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Le rôle traditionnel du père a été complètement bouleversé ces dernières décennies.
Le rôle traditionnel du père a été complètement bouleversé ces dernières décennies.
©Reuters

Papounet

Une récente étude de l'institut de sondages Pew révèle que l'on attend principalement des pères de famille américains qu'ils soient un soutien affectif (52%) et une référence morale (58%), plutôt qu'un garant de la discipline (47%) et un soutien financier (41%). Décryptage d'un papa 2.0.

Jean-Paul   Mialet et Claude Martin

Jean-Paul Mialet et Claude Martin

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques.

Claude Martin est sociologue, directeur de recherche au CNRS et titulaire de la chaire Social Care - Lien social et santé de l'Ecole des hautes études en santé publique.

 

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Atlantico : La récente étude de l'institut Pew menée outre-Atlantique (voir ici) tend à démontrer qu'un père de famille est de plus en plus jugé sur ses qualités psychologiques. Peut-on dire que l’on assiste à une inversion, voire à un effacement, des rôles paternels ?

Jean Paul Mialet : L’effacement du père dans la société contemporaine est un lieu commun. On peut y trouver des raisons multiples ; probablement l’un des facteurs majeurs est que la division des tâches entre hommes et femmes ne s’impose plus comme avant en raison des progrès techniques. De plus, grâce aux avancées de la biologie, la femme dispose aujourd’hui d’une plus grande maîtrise de ses dispositions naturelles. Le résultat est que le rôle traditionnel du père, encore considéré il y a peu comme un pilier de l’autorité familial – le représentant symbolique de la Loi pour Freud – a été complètement bouleversé dans ces dernières décades. Simultanément à ce déclin de son autorité, sa fonction de soutien matériel à la famille a été remise en cause, les femmes ayant aujourd’hui comme les hommes une activité professionnelle. Beaucoup de chemin a donc été accompli par rapport à des organisations sociales comme il en existait encore au début du XXe siècle, chez les esquimaux par exemple, où les hommes quittaient le village pour aller chasser l’ours pendant que les femmes les l’attendaient dans l’igloo avec leur progéniture.

L’enquête que vous citez, et qui a été réalisée aux États-Unis sur une large population, (The New American Father) confirme ces changements. Un questionnaire a été mis au point pour évaluer l’importance que chacun attribue aux différents rôles des parents. Selon cette enquête, on attendrait avant tout du "nouveau père américain" qu’il transmette des valeurs morales et qu’il constitue un appui émotionnel. Son rôle disciplinaire passe au troisième plan, son soutien financier vient au dernier rang. Avec le même questionnaire,  il est apparu que l’on attendait des mères une participation disciplinaire comparable à celle du père, mais davantage encore d’implication dans le domaine des valeurs morales et du partage émotionnel. La grande différence entre rôles paternel et maternel porte toutefois sur le soutien matériel, considéré comme un rôle majeur pour 41% des pères et seulement 25% des mères.

Claude Martin : Oui, et je dirais même que nous avons en la matière pas mal d’avance de ce côté de l’Atlantique. En effet les États-Unis sont confrontés à un célibat important des hommes issus des couches populaires, ces derniers étant tout simplement "in-mariables" par manque de moyens. Ils restent de potentiels pères d’enfants sur ce que l’on appelle le "marché matrimonial" mais ils ne peuvent pas toujours être des époux. Je pense que ce fait peut expliquer en partie l’évolution de la figure paternelle que vous évoquez, puisque les Américains ont traditionnellement tendance à penser que le statut de père est offert automatiquement par le mariage, alors que chez nous on considère que le père se définit directement par le rôle qu’il occupe.

Il n’est donc pas étonnant de voir ces interrogations sur le "rôle du père" émerger aux États-Unis, mais le phénomène est moins récent en Europe. L’idée qu’un père n’est pas seulement une figure d’autorité qui transmettrait à ses enfants des modèles reproduits de génération en génération est ainsi présente dans notre imaginaire depuis un certain temps. Cela ne veut pas dire pour autant que, sur le plan des pratiques sociales, les hommes aient investi aussi rapidement les tâches (s’occuper des enfants, du foyer...) traditionnellement déléguées aux femmes.

Doit-on parler d'un simple ajustement de la modernité ou bien  d’une véritable révolution des structures parentales ? 

Jean Paul Mialet : A y regarder de près, il ne s’agit pas tant d’une révolution que d’une évolution dans ce que l’on considère comme prioritaire dans les rôles parentaux. Certes, les différences s’effacent entre pères et mères ; c’est de l’homme néanmoins que l’on continue donc d’attendre le soutien matériel alors qu’aujourd’hui, un grand nombre de femmes américaines (4 sur 10) élèvent seules leurs enfants. De plus, c’est à elles que l’on attribue un rôle émotionnel majeur (61% des enquêtés considèrent que c’est un rôle extrêmement important pour les mères, comparés à 52% pour les pères). Bref, c’est toujours de l’homme que l’on attend qu’il nourrisse la famille et de la femme que l’on attend qu’elle panse les plaies du cœur. Dans l’ensemble, cette enquête montre surtout que le Nouveau Père Américain doit se conformer au code d’une nouvelle société qui donne aujourd’hui la priorité aux valeurs morales et à la vie affective et qui, tout en les considérant importantes, relègue au second plan l’apprentissage des règles et la quête des ressources – domaine jusque-là traditionnellement réservé aux hommes. Il reste néanmoins un résidu des vieilles coutumes, car même si le soutien matériel apparait comme un rôle parental de dernier plan, c’est de l’homme que l’on attend surtout cet effort.

Claude Martin : On peut parler d’une nette modification des rôles des sexes et des figures du genre, dans le sens ou un père est désormais plutôt évalué sur la qualité des liens relationnels qu’il est amené à tisser au sein de la famille. C’est d’ailleurs tout autant le cas dans les rapports homme-femme, l’image du camionneur des années 50 faisant peu de cas des états d’âme de sa compagne pouvant difficilement être vue aujourd’hui comme quelque chose de valorisant.

Ce "nouveau père" en émergence peut-il s'adapter à cette situation inédite, tant sur le plan social que psychologique ?

Jean Paul Mialet : Si l’on en juge par le nombre de divorces, il semblerait qu’il ait encore du mal à tenir sa place. Pourtant, sans doute est-il aussi capable d’éducation morale que sa partenaire féminine. Mais qu’appelle-t-on exactement valeur morale dans une société qui fait aussi peu de cas de la responsabilité, comme en attestent ces divorces ou séparation de masse (alors que 69% de ces mêmes américains – 77% d’hommes et 61% de femmes – considèrent que la présence d’un père à la maison est un facteur essentiel du bonheur d’un enfant) ? En fait, au niveau de la formation morale de l’enfant, qui fait l’unanimité dans le principe, des désaccords entre père et mère sont à craindre sur la forme et le fond. A propos du second point, celui du soutien affectif, on doit admettre que les hommes manifestent peu de dispositions pour se pencher sur leurs émotions. La clientèle d’un psychiatre, à l’hôpital comme en libéral, comporte deux femmes pour un homme. La nature de cette différence est discutée. Certains parlent d’hormones et de structure cérébrale. D’autres incriminent une société machiste valorisant la virilité et interdisant aux hommes de s’interroger sur ce qu’ils ressentent. J’ai développé pour ma part dans mon livre, Sex Aequo, une thèse alternative : habiter deux corps différents produit deux styles d’attention différents, l’un dirigé vers l’extériorité et la manipulation des objets, l’autre vers l’intériorité et l’expérience relationnelle. Quoiqu’il en soit, le nouveau père devra faire fi de ces différences et s’impliquer comme la mère dans l’appui émotionnel à sa progéniture, sous peine de disqualification. Y parviendra-t-il comme on l’exige, même avec de bonnes intentions ?

A l’heure où l’encadrement moral et l’appui émotionnel sont devenus prioritaires pour les parents, ne devrait-on pas s’attendre à ce que les troubles psychologiques des enfants s’effacent – mis à part de grandes maladies mentales inévitables et indépendantes du contexte ? Or, cela ne paraît pas être le cas. L’instabilité et les déficits d’attention de ces enfants que l’on élève avec tant de souci pour leur construction intérieure semble au contraire s’accroître. Est-ce un effet de cet effacement du père traditionnel qui laisse la porte ouverte aux innombrables sollicitations dont l’enfant est l’objet ? Ou à l’inverse, est-ce la raison pour laquelle on rêve d’un père qui parviendrait à contenir ces enfants turbulents en les câlinant, les comprenant et leur faisant la morale ?

Claude Martin : Il faudrait encore que ce rôle puisse devenir concrètement envisageable au quotidien. Si on ne change rien dans le monde du travail pour encourager les hommes à s’investir dans le travail de "reproduction" (tâches domestiques, éducation…), il est probable que cette figure paternelle reste simplement idéale. Au niveau de la politique familiale, on pourrait ainsi inciter les hommes à prendre davantage de congés parentaux (soit par incitation, soit par obligation), en s’assurant notamment du fait que le taux de remplacement soit suffisamment important pour que les deux parents puissent jouir pleinement de leurs droits en la matière. Actuellement, dans un couple de jeune parents, c’est généralement la personne la mieux rémunérée, (souvent le père) qui décide de ne pas faire valoir ses congés afin de continuer a assurer des revenus viables pour le foyer. Le principal doit donc, selon moi, être porté sur le monde du travail pour qu’il ne reproduise plus le modèle de l’homme disponible et capable de travailler sans compter ses heures. C’est à cette fin seulement que nous sortirons des idées pour rentrer dans la pratique.

Est-il en conséquence possible de relier cette évolution à la question de l’uniformisation des sexes ?

Jean Paul Mialet : A mon sens, l'uniformisation des genres mène à des normes sociales ou triomphe le féminin, c'est à dire l'empathie et l'affectif, cependant que dans les normes érotiques triomphe le masculin, c'est à dire la quête de performances orgastiques. Nul doute que l'Occident contemporain veut considérer hommes et femmes comme semblables et dévoués au même valeurs, donc désireux d'assumer des rôles parentaux à peu prés identiques. N’oublions pas que bien plus que l’uniformisation qui efface les différences, ce qu’attendent de nous nos enfants est l’accord du couple – par delà des rôles de chacun.

Claude Martin : Je ne suis pas sur que l'on puisse vraiment parler "d'uniformisation". Cela démontre en revanche que les deux sexes ont diversifié ce que l'on pourrait appeler la gamme de leurs identités. Là où nous avions, au sortir de l'Après-guerre, un modèle de "M. gagne-pain et Mme fait-tout", nous avons désormais un accès de plus en plus équilibré au travail (dans le sens de salariat, NDLR). Les femmes sont d'ailleurs poussées à cette professionalisation, pour son bénéfice mais aussi pour celui de l'économie en général, ces dernières rendant à peine soutenable le cout de la protection sociale. Les femmes ont bougé sur le plan de l'identité, des conditions de vie, et ce tout comme les hommes, mais cela ne doit pas signifier mathématiquement qu'il y a homogénéisation. On peut dire que désormais les contraintes, celles du monde du travail, sont identiques mais les différences persistent quoi que l'on en dise, ceux affirmant le contraire ayant simplement un peu trop peur du changement.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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