit pas très bien comment, en restant dans ce cadre de pensée, la gauche – ou plus exactement la gauche qui gouverne - pourrait construire une pensée unifiante pour ses soutiens, alors même qu’elle s’engage dans une politique économique menaçant les intérêts immédiats de son noyau électoral. Une idéologie, dans son sens gramscien, ce n’est pas une campagne de communication !

La gauche dans les années 1980 avait su produire un discours européiste car une part importante de sa base, celle disposant d’un certain capital culturel, y trouvait comment justifier la rupture de son alliance antérieure avec le monde ouvrier. Il y avait là une entreprise idéologique performante, qu’on l’apprécie ou pas. Comme on ne voit pas aujourd’hui s’écrire un quelconque récit positif pour la gauche française, il reste comme seule issue l’élaboration d’une image répulsive de l’adversaire, ou des adversaires agglomérés. Ce n’est plus « Attention la droite revient ! » comme en 1986, c’est plutôt « Gare aux paniques morales ! ».

Quant à savoir quelles sont les catégories de la population qui participent ou soutiennent ce « contre mouvement » qu’est la Manifestation pour tous, ce n’est pas si facile à décrire. Les manifestations de rue recrutent visiblement catégories très semblables à celles qui s’étaient rassemblées il y a trente ans pour la défense de l’école privée. Des milieux souvent aisés, et empreints de catholicisme, qu’il s’agisse d’une pratique régulière ou du « catholicisme zombie » dont parlent Hervé Le Bras et Emmanuel Todd. Mais les soutiens sont beaucoup plus divers : tout d’abord les fidèles des autres religions monothéistes, mais aussi des sympathisants de droite trouvant là le moyen de s’opposer à un pouvoir honni. Il y a aussi un effet d’âge, avec des aînés plus favorables à la « manifestation pour tous » que les plus jeunes, à rebours de ce que laissent voir les cortèges manifestants.

Ce mouvement, animé par un rejet de la morale promue par le socialisme libertaire, manifeste-t-il l'émergence d'une autre France sur la scène politique ou s'agit-il finalement de la simple réactivation d'une pensée dormante depuis les années 1980 ?

Jérôme Sainte-Marie : Le mouvement de la « Manifestation pour tous » est avant tout un refus de la logique des « droits » nouveaux : droit au mariage même pour les personnes de même sexe, droit à l’adoption, droit au recours à la GPA ou à la PMA. Il y a pour le gouvernement un vrai combat sur le choix des termes. Si l’on réussit à imposer le terme de « droits », l’essentiel du travail politique est fait, car qui peut durablement s’opposer à la reconnaissance d’un droit ?

L’opération n’a qu’à moitié réussit. Pour l’essentiel, la gauche s’est ralliée à cette logique, qui n’avait rien d’évident il y a une quinzaine d’année lorsque le gouvernement de Lionel Jospin ne promouvait que le PACS. Cependant le rapport de force mesuré par les sondages d’opinion est à la fois équilibré et stable depuis plus mois, avec parmi les Français autant de partisans du mariage pour tous que d’adversaires.

Michel Maffesoli : L’expression de socialisme libertaire n’est pas un oxymore, c’est une absurdité, un non sens. Le socialisme est étatiste, il l’a toujours été ; le libertarisme est anti-étatiste. Et le clivage n’est pas entre gauche et droite, mais entre ceux qui pensent qu’il faut un ordre sans l’Etat et ceux pour lesquels c’est l’Etat qui doit imposer un ordre, y compris dans la sphère privée.

Socialisme et catholicisme (et toutes les religions monothéistes comme toutes les idéologies progressistes) sont hostiles au relativisme et se construisent sur un idéal futur à atteindre : paradis ou société parfaite.

Le libertarisme, même quand il est de droite, refuse que les règles de la communauté (des communautés) soient dictées par l’Etat.

Alors bien sûr la position des Eglises (catholique, protestante, juive et musulmane) refusant que des personnes homosexuelles, vivant en couple, puissent se jurer fidélité devant les autorités de l’Etat est dogmatique et excluante. Mais la position du Gouvernement, refusant la reconnaissance de diverses formes de parentalité, considérant que la gestation pour autrui comme la prostitution sont assimilables à la vente du corps (et non pas d’une prestation pendant un temps donné) l’est tout autant. Comme d’ailleurs la position selon laquelle l’activité sexuelle ne peut être épanouissante que dans le cadre d’une relation amoureuse ou celle qui amalgame la fidélité à une personne et le fait de ne jamais coucher avec une autre. Peut être qu’il ne faudrait pas parler de conflit entre le catholicisme et le socialisme, mais d’une bataille entre deux pouvoirs pour dominer les esprits.

Vincent Descombes, autre philosophe, reprend ce terme de "panique morale" en dénonçant la promotion d'un culte de l'identité unique qui s'apparenterait au "fanatisme" identitaire. Les manifestants du 2 février dernier peuvent-ils réellement être définis comme des nostalgiques d'une France culturellement homogène ?

Michel Maffesoli : Tout monothéisme couve une tendance fanatique. Il n’est besoin que de penser aux grands mouvements d’Inquisition, à la destruction des idoles dans l’Ancien Testament et celle des statues des cathédrales par les protestants et par les révolutionnaires. Sans parler bien sûr des totalitarismes nazi, stalinien, maoïste etc et du terrorisme islamiste.  Les valeurs considérées comme universelles sont imposées au bout des Bibles, des fusils ou dans les cales des marchands de biens et d’esclaves. Et du refus des différences et des modes de croyances et de vies diversifiées à une volonté exterminatrice, il n’y a eu souvent qu’un pas.

Ce qui est nouveau dans la postmodernité, c’est que c’est différences ne s’inscrivent plus dans des territoires distincts (Nations), mais cohabitent sur un même territoire. En revanche, ce qui peut constituer une piste permettant de réguler les relations entre ces communautés, c’est de reconnaître qu’elles n’assignent pas à une identité unique, mais qu’il s’agit d’identifications, de sincérités qui peuvent être successives. Les affinités religieuses ne déterminent pas les affinités politiques, culturelles, sportives voire territoriales. Dès lors on ne doit parler de fanatisme identitaire que lorsque celui-ci s’oppose aux identités multiples : je peux aimer les relations homosexuelles sans vouloir me définir comme “gay” , parce que j’aime aussi les relations hétérosexuelles ou que je n’ai pas envie d’être ramené à une identité par mes préférences sexuelles ; je peux porter un foulard dans l’espace public sans être une femme dominée, mais juste parce que je n’ai pas envie que les garçons me sifflent ou plus simplement pour embêter et m’opposer à ma mère ou aux enseignants qui me donnent des leçons de libération….

Refuser le tiers exclu, raisonner en termes de ou bien, ou bien relève de ce fanatisme identitaire quelle qu’en soit la couleur politique.

Le fanatisme identitaire est bien partagé, mais il est, je pense, une crispation sur les principes d’une époque qui s’achève.

Le monde avait interprété en 2011 cette mouvance comme l'émergence d'une "France néo-réac" liée aux mouvements néo-conservateurs des années 1970. Peut-on vraiment faire le lien entre ces deux courants ?

Michel Maffesoli : Comme je l’ai dit et redit, je ne crois plus que ces mots politiques et ces références historiques soient pertinents. Ce qui se joue devant nous doit être analysé en termes d’émergence d’un néo-tribalisme, dans lequel les diverses communautés, encore une fois éphémères et multiples, apprennent à s’ajuster entre elles. Alors oui, s’accrocher aux valeurs dépassées d’une Sainte Eglise universelle  ou d’une République une et indivisible relève d’un conservatisme, mais c’est bien d’une faiblesse qu’il s’agit et non d’une menace.

N’oublions pas que le relativisme a deux origines étymologiques : mettre en relation des valeurs les unes par rapport aux autres, mais également relier les hommes et les communautés portant ces valeurs entre elles. 

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