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Qui saura briser la spirale infernale entre austérité et populismes enclenchée après la grande crise de 2008 ?
©REUTERS/Sergio Perez

A qui profite le crime ?

Facteur aggravant de la montée des populistes dans le monde occidental depuis quelques années, l'austérité leur a permis de nourrir leur discours politique et économique. Mais alors que certains de ces leaders prennent exemple sur des économistes anti-austérité, l'adéquation entre les solutions proposées par les milieux académiques et les discours politiques n'est pas pour autant au rendez-vous.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Atlantico : Alors que le monde connaît globalement depuis quelques années une montée des populismes, dans quelle mesure l'austérité économique, qui a été mise en place dans plusieurs pays suite à la crise de 2008, a pu favoriser ce phénomène, créant un terreau favorable à la montée en puissance de tels discours ? Comment expliquer la lenteur politique à suivre un discours économique qui a su se réinventer au fil de la crise ? 

Jean-Paul Betbèze : La montée des populismes, de droite et de gauche, a une origine majeure et économique : la mutation que nous vivons, avec les nouvelles technologies d’information et de communication, plus la globalisation. C’est Apple plus la Chine. Ce double changement, sans exemple historique, a détruit beaucoup d’emplois et bouleverse toutes les activités. Il y a lieu de s’inquiéter.

D’autant plus que les tensions géopolitiques, avec les migrants, ne cessent de croître au Moyen-Orient et en Europe. Elles expliquent pour une part le Brexit et les résultats des élections régionales allemandes. Bref, partout, tout le monde s’alarme (sans parler des élections américaines où les questions de la concurrence internationale et des migrants sont également très présentes).

Le populisme donne toujours des réponses simples et rapides : c’est la faute aux autres, être plus chez soi résout tout. De fait, cela fait huit ans que les Etats-Unis sont sortis du pire de la récession, ils sont en plein emploi, mais beaucoup de salariés n’ont pas pu retrouver le chemin du marché du travail, étant déqualifiés. En France, nous sommes à peine au niveau de PIB par tête d’avant crise, mais avec un taux de chômage de 9,7%. Un chômage de masse est installé, conduisant beaucoup de Français à ne plus chercher d’emploi. La raison en est une déqualification, avec des entreprises qui emploient moins (comme l’agriculture et la construction) et maintenant les services, bancaires et financiers notamment. On peut comprendre, devant une sortie de crise si lente et difficile, que certains se désespèrent, voire se révoltent. S’ils n’ont pas la formation qu’il faut, ils perdent espoir. Et si les entreprises dans lesquelles ils travaillent perdent elles-mêmes pied dans la concurrence, parce qu’elles n’ont ni les qualifications qu’il faut, ni la rentabilité pour investir, alors le paysage économique devient plus sombre encore.

Dire que c’est la faute à l’Europe, à la Chine, à l’austérité ou à Apple…c’est dire qu’on s’inquiète et qu’on n’est pas assez préparés. Mais quitter la zone euro, ce n’est pas résoudre les problèmes concurrentiels qui viendront de Chine ou d’ailleurs, ou ceux qu’amèneront les applications d’Apple ou d’autres. 

Christophe Bouillaud : Il est serait difficile de nier que les difficultés économiques des dernières années dans les pays occidentaux n’aient pas été un facteur favorable à la montée en puissance des partis que la presse qualifie un peu rapidement de "populistes". Beaucoup de partis, à droite ou à gauche, qui critiquaient déjà avant 2008 les politiques menées par les partis de gouvernement, ont en effet profité de la crise économique puisqu’elle vérifiait leurs critiques et leurs sombres prédictions.C’est le cas de Syriza en Grèce par exemple. D’autres partis se sont créés pour porter la critique montante de la société civile face à des décisions perçues comme iniques de la part des partis de gouvernement : c’est le cas de Podemos en Espagne sur l’aile gauche de l’échiquier politique, ou de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) en Allemagne sur l’aile droite de l’échiquier politique. Ce dernier cas montre d’ailleurs que les statistiques officielles globales sur un pays ne disent pas tout de sa situation réelle : visiblement, il y a une bonne partie des Allemands qui pensent que les choses ne vont pas si bien que cela outre-Rhin. Il faut ajouter qu’il y a eu aussi, à l’intérieur même des partis de gouvernement traditionnels, des changements assez radicaux suite à la crise : on peut penser tout aussi bien à Jeremy Corbyn, le leader (contesté) du Labour britannique qui veut revenir sur trente ans de virage à droite de son parti, ou même à Matteo Renzi en Italie qui prétendait "mettre à la casse" toute la classe politique de son propre parti, le Parti démocrate (PD), et qui a réussi partiellement à effectuer cette liquidation de l’héritage "catho-communiste" du parti.

Quant à la difficulté des responsables politiques à innover en matière de discours économique, elle tient à la fois à leur formation, souvent ancienne, faite au moment du néo-libéralisme triomphant (années 1970-80), et aussi à l’absence d’un modèle alternatif au néo-libéralisme bien clairement identifiéet mis en œuvre avec succès dans un grand pays occidental.  La politique japonaise aurait pu représenter cette alternative, mais il se trouve qu’elle réussit très médiocrement à relancer l’économie de l’archipel. Elle ne s’attaque pas, en effet, à l’une des causes profondes de la déflation : l’écroulement du pouvoir de négociation des salariés dans le monde occidental depuis les années 1970. Il est vrai qu’il est assez difficile à un parti de la droite libérale-conservatrice de donner plus de poids aux syndicats de salariés contre le patronat.

En quoi le cas européen est-il spécifique ? Les institutions européennes n'ont-elles pas pêché en érigeant des doctrines économiques en une législation ? Cela suffit-il à expliquer la lenteur de réaction des autorités à un contexte nouveau ?

Christophe Bouillaud : Il est certain que l’Acte unique (1986), et encore plus le traité de Maastricht (1992), ont été fondés sur les doctrines économiques en vogue à l’époque. Par exemple, la Banque centrale européenne (BCE) est conçue comme une arme anti-inflationniste, avec l’idée, alors dominante, que la Banque centrale ne doit surtout pas dépendre du pouvoir politique. Personne n’avait de fait anticipé à l’époque une situation de déflation telle que nous la connaissons, qui était devenue alors impensable, même si la déflation a existé dans l’histoire économique du capitalisme depuis le XVIème siècle, et encore au XIXème siècle. Le traité de Maastricht ne connait que la crainte de l’inflation, héritée elle de la période 1914-1982, d’où une large part de son architecture. Il se trouve qu’après 2008, les dirigeants de la BCE ont su s’inventer de nouvelles missions au fil de la crise européenne, et ce afin de sauver l’existence même de la zone euro. Par contre, une part des dirigeants nationaux, les Allemands en particulier, restent bloqués dans la crainte de l’inflation et dans une vision datée des mécanismes économiques. Comme il n’y a eu aucun grand stratège en face de ces dirigeants allemands depuis 2008 dans aucun pays européen, la situation s’est bloquée : la politique monétaire est devenue ultra-hétérodoxe – au regard des idées des années 1980  mais la politique budgétaire est restée presque orthodoxe – toujours au regard de ces idées des années 1980. Le Pacte de stabilité et de croissance, pourtant rénové de frais après 2010, est moribond, mais personne n’ose l’achever car les dirigeants allemands font mine d’y croire encore dur comme fer… Par comparaison avec les autres grandes puissances économiques, la négociation entre les pays membres ralentit tout et mène de fait à l’inefficacité collective.

Jean-Paul Betbèze : La zone euro a commis deux erreurs majeures : la première, celle de faire passer le politique au premier plan avec l’élargissement vers les pays de l’Est sans leur donner un statut intermédiaire. La seconde est de sous-estimer les effets structurels du passage à l’euro. Or, une monnaie unique n’empêche pas seulement une dévaluation, elle conduit à des restructurations d’activités. Il y a polarisation des entreprises en fonction de leur avance technologique, de leur rentabilité, de leurs liens avec les centres de recherche notamment. La monnaie unique change la réalité.

En même temps, les autorités de la zone euro, sous influence allemande bien sûr, ont demandé à chaque Etat de gérer au mieux ses comptes, au moment même où l’Union Européenne encourageait à la concurrence fiscale ! L’idée était de réduire autant que possible les tailles des Etats, pour les moderniser, permettant ainsi plus de compétitivité européenne grâce à de moindres prélèvements.

C’est ainsi que se noue le drame de la zone euro : une monnaie unique qui polarise les richesses, une concurrence fiscale qui affaiblit les Etats, notamment ceux qui ne font pas les efforts suffisants et peuvent se trouver dans une spirale récessive. C’est ce que l’on a appelé "l’austérité". Les autorités de l’Europe ont demandé aux pays en ralentissement, voire en récession, en liaison avec la crise/mutation de 2008, de réduire leur déficit budgétaire.

C’était la double peine : crise privée plus crise publique, alors que les Etats-Unis ont très vite permis l’augmentation du déficit public et ont développé une politique monétaire agressive pour permettre ensuite la remontée de l’activité privée.

En fait, la lenteur des réactions des autorités européennes s’explique par un logiciel qui n’est pas adapté : pas adapté à l’effet euro qui a été sous-estimé, pas adapté à la mutation en cours. C’est la Banque centrale européenne qui permet aujourd’hui à l’ensemble de tenir, sachant qu’un peu plus de souplesse semble naître en matière budgétaire. Mais nous n’y sommes pas encore. Et ce n’est pas vraiment ce qu’il faut : de la formation toujours !

Alors que les populistes s'emparent régulièrement des critiques faites aux doctrines économiques mises en place lors de la crise de 2008, en s'appuyant notamment sur des Prix Nobel, est-il possible de faire une différence entre les propositions faites par les candidats populistes et les solutions présentées par les milieux académiques ? Les populistes n'ont-ils qu'une vue partielle de ces discours ?

Jean-Paul Betbèze : Deux Prix Nobel américains critiquent la construction européenne : Paul Krugman, qui appelle à des déficits budgétaires plus importants, et Joseph Stiglitz, qui souhaite dorénavant une partition de la zone euro entre Sud et Nord. Le Prix Nobel français, Jean Tirole, ne les suit pas. Il appelle à une modernisation publique et à de nouveaux contrats de travail, dans un climat économique et juridique plus souple. Il n’est jamais facile à des économistes de faire des propositions face à des populistes qui cherchent toujours des solutions rapides et extérieures. Le cas du Brexit montre bien la difficulté de l’opération, sans être sûr du succès. En réalité, la mutation que nous vivons appelle à plus de coopération au sein de la zone euro, pour peser dans ce monde, à plus d’innovation dans les PME, donc à plus de formation de tous les salariés. Le populisme s’inquiète toujours des frontières physiques et propose toujours du protectionnisme. La vraie réponse est celle de ne pas s’éloigner des frontières technologiques, par la qualité du capital humain et la rentabilité des entreprises : mais c’est moins facile à dire et plus long à faire !

Christophe Bouillaud : Il me semble au moins sur le cas français que le Front national (FN) sous-utilise les arguments qui seraient disponibles pour contrer les politiques économiques mises en place par l’Union européenne. D’une part, il ne faut pas oublier que le FN actuel est aussi l’héritier du FN très néo-libéral des années 1980, alors très pro-européen par anticommunisme. La greffe sociale, que représente un Philippot, n’a donc pas toujours prise sur un parti ancré dans la très longue période dans la haine des syndicats de salariés et de tout droit social, typique du petit patron français depuis toujours. Cela s’est bien vu au moment du conflit sur la Loi travail de ce printemps avec un FN un peu partagé sur le sujet. D’autre part, toute une partie de ces critiques sont exprimées dans des revues académiques, souvent en langue anglaise, que ne lisent pas nécessairement ceux qui font des fiches pour les dirigeants du FN. Les critiques de nos populistes de droite sont donc bien sages en réalité, par rapport à ce qu’elles pourraient être. Il faut aller du côté de la gauche radicale pour trouver une version plus cohérente avec une critique bien plus profonde de la politique économique actuelle.  

Il faut ajouter, en plus, que les économistes qui critiquent la politique économique actuelle – comme les "Economistes atterrés" par exemple   n’ont pas du tout envie d’être utilisés par le FN. Certes, un hétérodoxe comme Jacques Sapir autorise une telle instrumentalisation de sa pensée, mais il est plutôt isolé dans le monde académique sur cette ligne. Ainsi, Joseph Stiglitz fait paraitre en français son livre sur l’euro dans les prochains jours. Il est à parier que, lorsqu’il interviendra dans les médias français pour en faire la promotion, il se gardera bien de s’aligner sur le FN – même s’il est sans doute plus critique que le FN lui-même sur l’existence même de l’euro. De fait, il faut bien comprendre que les "populistes" de droite, contrairement aux fascistes et nazis des années 1920-1930, ont vraiment peu de poids dans le monde universitaire.

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