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Quand l’indemnisation des familles victimes d’un échange d’enfants réveille de délicates questions sur ce que nous avons fait de la filiation
©Reuters

Retour du biologique

Deux familles ont obtenu réparation du préjudice causé par l'inversion de leurs filles à la maternité il y a 20 ans de cela. Une décision qui, sans le dire tout haut, montre les fragilités de la considération du primat du relationnel sur le biologique, caractéristique de notre société.

Pierre Le Coz

Pierre Le Coz

Pierre Le Coz est Professeur des Universités en philosophie, et docteur en sciences de la vie et de la santé. Il a été vice-président du Comité National d'Ethique jusqu'en 2012.

Ses recherches portent, entre autres, sur la biomédecine, la bio-éthique et le principe de précaution.

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Deux familles dont les enfants biologiques ont été intervertis par mégarde il y a 20 ans ont obtenu mardi 10 février 1,88 million d’euros "en réparation des préjudices consécutifs au manquement à cette obligation de résultat". Les familles avaient initialement réclamé 12 millions d’euros de la part de la Clinique Internationale de Cannes et de la Société hospitalière d’assurances mutuelles. Interloqué par son absence de ressemblance avec sa fille au teint plus hâlé lorsque celle-ci était arrivée à l'âge de 10 ans, l’un des pères avait procédé à des tests ADN de paternité, suivi de son épouse. C’est ainsi qu’ils ont découvert leur absence de lien biologique, puis, au terme d'une enquête, ont pu rencontrer l'autre famille.

Atlantico : En termes judiciaires, les 1,88 million d’euros viennent réparer "des préjudices consécutifs au manquement à une obligation de résultat", autrement dit, la "livraison" en bonne et due forme du bébé. Cette somme, que vient-elle compenser d’autre, que le droit ne dirait pas ?

Pierre Le Coz : Sur le plan de la doctrine, il faut toujours être prudent vis-à-vis du préjudice psychologique. Personne ne peut nier qu’il s’en compte beaucoup dans notre société, cependant si le juge et le législateur ne font pas attention, ils pourraient se trouver rapidement emportés par une vague de demandes en réparation d’erreurs, et non d’actes malveillants. Dès lors que l’on s’éloigne du noyau dur de la malveillance, il convient de se montrer très précautionneux, car cela reviendrait à ouvrir la porte à toutes les doléances et les récriminations.

J’ai le souvenir d’un couple qui n’avait pas eu connaissance de la malformation trisomique de leur enfant à naître, et qui, comme dans l’affaire qui nous occupe aujourd’hui avait obtenu un dédommagement pour les frères et sœurs. Nous nous éloignons tellement de la faute intentionnelle pour nous précipiter dans une logique de victimisation, que tout devient flou. L’erreur est grave, et je ne nie pas le trouble qui s’est abattu sur ces jeunes filles ainsi que sur leurs familles, mais il ne s’agissait pas non plus d’une faute commise avec l’intention de nuire.

Qu’est-ce que cela nous enseigne sur l’importance du lien biologique entre parents et enfants ?

Nous nous apercevons avec les années que malgré l’affirmation du primat du relationnel sur le biologique, une revendication viscérale, irrationnelle et réfractaire à toute argumentation revient avec toujours la même force : le besoin de savoir d’où l’on vient. Sur le plan conceptuel, on peut toujours dire qu’être parent, c’est aimer et s’impliquer. Le droit reconnaît d’ailleurs la primauté de l’affectif sur le génétique. Cependant face à ce phénomène vital qui nous amène à dire que notre enfant, c’est celui qui est né de notre chair et de notre sang, toute argumentation semble déplacée, tant cette intuition immédiate est forte.

J’ai eu l’occasion d’aborder dans Atlantico la question de la conception d’un “enfant à trois” (manipulation génétique pour éviter une maladie mitochondriale ; voir ici). Là encore, on se rend compte qu’on est prêt à tous les artifices techniques, pourvu que soit préservée cette filiation. L’Etat français a opté pour une vision culturelle et constructiviste de la parenté, contre une vision biologie. Mais à chaque fois, le phénomène de résurgence nous revient en pleine figure, tel un boomerang. La chose n’est pas nouvelle : une technique (l’ICSI) consistant à prélever des spermatozoïdes immatures a été développée, pour que le père stérile puisse tout de même être le géniteur de son enfant. On a assumé de prendre des risques pour satisfaire un besoin de filiation biologique. Ce n’est donc pas la première fois que la société s’empêtre dans cette contradiction : nous sommes fiers de dire que les parents sont ceux qui éduquent et aiment leurs enfants, et en même temps nous observons que le tribunal sanctionne sans ménagement et sans concession une erreur. Le juge n’a pas souscrit à la doctrine selon laquelle c’est le rapport d’affect qui compte. L’ampleur du montant de la réparation est une manière de reconnaître en creux que le lien biologique est fondamental.

Cette logique s’applique-t-elle également au sujet de l’adoption, qui avait considérablement animé les débats lors des discussions autour du projet de loi sur le Mariage pour tous ?

Dans le cas du mariage pour tous, à supposer que l’assistance à la procréation soit autorisée pour des couples de femmes, la société se retrouverait à nouveau en face de ses responsabilités, car manifestement, l’une des deux ne pourra pas être la génitrice. L’enfant pourrait être amené à dire qu’il a besoin de connaître sa filiation naturelle, et que par conséquent, il est fondé à se recommander de décisions de justice qui, comme dans l’affaire de Cannes, reconnaissent de façon ostensible que le lien naturel est important, si ce n’est essentiel. Nous nous trouvons face à une contradiction que nous n’arrivons jamais à dépasser.

Hegel s’était déjà intéressé au XVIIIe siècle à l’articulation entre le biologique et le culturel. Pour lui, l’homme surpasse la nature, tout en la conservant. Autrement dit, il va au-delà de la nature mais ne peut pas la nier.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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