Réforme des retraites : le vrai défi devenu une obsession toxique de la vie politique française (et les chiffres pour le prouver) <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Le gouvernement maintient son cap sur la réforme des retraites et promet des négociations.
Le gouvernement maintient son cap sur la réforme des retraites et promet des négociations.
©Thomas Padilla / POOL / AFP

Logique sacrificielle

Le gouvernement va lancer de nouvelles concertations sur la réforme des retraites avec une application à l’été 2023. Une vraie réforme des retraites devrait être centrée sur les libertés et provoquer un élan national vers le capital.

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

Voir la bio »

La réforme des retraites, un nouveau sacrifice aztèque

Les Dieux de la pluie ne sont pas contents. Pour conjurer leur courroux, et ressouder la communauté, il faut sacrifier de jeunes vierges : à l’aide de couteaux en obsidienne, leur retirer le cœur et l’offrir en psalmodiant à une belle foule unanime du haut d’une pyramide. L’ordre social est restauré, l’ordre sacerdotal conforté, dans un processus « efficient du point de vue des rapports sociaux » pour reprendre la critique girardienne. C’est la méthode aztèque.

De nos jours, les Dieux germaniques menacent. Avant même qu’ils ne frappent (ou qu’ils ne demandent aux marchés financiers de frapper, c’est plutôt leur méthode), il faut une action marquante en France et peu importe si elle entretient assez peu de rapport avec le réel. Mais nous n’avons plus beaucoup de vierges dans le pays. Quant à l’obsidienne, il y aurait vite pénurie, comme sur tout le reste. Reste la pyramide de Ponzi de notre système de retraites dit par répartition. Faute d’une réforme systémique à la suédoise, on se dirige vers une réforme comptable à la française qui, une fois compensée/lissée (via l’usine à gaz de la « pénibilité » par exemple, cette mine à ciel ouvert pour les petits arrangements clientélistes), nous fera faire, dit-on, 9 milliards d’économies, dans un pays où l’ensemble des administrations publiques dépensent chaque année 1100 milliards (et plus encore via le hors-bilan) avec l’efficacité que l’on sait. C’est la méthode néo-aztèque, aussi inutile que douloureuse, dite méthode Macron.

Dans une société à peu près homogène, uniquement régie par le système officiel de la retraite par répartition, je pourrais dire : pourquoi pas.

À Lire Aussi

Les 8 piliers de la raison ou pourquoi la BCE n’aurait jamais dû paniquer devant « une inflation à 8% »

Dans ce schéma en effet, puisque l’usine à produire des droits sociaux va bien plus vite que nos autres usines, dans un contexte général de vieillissement (où il est par ailleurs de plus en plus délicat de toucher aux prestations), et puisque tous ces droits « non-gagnés » qui s’empilent sans collatéraux économiques véritables ne sont pas assez « lavés » par l’euro (en dépit de sa baisse : un système de changes fixes avec nos principaux partenaires) : il faut « réformer », raboter plus exactement, pour que le système conserve un peu de crédibilité. On comprend la logique, le manque d’alternatives, la pression par les pairs, et le grand boulevard pour la communication gouvernementale : nous sauvons le système par répartition, nos opposants communistes/fascistes sont dans la fuite en avant. Alors, va pour les 64 ans de Macron et les 170 trimestres de Touraine, en attendant pire, toujours pire. Sauf qu’en réalité nous ne vivons pas dans cette société, nous ne vivons plus tout à fait dans ce système.

Petit voyage au centre du malaise des retraites françaises

La société réelle combine de nos jours ce cadre administratif « universel » et dirigiste avec la plus complète débrouille du Demerdistan qu’est devenu la France, « pays communiste qui a réussi ». Communiste signifie que les dirigeants (de purs technos) se méfient de la propriété privée (sauf pour eux) et ne respectent pas les signaux de marché, mais qui a réussi implique qu’on y a recours, certes en douce mais à chaque fois que c’est possible, par en bas. Pour paraphraser Engels, la société civile rend possible le système étatique, alors que ce dernier est persuadé que c’est l’inverse. Le sacro-saint système par répartition est ici notre kolkhoze tant vanté mais où chacun cherche à contribuer le moins possible, tandis que le bourgeois s’affaire sur son lopin de terre individuel, sur la capitalisation cachée, presque honteuse mais qui rapporte plus, qui lui tient à cœur et qui ne l’expose pas totalement à un acteur public qu’il sait être piètre gestionnaire. Il en va de même pour l’éducation (la même pour tous, mais c’est le secteur privé qui se développe), pour la santé (la même pour tous, mais certains sont plus égaux que d’autres, allez obtenir un scanner si vous êtes au RSA), pour la sécurité (c’est le métier de vigile qui a le plus fort taux de croissance depuis 30 ans dans notre République), pour tous les secteurs en fait : dans un régime qui préfère le rationnement par les quantités au rationnement par les prix, il existe certes un commun dénominateur, un lit de Procuste, mais ensuite, si vous voulez que le système tienne… chacun se débrouille dans la file d’attente, triche un peu avec la carte scolaire, se déconventionne, rachète des trimestres, privatise ce qu’il peut, etc.

À Lire Aussi

Trente ans après le Oui à Maastricht : tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le vrai bilan de l’euro

Ce n’est pas malsain, c’est tout le contraire : il est dans la nature humaine de chercher un peu de liberté et de sécurité, pour soi et pour sa famille, et c’est la logique d’un système collectiviste à bout de souffle de générer des dérogations au fil de l’eau.

C’est ainsi que notre système de retraites n’a plus qu’un lointain rapport avec ce que nos élites ont appris à Sciences-Po ; d’ailleurs elles le savent, puisqu’elles sont passées à la capitalisation pour leurs finances privées. C’est ainsi que nous n’avons pas de fonds de pension mais l’assurance-vie, que l’on aime critiquer ou mépriser mais qui a rendu bien des services pour un coût mineur. Nous n’avons pas un gros taux de remplacement, mais le français s’est saigné pour acheter son bien immobilier surcoté « en prévision des vieux jours ». Le système général prend l’eau de partout d’autant que nous n’avons pas suivi les autres pays dans la constitution de réserves (le peu qui avait été privatisé, épargné et judicieusement placé a été pillé à partir de Sarkozy, et Macron va mettre la main sur ce qui reste), mais les bas de laine des bourgeois sont bien dotés. La retraite est donc déjà « à la carte » depuis longtemps, et on serait tenté d’y voir une bonne chose si cela avait été un peu moins improvisé, tabouïsé et inégalitaire.

Tout cela en effet a été réalisé un peu n’importe comment, au petit bonheur la chance, dans le dédale des incitations et des désincitations fiscalo-réglementaires ; en privilégiant trop nettement l’immobilier, comme de vulgaires épargnants du tiers-monde, alors que la pierre n’est pas faite pour cela (gros tickets, liquidité douteuse, frais énormes, le tout avec le levier du crédit qui n’est pas donné et qui peut se retourner). Et en surinvestissant dans des mécanismes pénibles que je ne vais pas détailler ici, divers mouroirs pour la création de valeur, du livret A aux SCPI, en passant par les dispositifs pour les Dom-Tom, etc. Mais tout valait mieux peut-être que de faire confiance à 100% au régime commun, dont le rendement actuariel est déprimant.

À Lire Aussi

Emmanuel Macron, l’homme qui aimait "prendre son risque" politique sans toujours mesurer ceux qu’il fait courir à la France

Comme on a fait trop peu et trop tard et trop mal sur la capitalisation, on travaille (plus longtemps) pour les autres, et en particulier pour les anglo-saxons, voilà le vilain petit secret du système hexagonal. Dans les années 80, le capitalisme sans capital, les participations croisées, les noyaux durs. De nos jours, le découragement continue vis-à-vis de l’investissement en capital du plus grand nombre, dans un monde qui n’a pas les mêmes pudeurs, avec pour résultat une perte de contrôle doublée d’une autre perte de sens.

La phraséologie officielle reste kolkhozienne (« on » y arrivera, tous ensemble, dans le respect des 35H, du télétravail, etc.) ; la réalité est celle d’un triplement du nombre des conseillers en gestion de patrimoine ces deux dernières décennies. La retraite a été défragmentée par petits bouts façon puzzle, et c’est pure superstition que de se focaliser sur un ou deux paramètres d’âge ou de trimestres, comme si le système était encore contrôlé depuis l’Elysée ou Matignon : le centre peut encore faire du mal aux plus faibles, aux parcours professionnels heurtés, il ne peut plus guère atteindre les autres, qui répondent par un discret « cause toujours ».

L’âge officiel de la retraite, le tout petit bout de la lorgnette

L’Etat Providence, disent les suédois, est une chose parfaite… tant que les gens n’ont pas appris à s’en servir. Au début, tout va bien, d’autant que la croissance économique est encore là et que les gens sont jeunes. Et puis chacun se comporte comme un ayant droit, le système échappe à tout contrôle, et l’on découvre alors qu’il n’est compatible ni avec la croissance molle, ni avec une immigration massive en provenance du Sud, ni probablement avec la fixité des taux de changes. Le vrai enjeu maintenant dans nos démocraties est donc la refonte de l’Etat Providence, et de l’Etat au sens large, et la retraite n’est qu’un élément parmi d’autres, ni le plus important ni (après le Covid) le plus urgent. Nos comptes sociaux n’ont pas à être beaucoup plus équilibrés que nos autres comptes publics, composés à 98% de dépenses de fonctionnement et de transferts, à 2% d’investissements. La nouvelle réforme paramétrique des retraites est bien moins importante que la libération de notre marché du travail (où 150% des efforts de flexibilisation sont reportés sur les plus faibles, les plus jeunes), et même que la libération de notre code de l’urbanisme (on ne construit pas plus qu’il y a 25 ans, les restrictions foncières y sont pour quelque chose et rendent infantiles les jérémiades sur la hausse des prix immobiliers). Si l’on excepte la peur panique vis-à-vis de Berlin et de Francfort, il n’y a aucune urgence à agir sur l’âge, pas de mandat clair pour le faire, et aucun raisonnement économique au-delà du qu’en-dira-t-on.

Une vraie réforme des retraites devrait être centrée sur les libertés et non sur des fétiches, respecter les ordres de grandeur (9 milliards, c’est bien moins que nos subventions pour une seule source d’énergie carbonée cet hiver), inclure la quasi-capitalisation que l’on a laissé s’étendre en catimini, ne pas s’accompagner d’anti-réformes au même moment (c’est tout le problème de l’approche macroniste depuis le début), et provoquer un élan national vers le capital de façon à ce que l’on ne travaille plus pour le retraité de Pasadena ou la veuve de Milwaukee mais pour nous.

Toutes ces choses leur échappent de plus en plus, ils feignent d’en être les organisateurs. Pour le reste c’est le déni total et un festival de diversions (la pénibilité, par exemple). Pour citer encore une fois René Girard : « le totem se défend par le tabou qui engendre le dogme ». Le totem c’est à mon avis l’égalité, mais une égalité bien particulière (pas intergénérationnelle pour un sou, et sous tutelle allemande). Le tabou : la capitalisation est plus transparente et plus efficace et plus vectrice de souveraineté, mais chut! il ne faut surtout pas le dire, laissons-la progresser (de préférence chez les seuls nantis), et sans même la mesurer. Le dogme : continuons à sauver notre système « que le monde entier nous envie » (en parallèle avec notre école, notre hôpital, notre police), même si le curseur principal a de moins en moins de sens (quel taux d’emploi chez les plus de 60 ans au sein du secteur privé, dans quelques années ?), et même si une « fatigue de l’ajustement structurel » se développe qui fera plus de mal que les maigres effets que l’on escompte de la réforme.

On croirait lire l’histoire des 3% de déficits de la Commission européenne, ou la réforme Juppé de soviétisation de la santé ; il est vrai que c’est le même processus bassement comptable, servi par les mêmes technocrates, il ne serait pas illogique d’enregistrer les mêmes résultats.

Que faire ?

Avec la crise sanitaire, 400 milliards ont été « trouvés » en France, et dépensés avec un grand sens de la mesure (sans rapport bien entendu avec la hausse des coûts l’année suivante). Avec la crise énergétique, on parle de montants comparables à mobiliser d’ici la fin de la décennie. Entre temps, la crise économique et financière que nous nous infligeons à nous-mêmes (la remontée des taux de la BCE) coûtera sans doute plus, par divers canaux. Les dépenses publiques se situent déjà à 56% du PIB, c’est-à-dire le niveau de la Suède d’il y a 25 ans (à l’époque : pas de SDF, pas de délinquants, des profs bien payés, moins d’une heure d’attente aux urgences). Il parait en plus qu’il faudra investir davantage dans la transition écologique, dans l’armée, dans l’accueil des migrants, dans le 4e âge, dans tout. Nos politiques y veilleront. La dette va dépasser 3000 milliards, et le hors-bilan plus de 5000 (pour rester gentil). En bref, la désépargne publique massive va encore se massifier et peser sur les seules choses qui comptent, le stock de capital productif, le taux d’épargne de la Nation. Dans ces conditions, que faire ?

1/ un peu moins de bêtises. La réduction des déficits futurs de la branche retraite est indissociable d’une action plus large sur l’ensemble de la dépense publique (et sur les attentes inconsidérées en la matière de nombreuses organisations spécialisées dans la prédation des ressources publiques), et d’une stratégie macroéconomique cohérente (exemple : quel sens a la stimulation budgétaire ou les boucliers tarifaires dans une phase où la banque centrale fait tout pour briser la demande agrégée ?). Cela va bien au-delà des seuls déficits publics, mais économiser 9 milliards dans les comptes est chose assez aisée dans un pays qui va dépenser 7 milliards pour les seuls margoulins de l’hydrogène (une filière peu sûre, pas du tout au niveau des problèmes, et qui aurait dû se débrouiller seule). Les transferts des classes moyennes vers d’autres classes moyennes doublonnent manifestement. Les niveaux d’administration se chevauchent, etc. Il y a 1000 rapports sur ces questions, reste à se doter d’yeux pour voir et d’oreilles pour entendre,

2/ ne pas trop toucher aux privilèges de la fonction publique (c’est d’ailleurs bien l’idée de Macron, dont le rabot va encore avantager en relatif les carrières linéaires longues). Parce qu’un pacte implicite mais évident a été conclu en matière de rémunération sur l’ensemble du cycle de vie. Mais rien n’oblige à perpétuer ce pacte sous-optimal avec les nouveaux entrants, d’une part, et rien sinon le manque de courage n’empêche de faire plus de transparence sur les régimes spéciaux les plus dérogatoires, d’autre part. Idem pour toutes les études fort peu diffusées qui montrent les inégalités générationnelles à l’avantage de la génération du Baby-Boom (incroyablement bien servie à toutes les étapes),

3/ un meilleur accompagnement de la capitalisation « par en bas », à la base. Par exemple, une fiscalité moins hostile aux actions, plus punitive sur les dettes, pour inciter les acteurs censés être longs comme les assureurs à revoir leurs allocations d’actifs.

C’est ici qu’il faudrait parler de la participation, cette riche idée gaulliste, distributiste et chrétienne, que les petits bourgeois du marigot centriste (les ancêtres de Macron) ont bloqué en 1969, puis travestie au cours des décennies suivantes avec des mesurettes sur l’intéressement pour les seuls cadres. Une vraie participation redistribuerait les cartes, autoriserait un authentique dialogue social et surtout elle redonnerait du sens, de la motivation au travail, ce qui est juste l’essentiel à une époque de bullshittisation des emplois. Nous travaillerions à nouveau pour nous et moins pour les autres, ce qui peut stimuler l’idée de travailler un peu plus ou un peu plus longtemps. Mais je dois avouer qu’on s’éloignerait là du fabuleux projet de l’Elysée (payé par la CDC et la BPI, autrement dit par nous tous) consistant à faire émerger quoi qu‘il en coûte 20 « licornes » (qui n’existent pas) afin qu’une poignée de fils à papa et de penseuses d’HEC puissent faire rayonner la technologie hexagonale en baie de San Francisco, et afin qu’un quarteron de hauts fonctionnaires puisse s’amuser à jouer au mécano du capital-risque avec de l’argent public.

Vous comprenez que ces pistes, présentes dans la littérature académique (les comptes générationnels, etc.) et dans de nombreuses expériences étrangères, ne sont pas très sérieuses en comparaison d’un bon vieux sacrifice aztèque ; sacrifice certes injuste et inutile sur le fond, mais apaisant à court terme, et qui ne nécessite que quelques ingrédients : il suffit d’un clergé cynique et ritualiste voire fétichiste (nous l’avons : les énarques) et d’un public crédule (c’est manifestement la mission de nos journalistes des pages « économie »). Il y a juste un petit « hic » : tout cela ne fonctionne que si le réel (Hernan Cortes ou une éclipse jadis, la crise européenne en cours) ne vient pas interrompre les festivités...

Le sujet vous intéresse ?

Mots-Clés

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !