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Rached Ghannouchi : pourquoi la femme est l'avenir de l'islam
©Reuters

Bonnes feuilles

Il est temps de se faire une opinion argumentée sur l'islam politique. Est-il compatible avec la démocratie ? Pour la première fois, Rached Ghannouchi, LE penseur de l'islam politique, répond sans limites ni interdits à toutes les questions que l'on se pose aujourd'hui sur l'Islam. Extrait de "Au sujet de l'islam", de Olivier Ravanello, publié chez Plon (2/2).

Olivier Ravanello

Olivier Ravanello

Editorialiste de politique étrangère à i-Télé, Olivier Ravanello a été pendant plus de dix ans reporter de guerre au Moyen- Orient, en Irak, en Syrie, dans la bande de Gaza, en Israël, en Égypte, en Libye et en Tunisie. Il a vu la transformation des mouvements islamistes passer de la clandestinité à la tête de l'état.

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Rached  Ghannouchi

Rached Ghannouchi

Rached Ghannouchi est un homme politique tunisien islamiste, anciennement lié au khomeinisme révolutionnaire. Chef d'Ennahdha, parti politique tunisien et organisation islamiste proche des Frères musulmans, il vit en exil à Londres du début des années 1990 jusqu'à son retour en Tunisie à la suite de la révolution tunisienne de 2011.
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Les halls de gare sont un endroit merveilleux. Encore l’un des rares où tout est possible puisque tout le monde y passe. Au point Relay de la gare de Lyon, deux livres sont côte à côte. Le Suicide français d’Eric Zemmour et Fatima de Marek Halter. J’achète les deux en me disant que le voyage qui m’attend promet d’être long.

Dans Fatima, Halter retrace l’itinéraire de la fille du Prophète. Une jeune femme qui ira à la conquête de la péninsule pour propager le message de son père. Bien loin des femmes soumises. Tout comme sa mère Khadija, la première épouse de Mohamed. Veuve à quarante ans elle avait dû se remarier sous la contrainte sociale de l’époque et avait choisi un jeune caravanier de vingt-cinq contre l’avis de tous.

On dirait aujourd’hui qu’elle a « fait » le Prophète. Elle est la première à l’écouter et à l’encourager dans son questionnement sur Dieu. Riche, elle l’impose auprès des gens qui comptent. Le protégeant des coups de la vie. Le présentant aux penseurs de la foi. Le défendant envers et contre tous lorsqu’il ose dire qu’il a un message à faire passer ; un message de Dieu. D’un Dieu unique. Khadija est la femme qui aura permis à son mari d’être, et à l’islam d’exister.

L’idée est restée dans le monde arabe. Les hommes commandent mais les femmes décident. Les hommes exigent, mais les femmes rendent les choses possibles. Elles rendent le monde possible. Elles organisent la famille, la base de tout.

L’idée est belle, mais la réalité est plus brutale. Qui a voyagé dans ces régions a vu la soumission des femmes. Qui a voyagé en terre d’islam a constaté que, plus on se rapproche de La Mecque, plus l’héritage de Khadija semble être une fable.

Est-ce une fatalité ? L’islam est-il intrinsèquement une religion machiste ? En lisant la vie de ces femmes, je me demande si ce ne sont pas elles qui ont tout rendu possible. Si le vrai prophète, au fond, n’était pas sa femme.

Rached GHANNOUCHI : La femme est le cœur de la société et le cœur de l’homme. Et il est impossible d’imaginer une vie sociale sans que la femme y joue un rôle essentiel. On dit souvent chez nous que la femme représente la moitié de la société et que la seconde moitié a grandi entre ses bras.

Olivier RAVANELLO : Il n’y a pas une séparation des rôles entre ce que peuvent faire les hommes et les femmes ?

    R. G. : La femme peut jouer tous les rôles que joue l’homme, et plus encore. Il peut y avoir, dans des sociétés, des distributions des rôles, mais cela ne veut pas dire qu’il y a un rôle meilleur que l’autre.

    O. R. : Il y a donc égalité ?

    R. G. : L’égalité est le principe sur lequel se construit le rapport hommes-femmes.

    O. R : Elles doivent donc avoir les mêmes droits ?

    R. G. : Sans aucun doute.

    O. R. Un cas concret. L’héritage est toujours un moment symbolique fort, où les sociétés disent aussi leur vision de la famille et de l’individu. Dans les sociétés musulmanes, la tradition fait que les garçons héritent plus que les filles. C’est en désaccord complet avec votre discours sur l’égalité de principe entre hommes et femmes.

    R. G. : Dans l’islam, le droit à l’héritage peut prendre plus de vingt formes. Dans certaines, la femme hérite moitié moins que l’homme, dans d’autres, elle hérite à égalité, dans d’autres encore, elle hérite plus que l’homme. Il y a des cas où la femme hérite et pas l’homme. Il y a plus de vingt formes d’héritage.

    O. R. : Pour vous, l’égalité est la règle la plus juste ?

    R. G. : Le principe d’égalité est le meilleur, mais il faudrait aussi une égalité de droits et de devoirs. Ainsi l’homme est tenu d’entretenir matériellement sa femme ; la femme ne l’est pas. Si elle le fait c’est qu’elle l’a voulu. Il en est de même pour le père qui est obligé d’entretenir sa fille alors que le contraire n’est pas vrai. L’homme doit également entretenir sa mère qui n’est pas obligée d’entretenir son fils. Donc, pour l’héritage, il faut tenir compte des entrées et des sorties, des gains et des dépenses.

    O. R. : Si je vous suis, votre fils va hériter plus que votre fille parce que, en tant qu’homme, il aura plus de dépenses à assumer ?

    R. G. : Oui. Une fille va se marier et ses dépenses seront prises en charge par son mari alors que lui épousera une femme qu’il devra entretenir. L’héritage ne reflète pas la valeur de la femme par rapport à l’homme, ils sont égaux par rapport à la valeur humaine, mais ils n’ont pas les mêmes devoirs et droits dans la société.

    O. R. : Vous inscrivez votre fille dans la perspective du mariage. Si elle ne veut pas se marier, qu’elle veut rester célibataire longtemps, travailler... vous ne lui donnez pas ces droits.

    R. G. : Dans l’islam, même si elle ne se marie pas, son père ou son frère doit l’entretenir. Tout cela dépend du type de société dans laquelle vous vivez. La société islamique est basée sur la famille alors que les sociétés occidentales sont basées sur l’individu. La société islamique est un ensemble de familles, pas un ensemble d’individus. C’est une différence essentielle que vous devez avoir en tête pour nous comprendre.

    O. R. : Dans cette famille, il y a un chef puis des sous-chefs et, chaque fois, ce sont des hommes.

    R. G. : Dans la situation normale, le chef de famille est l’homme. En son absence, il peut être remplacé par la mère ou le fils aîné. Mais ce chef de famille ne doit pas être un dictateur, il doit diriger en concertation [Choura], pour le mariage des enfants comme pour le reste.

    O. R. : Pour le choix de ses études ou pour les grandes décisions, une fille doit demander l’avis de son père ?

    R. G. : Avant leur majorité, la fille comme le fils doivent passer par « le chef ». Après, chacun est responsable de lui-même.

    O. R. : Dans le couple, entre le père et la mère, qui décide ?

R. G. : J’ai quatre filles et deux fils, qui ont choisi leurs études. Ils ont tous choisi eux-mêmes leurs études, leur mode de vie, leurs conjoints. Ma fille aînée est docteur en sciences sociales, elle enseigne à l’université ; mon fils Moaad a étudié les sciences économiques à l’université de Londres, il a épousé une Syrienne ; Soumaya fait un doctorat de philosophie à Londres et a épousé un Tunisien ; Yosra est docteur en sciences de la femme [sciences sociales spécialité femmes] de l’université de Londres et est mariée à un Pakistanais ; mon second fils, Bara, a fait des études de droit à Londres et une maîtrise à Al Azhar. Il a épousé une Egyptienne, il travaille au développement des arts islamiques, en particulier la musique. La quatrième et dernière, Intissar, est diplômée de Cambridge et est avocate à Londres où elle travaille avec les associations des droits humains. Elle est mariée à un Tunisien. Je ne me suis imposé à aucun d’entre eux, ni pour leurs études ni pour leurs mariages.

    O. R. : Auraient-ils pu ne plus vouloir suivre la religion ?

    R. G. : Je n’ai imposé à aucun de mes enfants d’être proche de la religion. Il est évident que je suis content qu’ils soient croyants, mais il s’agit là de leur décision, pas de la mienne.

    O. R. : Dans le modèle de famille que vous décrivez, chacun a un rôle. L’homme subvient aux besoins de la famille, que fait la femme ? Elle s’occupe des enfants ? De la maison ?

    R. G. : Leur mère a étudié à l’université et, quand elle a eu son premier enfant, elle a choisi de se consacrer à son éducation. Elle est aujourd’hui heureuse, elle considère sienne la réussite de ses enfants. Elle a réussi puisqu’ils ont réussi. Elle s’occupe maintenant de ses dix petits-enfants.

    O. R. : Sans parler de votre propre famille, le modèle est très patriarcal, le père, les fils jouent un rôle plus important. C’est un modèle méditerranéen que j’ai pu connaître chez mes grands-parents en Italie, que l’on trouve ailleurs en Espagne et qui n’a rien à voir avec l’islam. Les féministes ont voulu changer cela. La société musulmane finira aussi par avoir son courant féministe ?

    R. G. : Si le féminisme veut dire l’hostilité à l’homme, prendre ses distances jusqu’à le considérer comme un ennemi, il s’agit là d’une illusion. La femme ne peut pas être indépendante de l’homme, pas plus que l’homme ne peut l’être de la femme. Ils sont condamnés à vivre ensemble.

    O. R. : C’est un modèle de société d’il y a un siècle.

    R. G. : C’est le modèle de la famille qui a fait vivre l’humanité et dans lequel se sont développées les civilisations. Il s’agit de modèles religieux, ils imposent à l’homme et à la femme d’être liés par un contrat, accepté par les deux, qui leur impose des droits et des devoirs. La religion a également tracé des lignes rouges dans les rapports sexuels entre l’homme et la femme. Il a interdit à l’homme d’avoir des relations sexuelles avec un certain nombre de femmes, sa mère, sa sœur, sa fille, ses tantes. Si nous nous éloignons de la religion, ces lignes rouges n’auront plus de sens, chaque femme deviendra sujet sexuel pour l’homme et chaque homme pour la femme.

    O. R. : L’homme au travail, la femme à la maison, est-ce un modèle qu’encourage la religion ?

    R. G. : Ce modèle n’est pas religieux. La religion n’empêche pas la femme d’aller travailler, la religion ne lui interdit aucun travail. Ce type de répartition des rôles est dicté par la société et cela change d’une société à l’autre. L’islam n’a rien à voir là-dedans. C’est aux gens de choisir comment ils veulent vivre à deux, ce n’est pas à l’Etat de dicter cela et encore moins à la religion.

    O. R. : Une femme qui s’occupe de ses cinq enfants à la maison est-elle plus proche de la religion que la femme qui n’a qu’un enfant pour privilégier sa carrière ?

    R. G. : Non, et une femme qui ne se marie pas peut être plus proche de la religion que celle qui s’est mariée mais n’a pas satisfait à ses obligations religieuses. La religion est située dans le cœur, elle est basée sur la foi, sur la rectitude...

    O. R. : Dans les sociétés traditionnelles comme les sociétés arabes, le problème n’est pas que le droit, c’est aussi l’acceptation sociale, la norme, le regard des autres. En Tunisie, par exemple, les femmes ont tous les droits, mais ce qui est problématique encore, c’est le regard des autres. Ceux qui disent : « Tiens, elle n’est pas mariée à son âge, ce n’est pas bien, elle doit mener une mauvaise vie, elle fait du tort à sa famille, à sa réputation... » Pour que la femme soit libre, il faut lutter contre ces regards et ces médisances.

    R. G. : Puisque la société est basée sur la famille, l’homme ou la femme qui ne se marient pas ne sont pas considérés comme normaux. Cela peut être sujet de compassion. Même si ce n’est pas un crime, les personnes qui vieillissent seules sont rarement heureuses et risquent de se retrouver dans un hospice plutôt que de vieillir entourées de leurs enfants et petits-enfants. C’est une forme de solidarité qui leur manquera. En Occident, il semble que la vie s’arrête avec la fin du travail. On a l’impression que, lorsqu’il a été consommé, usé, l’homme finit par être jeté. Sartre disait que l’enfer c’est les autres, nous disons nous que l’individualisme est l’enfer, c’est plus que ça même, c’est la tristesse.

    O. R. : Vous me dites souvent que l’homme est libre de ses choix et responsable devant Dieu. Or l’individu n’est pas le cœur de la société, c’est la famille. L’homme a donc une liberté limitée ?

    R. G. : Le jour du Jugement dernier, chacun est seul devant Dieu. Ce n’est ni la famille ni le peuple, uniquement l’individu. Mais cet individu, pour être heureux, a besoin de l’autre. Aussi les philosophes, comme Aristote et les philosophes arabes, ont dit que l’homme est éminemment social, alors que la philosophie individualiste dit : « L’enfer, c’est les autres. » En islam, nous pensons que nous avons besoin de l’autre, pour nous nourrir, pour nous protéger. Cet autre est la femme pour l’homme et l’homme pour la femme. Dans le Coran, un verset dit que la femme est un habit pour l’homme et l’homme un habit pour la femme. C’est notre moitié, la plus belle. (Rires.)

    O. R. : Est-ce que les féministes cassent un ordre naturel ?

    R. G. : Sûrement, il n’est pas naturel que la femme prenne ses distances avec l’homme, pas plus qu’il n’est normal que les hommes prennent leurs distances avec les femmes. Le respect de l’individualité est important, la volonté d’être indépendant aussi, mais il ne faut pas atteindre l’égoïsme et qu’hommes et femmes s’éloignent les uns des autres.

    O. R. : Etes-vous favorable à la contraception ?

    R. G. : C’est une question personnelle, nous sommes contre l’idée que l’Etat prenne en charge cette politique. L’Etat n’a pas à s’immiscer dans les problèmes personnels. Avoir des enfants ou non est un problème personnel.

O. R. : C’est important qu’une femme maîtrise la venue des enfants en fonction de son âge, de sa maturité, de son travail, de ses projets. Cela permet souvent d’avoir une vie plus harmonieuse que si on laissait faire le hasard.

    R. G. : La grossesse ne concerne pas la seule femme, elle inclut l’homme. La décision doit donc être prise à deux dans un couple. Ont-ils un désir d’enfant ou pas ? Il s’agit d’un problème personnel auquel les Etats n’ont pas à se mêler.

    O. R. : Et l’avortement ? Doit-on le permettre ?

    R. G. : Sur le principe, non, il s’agit d’une agression contre la vie. Nous pouvons ne pas nous marier, la femme peut éviter d’avoir des enfants, mais elle ne peut pas, le projet de vie entamé, le tuer en cours de route. Sauf s’il y a danger pour la mère. La branche ne doit pas menacer l’arbre.

    O. R. : Dans les pays où l’avortement est interdit, les femmes le font quand même au risque de leur vie.

    R. G. : Pourquoi tomber enceinte au départ ? Pourquoi entamer ce projet ?

    O. R. : Parce que ce n’est pas un projet toujours voulu.

    R. G. : Il aurait fallu qu’elle prenne ses précautions au départ. A partir de quatre à cinq mois de gestation, cela devient un meurtre. Avant cela, c’est possible.

    O. R. : Donc un avortement dans les premières semaines...

    R. G. : C’est possible un certain temps, avant le développement du fœtus.

    Je voudrais terminer cette réflexion sur le rôle de la femme et de l’homme par une sourate. La 49 verset 13 : « O Hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès d’Allah, est le plus pieux."

Extrait de "Au sujet de l'islam", de Olivier Ravanello et Rached Ghannouchi, publié chez Plon, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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