Pourquoi la loi renseignement passe largement à côté de la diversité des menaces qui pèsent sur la France<!-- --> | Atlantico.fr
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Le risque terroriste reste très élevé en France
Le risque terroriste reste très élevé en France
©Reuters

Lutter contre le préterrorisme

Prise dans la précipitation par le gouvernement, cette loi autorisant de nouvelles techniques de renseignement n'est sûrement la meilleure façon de répondre aux problèmes du terrorisme actuel.

Eric Denécé

Eric Denécé

Eric Denécé, docteur ès Science Politique, habilité à diriger des recherches, est directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

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Xavier Raufer

Xavier Raufer

Xavier Raufer est un criminologue français, directeur des études au Département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines à l'Université Paris II, et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Dernier en date:  La criminalité organisée dans le chaos mondial : mafias, triades, cartels, clans. Il est directeur d'études, pôle sécurité-défense-criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers. 

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Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : Manuel Valls, défendra lundi son projet de loi sur le renseignement devant le Parlement. A quelles menaces pesant actuellement sur le pays cette loi devrait-elle répondre, peut-on dresser une liste ?

Franck DeCloquement : Mêmes si il existe de réelles compétences en la matière, les services derenseignements français privilégient le contre-terrorisme à l'intelligence économique et stratégique (IES) - au nom de l'unité nationale contre le terrorisme - politiquement plus rentable. L'IE reste en conséquence le "parent pauvre" du renseignement, depuis plus de trois décennies... Les déclarations de principes s’enchaînent, mais ne sont pas soutenues par des lignes budgétaires conséquentes, un management au niveau des enjeux et les ressources humaines associées. En somme, chacun fait ce qu'il peut en la matière, avec les moyens du bord.  Nous le payons et le paierons très cher en matière industrielle, et donc d'emplois... Car de très nombreux fleurons nationaux se font littéralement pilier, ou tombent - tôt ou tard - dans l'escarcelle de nos concurrents internationaux. A l'image de l'emblématique cas "GEMPLUS", qui n'a semble-t-il toujours pas été compris et intégré par nos têtes pensantes, confinant bien trop souvent au déni de réalité pur et simple. "Normal" pourrions-nous dire, quand nos pires ennemissur le plan économique, sont aussi nos principaux alliés sur le plan diplomatique et politique. Nous avons culturellement de très graves lacunes pour traiter "intelligemment" ce paradoxe niché au cœur même de nos alliances, et répondre à cet impératif de sauvegarde stratégique majeure pour notre pays.  Par ailleurs, les accords TAFTA en cours de négociation secrète, risquent fort de nous défaire un peu plus en matière de souveraineté économique. Initialement inscrit dans la loi Macron, le texte sur le secret des affaires a lui aussi fait long feu. Hélas... 
Dés lors, si un prédateur économique peut avoir accès frauduleusement à des données stratégiques essentielles - par voies humaines ou électroniques - nos moyens de contre-intelligence et de rétorsions restent très limités sur le plan juridique. Et les sanctions sans communes mesure avec les dégâts infligés. Il nous faut bien prendre conscience qu'en face de nous, nous avons affaire à des gens très motivés, très déterminés et très offensifs. Les risques encourus aujourd'hui de se faire soustraire des informations stratégiques vitales sont bien réels, et plus qu'avérés. Il faut conserver à l'esprit que le travail de la NSA par exemple, est principalement axé sur le domaine économique et non pas sur le contre-terrorisme, comme beaucoup l'imaginent encore à tordSous la présidence de Bill Clinton, les Etats-Unis ont créé un "Advocacy center" chargé de mettre à disposition les informations stratégiques issues desdifférentes agences américaines de renseignement, afin de les retransmettre prioritairement aux entreprises américaines. Ce qui leur permettait de re-calibrer immédiatement leurs offres commerciales et de rafler la mise à terme, sur de très nombreuses appels d'offres et contratsinternationaux. Ceci n'a fait que s'accentuer depuis - et dans des proportions vertigineuses - compte tenu des moyens de surveillances électroniques faramineux déployés par l'agence de sécurité nationaleDe toute évidence, nous ne nous battons pas à armes égales et nous ne serons pas en capacité de le faire avant longtemps.  
Dans notre milieu, les spécialistes sérieux à l'image de certaines figures emblématiques, comme Alain Juillet ou Christian Harbulot, savent tout cela de très longue date. Et nous n'avons cessé d'avertir les hauts responsables et les grands patrons des risques encourus en matière économique. Mais pour des raisons de "bonne entente diplomatique", les faits sont souvent passés sous silence ou minimisés par les autorités françaises. Tout cela finissanttrop souvent dans la colonne des"pertes et des profits". Sur le plan sécuritaire, et en matière d'actions économiques déloyales, nous n'en sommes pour le moment qu'au stade des prémisses. 
Demain, il est fort probable que de très gros établissements bancaires ou régaliens seront impactés par des prédateurs autrement plus déterminés qu'aujourd'hui à agir, via les moyens d'actions informatiques et les failles humaines. Et parfois même, dans le seul but de nous défaire ou de nous incapaciter très lourdement.  Pour former des spécialistes dédiés à la contre-ingérence informatique, il faut au minimum 10 ans.  Et nous de disposons malheureusement pas de ce laps de temps... 

Eric Denécé : Tout d’abord, cette loi porte très mal son nom et cela est générateur de confusion. Ce n’est pas stricto sensu une loi sur le renseignement, mais une loi sur les techniques de renseignement autorisées pour les services de police (DGSI, SCRT, etc.), de sécurité (DPSD), de gendarmerie et des douanes (DNRED) sur le territoire national. L’étranger n’est en rien concerné par ce projet de loi.
Cette loi a trois objectifs :

  • combler le vide juridique qui existait jusqu’à aujourd’hui pour les techniques spéciales de renseignement, ce qui faisait que les opérateurs se retrouvaient parfois en porte-à-faux au regard de la légalité.

  • permettre aux services de police, de sécurité et de renseignement intérieur d’adapter leurs méthodes aux mutations technologiques et aux nouveaux modes de communication des individus et des groupes hostiles à nos intérêts nationaux.

  • octroyer aux services  des possibilités nouvelles afin d’améliorer leurs capacités d’action dans la lutte contre le terrorisme. Bien sûr, ces nouvelles dispositions seront également utilisées dans le cadre de la lutte contre l’espionnage, politique ou économique, ainsi que pour la lutte contre la grande criminalité.

Xavier Raufer : Dans notre monde chaotique et mouvant, en constante accélération formelle du fait de la technique informatique, répondre à cette question est bien sûr impossible. Une telle liste serait périmée, à peine publiée. Qui avait entendu parler de l'Etat islamique voici deux ans ? Et qui connaît le nom du dernier sanguinaire Cartel mexicain qui a massacré quinze policiers dans l'Etat de Jalisco, voici une semaine ?


Dans ces circonstances, tout le problème pour un Etat est donc de disposer d'un appareil d'alerte sachant lui signaler à temps - les deux mots à temps sont d'évidence cruciaux - les dangers graves et imminents, ce qui clairement, n'est pas le cas aujourd'hui.
A l'inverse, on doit regretter la sévère incompétence de la présente direction du Renseignement intérieur. Après l'affaire Merah, Manuel Valls avait en 2012 averti cette direction : "que cela ne se produise pas une deuxième fois !" Or depuis, de tels drames se sont multipliés : Mehdi Nemmouche... Le "Bilal" de Joué-les-Tours... Les frères Kouachi... Coulibaly 1 et 2 - et le renseignement intérieur n'y a rien pu - sans doute, n'y a-t-il rien compris.

Lire aussi : Leçon du piratage de TV5, nous devons nous protéger d’un Mohammed Merah numérique

Lire aussi : 63% des Français favorables à une limitation des libertés individuelles pour lutter contre le terrorisme

Que prévoit cette loi pour faire face à ces menaces ?

Xavier Raufer : Dans un Etat de droit, la loi ne vise pas à affronter les menaces. La loi fixe un cadre de légalité aux entreprises des services officiels. Telle investigation opérée lors d'une instruction doit être légale - prévue par la loi - pour qu'ensuite, la justice puisse en user lors d'un procès. La loi fixe aussi un cadre au comportement des citoyens : ceci est permis, ceci est interdit. Mais ensuite, la loi n'opère qu'a posteriori, quand une infraction a été commise, en bout de circuit, et joue donc un rôle modeste dès lors qu'il s'agit d'affronter des périls divers.

Eric Denécé : La loi définit précisément les méthodes et techniques que pourront mettre en œuvre les services de police et de renseignement, en fonction des menaces, des cibles et du contexte sous le contrôle d’une nouvelle autorité administrative indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).
Le projet de loi décline les motifs justifiant le recours aux techniques de renseignement qu’il prévoit. Ces techniques, par nature intrusives, ne pourront être utilisées qu’à condition que d’autres sources de renseignement – renseignement humain, sources « ouvertes » – ne puissent fournir le renseignement recherché. Elles ne couvrent donc qu’un champ de l’activité des services.
Les motifs de recours sont décrits avec la plus grande précision, ce qui est essentiel car c’est au regard de ces finalités que la CNCTR appréciera la pertinence de la demande. Ainsi, le projet de loi  dresse une liste de sept finalités justifiant le recours à des techniques de renseignement.

Les services de renseignements français  pourront surveiller les terroristes potentiels grâce à des autorisations administratives, sans passer par la justice. Ils pourront effectuer en toute légalité des "interceptions de sécurité" portant sur les contenus des courriels et des conversations téléphoniques, uniquement s'ils sont en lien direct avec l'enquête. Quels dangers cela représente-t-il pour les libertés civiles ? Cela vous parait-il adapté aux enjeux ?

Xavier Raufer : Ces dispositions trop englobantes trahissent l'affolement du gouvernement devant le présent terrorisme, dont il comprend mal la nature, l'essence. Alors, il fait dans le principe de précaution, la pêche au chalut, le 360°, appelez ça comme vous voulez, juste au cas où... Ici encore transparaît l'incompétence du Renseignement intérieur, incapable ce cibler précisément des individus déterminés - les "bombes humaines" qui ont tué à Toulouse, Paris et Vincennes - et qui constamment gémit qu'il y a des milliers de terroristes potentiels et qu'il faut d'immenses effectifs pour surveiller chacun d'entre eux - ce qui est outrageusement faux.

Eric Denécé : Il est légitime que l’opinion s’interroge sur ses nouveaux pouvoirs accordés aux services de police et de renseignement intérieur, surtout que nous avons l’exemple du Patriot Act américain (voté en 2002) qui est une loi totalement liberticide et qui a conduit de nombreux lanceurs d’alerte à en dénoncer les multiples abus.

Nous n’en sommes pas là en France. D’abord, parce que sur le plan technique, nos services n’auraient pas les moyens de surveiller toute la population française, quand bien même ils le souhaiteraient
Ensuite, et surtout, parce que cette intention est inexistante dans la classe politique actuelle et que les législateurs à l’origine de ce texte ont particulièrement veillé à respecter un équilibre entre l’efficacité de la lutte antiterroriste et la protection des libertés individuelles.

Rappelons que les dernières turpitudes de l’exécutif datent de la fin des années 1980 lorsque Mitterrand avait mis sur pied sa « Cellule de l’Elysée » pour écouter diverses personnalités françaises. Depuis 25 ans, ce genre de pratiques n’a plus lieu dans notre pays.

A tous ceux qui s’inquiètent et que je comprends, il convient de répondre que notre vie privée est aujourd’hui bien plus menacée par l’exploitation de données par le Big Data que par les services.

Qu'aurait-il fallu faire différemment ? Les garanties pour la protection des libertés individuelles et le respect de la vie privée sont-elles suffisantes ?

Xavier Raufer : Eh bien, il faut et il suffit de doter l'Etat, le gouvernement, d'un appareil efficace de détection précoce des menaces, ce que je m'évertue à prôner depuis une décennie et plus. Il faut qu'en matière de sécurité, l'Etat apprenne à accomplir ce qu'ailleurs, en médecine notamment, il fait plutôt bien : du préventif. Le préventif s'intéresse à des individus, des entités et des situations clairement et gravement dangereux. Le préventif fiche une paix royale à la population en général, les citoyens n'ayant rien du tout à craindre de ce travail-là. Si besoin, le décèlement précoce débouche ensuite sur de la microchirurgie visant des Merah, des Kouachi - non les citoyens ordinaires. De part en part, le décèlement précoce respecte tous les droits humains. Et est plus efficace que de nébuleuses usines à gaz judiciaires, ou qu'une aveugle bureaucratie - par exemple, sise à Levallois.

Eric Denécé : Dans l’ensemble et en l’état actuel des choses – j’insiste sur cette temporalité – oui, les citoyens sont globalement protégés et leur vie privée préservée… en tout cas, ceux qui n’ont rien à se reprocher.
Toutefois, cette loi présente à mon sens deux lacunes

  • d’une part, une absence de limitation dans le temps. La loi (à l’image de la notion « d’état d’urgence » défini par l’ordonnance de 1959) ne devrait être valable que pour une durée donnée (2 à 5 ans) et son utilité réévaluée à chaque terme afin de décider de sa reconduction ou de sa suspension. En effet, nous avons aujourd’hui un gouvernement démocratique… mais qu’adviendrait-il si l’extrême-gauche ou l’extrême droite arrivait au pouvoir ? Ce serait là un outil de surveillance politique légal entre leurs mains. Par ailleurs, l’hypothétique accroissement des capacités techniques des services de renseignement devrait être également de nature à réévaluer la portée de cette loi.

  • d’autre part, la reconnaissance explicite de la possibilité accordée aux membres des services de renseignement ou de sécurité d’alerter la commission ou les parlementaires des dérives ou manquements à cette loi qu’ils observeraient en interne. C’est un important, car l’éthique est une préoccupation de plus en plus marquée chez les femmes et les hommes de nos services spécialisés et parce que cela éviterait le phénomène de lanceurs d’alerte publics, à l’image d’Edward Snowden.

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