Raffineries, ports, ferroutage et cie : petit bilan de l’impact de la CGT sur l’économie française <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Social
Le leader de la CGT, Philippe Martinez, lors d'une manifestation.
Le leader de la CGT, Philippe Martinez, lors d'une manifestation.
©Thomas SAMSON / AFP

Dialogue social

Moins de 10 % des salariés français adhèrent à un syndicat. Le poids des syndicats dans l’économie est pourtant bien réel, notamment pour faire évoluer les réformes du gouvernement.

UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

Voir la bio »
Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

Voir la bio »

Atlantico : La France s’est peu à peu désyndicalisée. Historiquement et actuellement quels sont les secteurs dans lesquels la CGT est encore forte ?

Michel Ruimy : La syndicalisation est fréquemment associée à la stabilité de l’emploi. Les données montrent, en effet, que plus la situation du salarié est précaire, moins celui-ci sera engagé dans un syndicat. Les évolutions du marché du travail ont pu ainsi jouer un rôle dans l’affaiblissement des syndicats. Après avoir commencé à diminuer à la fin des années 1960, le taux de syndicalisation est quasi-stable depuis les années 1990. Selon le ministère du Travail, le taux de syndicalisation en France, secteurs privé et public confondus, était d’un peu plus de 10% en 2019. Mais, il existe une forte disparité entre le public et le privé avec un taux de près de 19% dans la fonction publique et de 8,5% environ dans le privé.

La CGT, auparavant premier syndicat représentatif des salariés du privé et du public depuis de nombreuses années, a été détrônée, dans le secteur privé, par la CFDT aux dernières élections professionnelles où, au niveau national et interprofessionnel, elle a obtenu plus 25% des suffrages exprimés. Elle reste néanmoins le syndicat de salariés leader dans les très petites entreprises et dans le secteur public.

Par ailleurs, le système économique contemporain, en flux tendus, est vulnérable dès lors qu’il dépend de quelques nœuds logistiques stratégiques tels que les raffineries, le ferroutage, les ports maritimes, véritables goulets d’étranglement que des luttes peuvent bloquer efficacement. La grande majorité des postes sont des emplois d’ouvriers, manutentionnaires ou conducteurs. Ils représentent plus de 20% des ouvriers français. Il s’agit de la seule catégorie d’ouvriers en croissance alors que l’industrie manufacturière a perdu 30% de ses emplois ouvriers. Ainsi, les ouvriers n’ont pas disparu mais ils sont de plus en plus nombreux à travailler en dehors des secteurs industriels. La logistique s’affirme donc, dans le capitalisme contemporain, comme l’un des principaux secteurs d’emplois ouvriers, cible principale mais pas unique de la CGT.

À Lire Aussi

Sécuriser l'emploi, oui... mais y a-t-il vraiment des syndicats avec qui négocier ?

Quelles sont les conséquences économiques de la présence de la CGT dans le secteur ? Pour le secteur lui-même et pour l’économie française de manière globale ?

Michel Ruimy : A la lumière historique des conflits de la SNCM (2014) ou de SeaFrance (2015), la puissance des syndicats peut être illustrée notamment par les dérèglements de l’activité maritime et portuaire que les conflits ont provoqués. Avec la multiplication des mouvements de grève, le trafic maritime est fréquemment détourné vers d’autres ports concurrents. Les entreprises du fret - transitaires, commissionnaires de transport et transporteurs routiers -, quelle que soit leur taille, liées directement ou indirectement à l’activité locale, sont éprouvées dans leur organisation au quotidien et au plan financier.

A cet égard, la Cour des comptes liste régulièrement les problèmes des ports français : prestations et manutention plus coûteuses qu’ailleurs, coûts d’immobilisation de navire élevés alors que les terminaux à conteneurs sont loin d’être saturés, organisation des ports peu compétitive face à celle de leurs concurrents internationaux, fiabilité douteuse (près de 20% des escales sont marquées par un incident). Au final, une large éventail de causes qui ont conduit à une moindre attractivité des ports français.

Même si toutes ces raisons ne sont pas causées exclusivement par le comportement de certains dockers et de leurs syndicats, ces derniers n’aident certainement pas à améliorer la situation.

Quel est aujourd’hui le pouvoir de perturbation de l’économie de la CGT ?

Michel Ruimy : À chaque conflit, nous entendons le même refrain. Il est rappelé́ que la grève s’inscrit dans une histoire sociale longue. Il est constaté́ que le modèle de dialogue social français est basé sur une culture du conflit et il est aussi instamment demandé de le réformer pour ne plus subir grève illimitée, perlée, à trous...

À Lire Aussi

Journée de grève contre la loi El Khomri : pourquoi la “taxe syndicale” n’est pas la solution au manque de représentativité des organisations de salariés

Le « pouvoir de perturbation » des organisations syndicales peut être appréhendé notamment à partir de 3 facteurs d’ampleur plus ou moins grande : le nombre de sympathisants, celui des adhérents et celui des militants, qui évoluent en fonction des crises d’audience, de recrutement et de militantisme.

La CGT bénéficie d’un fort ancrage historique dans les grandes entreprises. Toutefois, le profil des employés des firmes comme EDF, Orange, Engie… s’est modifié au cours des dernières décennies. Cette population s’est rajeunie, compte de plus en plus de cadres mais surtout, dans certains groupes, les salariés sont de moins en moins sous « statut » comme jadis lorsque ceux-ci étaient des entreprises publiques. De surcroît, la culture de ces groupes a changé : elle est moins axée sur le service public et s’est rapprochée de celle d’entreprises privées.

Cependant, la volonté d’agir ne suffit pas. Il est indispensable de définir de manière précise, en amont, la méthode pour sortir des blocages et des résistances qui favorisent l’immobilisme. La CGT a eu du mal à s’adapter à ce nouveau contexte et a continué à axer ses revendications sur la défense du statut originel, se trouvant ainsi, en partie, en décalage avec les collaborateurs nouvellement embauchés. Elle peut retrouver son lustre à la condition de faire évoluer rapidement sa rhétorique, en partant davantage des aspirations des salariés.

Dans quelle mesure la CGT a-t-elle été responsable de l’achoppement de certaines réformes qui auraient pu être utiles au pays ?

Michel Ruimy : Au niveau de l’entreprise, les Français attendent, de manière générale, des syndicats qu’ils se mobilisent sur les salaires, la formation professionnelle, les conditions de travail, pour l’égalité de traitement femmes/hommes... Même si de nombreux salariés se disent prêts à l’action, ils semblent cependant de moins en moins prêts à participer à des luttes syndicales comme des grèves, des manifestations ou des assemblées générales, modes d’action privilégiés souvent par la CGT. Une large part souhaite que ce syndicat fasse preuve de plus de réalisme dans les négociations, se coupe de toute influence politique et soit plus à l’écoute des travailleurs. Des avis qui sont peu en phase avec l’attitude et les pratiques actuelles de la CGT.

À Lire Aussi

Super profiteurs…! ou pas totalement ? Tout pour comprendre l’évolution des revenus de Total et autres géants de l’énergie

Concernant l’attitude à tenir vis-à-vis du gouvernement actuel ou du patronat, les Français attendent que ce syndicat soit plus ouvert au dialogue et soit force de propositions. Une attente en contradiction avec ses déclarations et les fréquents boycotts de réunions proposées par le gouvernement ou le patronat.

En matière d’environnement - thème nouveau de l’action syndicale - , nos concitoyens ne font majoritairement pas confiance à la CGT pour faire des propositions dans le « bon sens » alors qu’ils sont un grand nombre à considérer que la lutte pour l’environnement et lutte contre les inégalités sociales sont indissociables.

Il n’en demeure pas moins que si les commentateurs parlent souvent du déclin de la CGT, celle-ci reste encore une force syndicale avec laquelle il convient de compter. Toutefois, elle est particulièrement confrontée à un problème de crédibilité et d’efficacité vis-à-vis des salariés. Son attitude, ces dernières années, combative, certes, mais jugée peu constructive et la lutte d’influence qui se mène en interne sur le type de syndicalisme qu’elle doit mener à l’approche de son prochain congrès en 2023, n’est pas de nature à éclairer son avenir.

L’héritage de 1945, avec la mise en œuvre du programme du Conseil national de la résistance et l’universalisation de la Sécurité sociale, a permis de construire l’Etat providence et ouvert la voie à l’âge d’or des 30 glorieuses. Avec le pacte entre gaullistes et communistes qui l’avait permis, le mythe du socle des conquêtes sociales était né. L’union nationale des années 1944-1947 a aussi eu un côté moins lumineux avec un partage de facto de pans entiers de la société française entre ce qui tombait sous l’influence des gaullistes et ce qui revenait aux communistes et à la CGT. Quelles en furent les conséquences ?

Jean-Paul Betbeze : L’histoire est un incessant jeu de corrections, pour corriger des drames, quitte à en écrire d’autres, mais plus tard. Ceci ne signifie pas que ceux qui « font l’histoire » à un moment donné n’ont aucune prescience des risques liés à leurs choix, mais ils sont souvent tributaires des rapports de force de l’instant. Il s’agit donc de « faire au mieux », en espérant que les successeurs auront les capacités et surtout le courage de « bien » continuer.

La France de 1944-1947 fait partie du « camp des vainqueurs », grâce aux Alliés. Elle veut à la fois se reconstruire, avec de Gaulle - pour oublier en partie Pétain et avec le Parti communiste - le « Parti des fusillés », pour oublier aussi en partie le Pacte germano-soviétique (les réalités soviétiques n’étaient pas connues). Mais les États-Unis sont de la partie.

L’après-guerre commence ainsi avec le Plan Marshall, pour aider les « vainqueurs » du côté américain et freiner les avancées communistes : ne soyons pas naïfs. Pour les Américains, il s’agit de beaucoup aider l’Allemagne pour éviter un drame nouveau, en la gardant sous tutelle militaire et politique, en lui permettant de reconstruire son industrie mais surtout pas ses Konzerns (cartels qui avaient largement financé le Reich), d’où le souci de la « concurrence libre et non faussée » (qui passera ensuite à l’Europe), d’où la puissance actuelle de ses PME. En Italie, pour éviter un risque mussolinien, la Constitution a été écrite pour donner autant de pouvoir aux deux Chambres, ce qui explique encore la faiblesse politique de ce pays. Pour la France, il s’agit de l’aider mais pas trop, plutôt son agriculture que son industrie, et l’on aura bientôt la PAC (subventionnée) plutôt que des capacités élevées d’industrialisation et d’exportation.

Dans ce contexte qui semble assez prédéterminé : aider la France mais sans trop, de Gaulle doit diriger avec beaucoup de partis politiques, dont le PC, aussi puissant que le RPF mais moins organisé que lui, loin s’en faut. C’est alors le temps des nationalisations, dont Renault – pour faits de collaboration, avec le PC s’installant avec la CGT (sa « courroie de transmission ») dans les lieux d’information (syndicat de la presse, PTT), le rail (la SNCF), les ports et docks, l’énergie (EDF, GDF). Contrôle direct ou indirect de l’information, des grandes entreprises, des moyens de communication et de l’énergie : on aura reconnu Lénine. Toutes les années qui ont suivi, et maintenant encore, portent les traces de ce partage. Le Parti Communiste a certes décliné, vivant grâce à ses alliances avec le Parti socialiste (ex « socio-traîtres ») et se rapprochant parfois de trotskystes ou de « gauchistes ». La CGT aussi a baissé, mais moins. Elle devient le deuxième syndicat français, dépassé par la CFDT dans le privé et concurrencée souvent dans le public par des mouvements plus extrêmes qu’elle. Mais son emprise reste puissante, ne serait-ce que dans les règles et normes qu’elle a pu obtenir, baptisées « avantages acquis ».

En fait, deux forces expliquent l’évolution du partage politique-économique depuis l’après-guerre :

  • l’économie d’abord, avec la mécanisation, la robotisation, la délocalisation (Espagne, Maroc, Inde et surtout Chine) et surtout la servicisation. La classe ouvrière a largement disparu au profit d’industries plus petites (qui sont souvent sous pression de rentabilité et de compétitivité) et le premier employeur des grandes villes est l’hôpital.

  • la montée spécifique des coûts relatifs des secteurs très syndiqués par rapport aux autres. Ils poussent à des délocalisations, à des concentrations, à des disparitions. « Le France » a disparu depuis longtemps, le premier port français est Rotterdam, une bonne part des revues s’imprime en Belgique et des livres d’art en Italie. Et où ira la presse quotidienne papier ? Contrairement à ce qu’on raconte, la désindustrialisation n’est pas (seulement) un phénomène chinois. On découvre que les coûts salariaux en France sont élevés, notamment dans secteurs abrités, juridiquement ou politiquement. Le drame vient du fait que ces coûts se trouvent souvent face à des compétences insuffisantes : les résultats du budget et du commerce extérieur sont éloquents, le secteur public cherche à vivre hors France (SNCF, ADP…).

Nous vivons aujourd’hui une glissade de l’emploi qualifié, de l’export, des déficits publics. Nos entreprises, sont en général de plus petite taille, notamment que leurs concurrentes allemandes, bien moins rentables et donc plus endettées.

Comment ce partage initial des territoires entre gaullistes et communistes a-t-il fini par contribuer largement aux fractures et aux inégalités de statut de la société française actuelle ?

Jean-Paul Betbeze : La syndicalisation est faible en France, notamment dans le secteur privé. Mais les salariés se vivent protégés par les statuts de certains, les accords sectoriels et d’entreprises, les prudhommes et inspecteurs du travail. Une ombrelle demeure, avec ses surcoûts et surtout ses limites à la mobilité, problématiques dans un temps de mondialisation, de révolution technologique, où la crise sanitaire vient manifester un effet d’accélération. Les grandes entreprises publiques protègent les grandes entreprises privées qui protègent, autant que possible » les PME. Tout se fait « par procuration », en commençant par les grèves.

Les statuts et les structures changent très difficilement, par exemple les paliers pour les instances représentatives du personnel, leur nombre, les horaires de délégation… Il faudra des décennies pour que changent effectivement les structures en liaison avec les lois récentes, et encore si les entrepreneurs veulent les mettre en œuvre ! En plus, l’entreprise se charge de plus en plus d’objectifs : écologiques, sociétaux et ses responsables sont de plus en plus poursuivis en justice, ou menacés de l’être. En même temps, cette entreprise est de plus en plus concurrencée de l’extérieur et menacée dans son existence même : disruptée. Le consommateur regarde les prix sur Internet et souvent achète en direct. Dans l’habillement et la chaussure, 60% des ventes se font pendant les soldes. Le livre ou le journal se dématérialise… Comment sortir de ces évolutions, si l’on est déjà plus cher et ne veut rien changer ?

Quand l’environnement change de plus en plus vite et que les structures dominantes, pour les normes et les salaires, promeuvent la continuité, on sait ce qui se produit : les entrepreneurs et les entreprises vont croître ailleurs, naître ailleurs. Le site français devient moins compétitif, le chômage s’installe. Mais il aura fallu des années pour que cette érosion menace l’édifice.

Les réponses de Jean-Paul Betbeze sont issues d'un précédent article publié sur Atlantico : cliquez ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !