Psychologie de la connerie en politique : le poids de la langue de bois <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
entretien communication politique langue de bois mensonge manoeuvre classe politique psychologie de la connerie en politique
entretien communication politique langue de bois mensonge manoeuvre classe politique psychologie de la connerie en politique
©PASCAL PAVANI / AFP

Bonnes feuilles

L’ouvrage collectif "Psychologie de la connerie en politique" a été publié aux éditions Sciences Humaines. La connerie, chacun la connaît : nous la supportons tous au quotidien. C'est un fardeau. Mieux la comprendre pour mieux la combattre, tel est l'objectif de ce livre, même si nous sommes vaincus d'avance. Extrait 2/2.

Christian Delporte

Christian Delporte

Christian Delporte est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Versailles Saint-Quentin et directeur du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines. Il dirige également la revue Le Temps des médias.

Son dernier livre est intitulé Les grands débats politiques : ces émissions qui on fait l'opinion (Flammarion, 2012).

Il est par ailleurs Président de la Société pour l’histoire des médias et directeur de la revue Le Temps des médias. A son actif plusieurs ouvrages, dont Une histoire de la langue de bois (Flammarion, 2009), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine (avec Jean-François Sirinelli et Jean-Yves Mollier, PUF, 2010), et Les grands débats politiques : ces émissions qui ont fait l'opinion (Flammarion, 2012).

 

Son dernier livre est intitulé "Come back, ou l'art de revenir en politique" (Flammarion, 2014).

Voir la bio »

La politique est une bataille de mots. Les mots, certes, servent à séduire, convaincre, mobiliser, mais aussi à rassurer ceux qui les entendent, et protéger ceux qui les prononcent. Les mots eux-mêmes créent des images qui, à leur tour, construisent un imaginaire collectif, fondement d’une pensée dominante. Celui qui parvient à imposer ses mots dans l’imaginaire commun est toujours le vainqueur de l’affrontement politique. Voici pourquoi la langue de bois et ses avatars – novlangues, éléments de langage – sont si importants dans les stratégies de communication des gouvernants ou de ceux qui aspirent à gouverner. Bien sûr, nous avons appris à décrypter le discours politique préfabriqué. Mais sommes-nous certains de n’être jamais influencés par des mots, des formules, des néologismes construits à dessein pour enfermer notre pensée et nous obliger à dire le monde, non tel qu’il est, mais de la façon dont les politiques souhaitent nous l’entendre dire ?

La langue de bois, arme défensive

Aussi loin qu’on puisse remonter, le premier, en France, à utiliser l’expression « langue de bois » est Edgar Morin. En 1961, dans la revue Arguments (n° 23), il explique que la « langue de bois », dans la Chine communiste, « traduit, comme toute langue rituelle, un refus ou une impuissance à formuler la réalité des faits ». Vingt ans plus tard, l’expression fait son entrée dans le Larousse encyclopédique qui la définit comme « la phraséologie stéréotypée utilisée par certains partis communistes et par les médias de divers États où ils sont au pouvoir ». À cette époque, personne n’oserait appliquer la formule à une autre situation que celle du totalitarisme communiste. Pourtant, le discours politique, dans l’Hexagone, ne manque pas de verbiage, de lieux communs, de mots ronflants vides de sens, et, dans les années 1970, on se moque volontiers des propos lénifiants des ministres sortis de l’ENA.

Or, les choses changent à partir des années 1980 lorsque, sous l’effet de la communication triomphante, l’homme politique contrôle toujours davantage sa parole. Dans L’Express du 26 octobre 1984, la journaliste Jacqueline Rémy rapporte une petite phrase de l’ancien trotskiste Henri Weber (qui n’a pas encore rejoint le PS) à propos du Premier ministre, Laurent Fabius : « Fabius, c’est “l’anti-tribun de gauche”. Nous avions la nausée d’un discours qui, plus qu’une langue de bois, était une “langue de caoutchouc” ». « Langue de bois », les mots sont lâchés. Cependant l’expression n’a plus vraiment le sens qu’on lui donnait jusqu’ici. Dans le monde communiste, vecteur de propagande, elle cherchait à imposer une vérité unique. Dans la France démocratique, elle relève du leurre discursif pour cacher la vacuité des idées, l’absence de réponses à des questions légitimes, la peur de l’impopularité. Dans les deux cas, on use de formules stéréotypées, d’assertions immobiles, de questions rhétoriques, d’euphémismes, de tautologies, d’affirmations non étayées, de tournures impersonnelles, etc. Mais là où la langue de bois permettait de bâtir un réel conforme à l’idéologie, elle ne sert plus désormais qu’à dissimuler les réalités des situations ou des intentions. Stratégique en Union soviétique, elle n’est plus guère que tactique en France : il s’agit de faire diversion pour se protéger, tenter de rassurer et, en bien des cas, gagner du temps.

L’un des procédés les plus courants pour masquer la réalité, c’est l’usage de l’euphémisme. Le 22 janvier 2019, auditionné devant les députés à propos du maintien de l’ordre durant la crise des Gilets jaunes, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, nous en fournit un exemple édifiant. Évoquant l’usage du LBD 40 par les policiers, il déclare que « quatre personnes ont eu des atteintes graves à la vision ». Le ministre édulcore doublement la réalité : non seulement il minimise les chiffres (14 personnes ont perdu un œil), mais il avance une formule creuse pour éviter à tout prix le mot qui fait peur et qui fâche : « éborgnés ». Adepte de l’euphémisme, Christophe Castaner l’est aussi d’un autre procédé classique de la langue de bois, l’oxymore, qui permet d’entendre tout et son contraire. Ainsi, le 8 juin 2020, lors d’un point presse sur la question du racisme et des violences policières, il explique que la suspension des policiers sera « systématiquement envisagée pour chaque soupçon avéré ». « Soupçon avéré », bel oxymore ! Comment reconnaître comme vérité ce qui n’est qu’une opinion défavorable fondée sur des indices discutables, une simple conjecture, une pure hypothèse ?

Les novlangues, armes offensives

Les novlangues sont sans doute les formes les plus élaborées de la langue de bois contemporaine. Il ne s’agit plus seulement de développer un discours masquant sa pensée mais, en lançant des mots nouveaux ou dont on détourne le sens, d’imposer une manière unique de voir et lire le monde. C’était vrai dans le monde communiste, ça l’est aussi dans le monde libéral car, dans les deux cas, il s’agit d’interdire toute pensée alternative.

Dès les années 1970, le président Giscard d’Estaing, avait, par exemple, tenté de substituer au mot « chômeur » celui de « demandeur d’emploi ». Au début des années 1980, les socialistes au pouvoir avaient essayé de dissimuler le brutal virage de la politique économique et l’austérité sociale qui en découlait derrière des formules comme « la seconde étape du changement », le « nouvel élan », la « modernisation ». Il faut bien reconnaître que la greffe n’avait pas pris. Mais la direction était donnée : faire admettre les lois du marché comme des lois de la Nature, édulcorer la violence sociale de la politique libérale par l’usage de mots positifs qui, repris sans discernement par les médias, inversent le sens des réalités. Ainsi, des licenciements massifs dans une entreprise deviennent des « plans sociaux », des « plans de modernisation » ou des « plans de sauvegarde de l’emploi », selon l’expression très orwellienne glissée dans une loi de 2002, au temps du gouvernement Jospin.

Des formules de ce type, il y en a à foison. « Mutualiser » est un joli mot qui suggère la mise en commun, le partage. Mais quand on « mutualise les services », cela signifie d’abord qu’on supprime des emplois et que la charge de travail s’accroît pour ceux qui restent. La « responsabilité » est une vertu cardinale du citoyen. Mais lorsqu’on annonce qu’il faut « responsabiliser les patients », c’est qu’on prévoit de réduire les remboursements de médicaments. La « flexibilité » suppose la souplesse, l’aisance, la capacité d’adaptation : appliquée à l’entreprise, la « flexibilité du travail » annonce la précarisation du salarié par l’abandon du CDI. Mieux, on invente un oxymore, « flexi-sécurité » : reconnaissant implicitement le caractère négatif de la flexibilité, on ajoute le mot « sécurité », dont on ne sait ce qu’il recouvre puisqu’on réduit les droits sociaux par la refonte du Code du travail.

La novlangue libérale dessine un monde où l’histoire du mouvement social s’efface devant « l’adaptation à la réalité du marché ». Les cotisations sociales deviennent des « charges sociales », signifiant que les cotisations patronales alourdissent le « coût du travail » : il faut donc les réduire (pour augmenter les dividendes des actionnaires). Les acquis sociaux, nés des conquêtes sociales, se transforment en « avantages sociaux », ce qui ouvre la possibilité de leur mise en cause. L’exercice du droit de grève dans le secteur public est confondu avec la « prise en otages des usagers ».

Emmanuel Macron et ses ministres ne sont pas avares en novlangue aseptisée. On n’expulse plus les clandestins, on les « éloigne ». On ne rase pas les cabanes de Notre-Dame des Landes, on les « déconstruit ». On ne réforme plus, on « adapte », on « réinvente », on « transforme » : en août 2017, Muriel Pénicaud, ministre du Travail, parle ainsi d’une « transformation du Code du Travail inégalée, première étape d’une rénovation de notre modèle social ». On n’affaiblit pas les droits sociaux, on ne réduit pas les normes : on « libère les énergies », on « fluidifie », on « gagne en agilité », et même on « émancipe par le travail ». Surtout : positiver !

Chaque nouveau pouvoir apporte ses éléments de novlangue, mais la vraie nouveauté avec les macronistes, c’est l’usage du discours de l’entreprise et des anglicismes qui y prolifèrent. Tandis qu’Emmanuel Macron veut « faire pivoter le business model de la France », qui peut compter sur sa « culture du invented here », Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation nationale, promet que « chaque élève aura un bilan de compétences en début de seconde ». Disruption, team-building, feed-back, optimisation, bottom-up, top-down…, les emprunts à la sphère du management tiennent à la fois à l’idéologie (l’entreprise comme modèle) et à la stratégie (la modernité du Nouveau monde face au Vieux monde, avec ses mots usés). Néanmoins, le risque de parler comme les managers de banques est de n’être compris que par une catégorie de Français (les jeunes technocrates et cadres du privé) et de se couper du reste du pays. Cette novlangue, jusqu’ici, n’a pas touché au-delà des initiés et son abus a même suscité l’hilarité générale lorsqu’en février 2020 Benjamin Griveaux, alors candidat à la mairie de Paris, a proposé de créer un nouveau métier, celui de « manager de rue ». En la matière, il faut aussi se méfier de ses propres inventions lexicales.

Langue de bois en meute : les éléments de langage

L’arrivée des chaînes d’information continue, la multiplicité des espaces d’interviews, l’essor des réseaux sociaux, le raccourcissement du temps politique (qui pousse à réagir toujours plus vite), ont transformé les vieux argumentaires politiques (patiemment concoctés) en éléments de langage (vite écrits, vite consommés). Le phénomène s’est accéléré sous la présidence de Nicolas Sarkozy. En mars 2008, Le Canard enchaîné avait publié une note de Matignon, signée par Myriam Lévy, conseillère « presse » du chef du gouvernement, et destinée à tous les ministres invités à commenter les résultats du premier tour des municipales, à la télévision et à la radio. Elle était intitulée « Messages clés et éléments de langage ». Ce soir-là, Roselyne Bachelot, Valérie Pécresse, Rama Yade, Rachida Dati avaient récité leur leçon, expliquant toutes, avec les mêmes mots : « L’élection n’est pas jouée », « Ce n’est pas un vote sanction ».

Depuis, les éléments de langage se sont installés dans la communication politique comme une évidence quotidienne et un outil de protection des personnalités publiques qui, sous la pression médiatique, sont conduits à s’exprimer à chaud sur les événements. Quand, par exemple, le ministre de l’Intérieur arrive sur les lieux d’une manifestation où sont advenus de graves incidents, immédiatement micros et caméras se braquent sur lui. De ce qu’il s’est passé, il maîtrise juste ce que lui en ont dit ses conseillers. Entre deux mauvais choix, se taire ou avouer qu’il ne sait pas grand-chose (et passer pour incompétent), il opte pour une troisième solution, l’élément de langage, donc la langue de bois.

Mais c’est bien sûr dans les émissions politiques de la radio et de la télévision que s’expriment le plus les éléments de langage. Pour les faire passer, les conseillers en communication ont enseigné aux personnalités invitées plusieurs techniques, dont trois dominent. La première est celle du « disque rayé » : on répète en boucle les mêmes messages, les mêmes mots, en se désintéressant des questions que pose le journaliste. Bref, on passe en force. La deuxième technique est celle du « signal lumineux » : on avertit de l’importance de ce qu’on va dire par des formules comme : « Ce que je vais vous dire est très important… ». La troisième, enfin, est celle du « block and bridge ». L’interviewé ne refuse pas de répondre à la question du journaliste, mais il la bloque en jetant un pont vers un autre sujet susceptible de l’intéresser : « Votre question est intéressante, je vais y répondre, mais savez-vous que… ». Les journalistes ne sont pas dupes, mais ils sont pris en étau. S’ils insistent trop, ils vont vite paraître agressifs voire partisans, et comme les émissions sont courtes (7-8 minutes dans les matinales radio) et le droit de suite chronophage, ils devront renoncer à leurs autres questions. À ce jeu, le politique est rarement perdant.

A lire aussi : Psychologie de la connerie en politique : la fin de l’impunité pour les scandales politiques

Extrait de l’ouvrage collectif "Psychologie de la connerie en politique", publié aux éditions Sciences Humaines

Lien vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !