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Pourquoi il faut résister au populisme médiatique
©Reuters

Ne pas se laisser faire

L'affaire Fillon, par-delà les ennuis d'un candidat et d'un camp politique, cristallise un enjeu de la vie démocratique, celui du rapport de priorité entre la morale et la politique.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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L'affaire Fillon, par-delà les ennuis d'un candidat et d'un camp politique, cristallise un enjeu de la vie démocratique, celui du rapport de priorité entre la morale et la politique. Six mois plus tôt, la révélation des faits qui embarrassent François Fillon aurait eu moins d'impact médiatique tout en ayant pour sanction immédiate son élimination de la course à l'Élysée. Il est cependant impossible de rayer d'un trait de plume le résultat des primaires, lequel confère au candidat une légitimité politique incontestable. On peut toujours arguer que le Fillon qui a gagné la primaire n'était pas le vrai Fillon, celui que l'on découvre aujourd'hui à travers les enquêtes médiatiques; il n'en demeure pas moins, si l'on en croit les sondages, qu'il conserve, en plein coeur de cette tempête médiatique d'une violence inouïe, un solide socle d'adhésion. Un changement de candidat entrainerait-il automatiquement la récupération des quelques points perdus ? Rien n'est moins sûr. Quand bien même le risque du réveil de la guerre des clans aurait-il été neutralisé, il est possible que les électeurs ne retrouvent pas l'adéquation entre le projet et le candidat qui a motivé leur choix, ou qu'une partie d'entre eux expriment par l'abstention ou le vote en faveur d'un autre candidat leur dégoût à l'égard de l'empêchement médiatique d'une volonté démocratiquement exprimée.

Plus essentiellement, on peut s'interroger sur les effets de long terme que pourrait avoir le retrait de François Fillon. De quoi serait-il le symptôme ? Comment faudrait-il inscrire cet événement inédit dans le sens du devenir démocratique ? Deux interprétations sont possibles : selon la première, optimiste mais qui me semble fort douteuse, l'affaire Fillon contribuerait à la moralisation de la vie politique; selon la deuxième, pessimiste, sans doute malheureusement plus conforme à la réalité, elle serait l'indice de la montée en puissance du populisme médiatique.

La croyance en la "moralisation de la vie politique"

La première interprétation est évidemment celle qui a la faveur des médias, lesquels, plaidant pour leur paroisse, chantent les louanges de la transparence. Les petits arrangements familiaux de François Fillon ressortiraient à des moeurs politiques vouées à disparaître sous l'effet du travail d'enquête de journalistes et de juges indépendants du pouvoir. Ceux-ci constitueraient ainsi les instruments du contrôle de ses représentants par le peuple. Le renouvellement de la classe politique, espère-t-on, voire le "dégagisme", accélérera le processus au long cours de la moralisation de la vie politique. Il y a dans cette vision des choses une petite part de vérité et une grande part d'illusion. Les pratiques politiques vont changer et s'adapter, certes, mais croire que les rapports troubles de l'argent et de la politique vont cesser - ou que la politique va changer de nature - est bien le comble de la niaiserie. La pratique des "boules puantes", en revanche, devrait se développer, la révélation d'une affaire de sexe ou d'argent s'avérant plus que jamais un moyen efficace d'affaiblir un adversaire politique. L'hypocrisie – c'est-à-dire le conformisme de pensée et de réaction imposé par l'ordre moral médiatique  a également de beaux jours devant elle. On a raison de mettre François Fillon en contradiction avec lui-même, en faisant valoir qu'il utilisait la probité morale comme argument de campagne. Encore faudrait-il noter que ses procureurs du jour font preuve de la même incohérence. La morale n'existe qu'à la première personne. La vraie morale se moque de la moraline ; c'est le sens de la parabole christique de la femme adultère : que celui qui n'a jamais péché jette le premier quolibet ou le premier crachat. La sainteté est rare, et plus rare encore en politique. Considérer que celui qui ne fait pas l'objet d'une révélation du Canard est un paragon de vertu confine, là encore, à la niaiserie.

L'avènement du populisme médiatique

La seconde interprétation se fonde sur l'observation de l'un des aspects inédits de l'affaire Fillon : le tribunal médiatique s'affranchit désormais de la caution de l'institution judiciaire. A la fin du siècle dernier, les juges ont fait irruption sur la scène démocratique en utilisant les médias pour inverser le rapport de forces avec les politiques. La liberté d'instruire les dossiers sensibles est désormais plus grande. Certains ont pu s'inquiéter de voir ainsi se développer la dépendance des politiques vis-à-vis des juges, craignant que celle-ci génère un nouveau déséquilibre des pouvoirs aux dépens de l'exécutif, ou soupçonnant l'orientation idéologique des juges. L'institution judiciaire est cependant contrainte de respecter des procédures rigoureuses en matière de construction de la vérité ; et la morale publique qu'elle impose a un caractère d'objectivité incontestable puisqu'elle se confond avec le droit, le permis et l'interdit définis par les lois votées au nom du peuple par ses représentants. Cette époque est manifestement révolue. Au stade actuel de developpement de la démocratie d'opinion, la justice se trouve court-circuitée par les médias. L'affaire Fillon intervient dans le sillage de l'affaire Sauvage, où l'on a vu le système médiatique flatter les passions du moment, mettre en cause la vérité établie en connaissance de cause par deux jurys d'assise, et substituer à la décision judiciaire éclairée le verdict d'un public composé de millions d'incompétents. Les juges sont donc désormais sommés de se conformer au rythme de la justice médiatique, au caractère unilatéral de ses enquêtes ainsi bien sûr qu'aux verdicts du public. La présomption d'innocence est définitivement caduque : désormais, l'indignation morale, dès lors qu'elle est largement partagée, vaut certitude de culpabilité. Il est à craindre que la "moralisation de la vie politique" recouvre l'avènement d'un populisme médiatique qui affaiblit la recherche de la vérité et de la justice. L'affaire Fillon est-elle le signe d'un progrès démocratique ou d'une formidable régression intellectuelle et morale ? La question mérite vraiment d'être posée.

La question politique : peut-on résister au populisme médiatique ?

Tocqueville l'avait clairement diagnostiqué : à mesure que les sociétés deviennent démocratiques, les autorités intellectuelles et morales - transcendantes par rapport au jugement individuel - tendent nécessairement à s'affaiblir à l'exception d'une seule, l'autorité du public, destinée à acquérir une puissance irrésistible. Le système médiatique - la prolifération des médias qui saturent l'espace et le temps - constitue aujourd'hui l'infrastructure qui assure l'impérialisme du tribunal de l'opinion. Qui peut y résister ? Les médias ne sont pas au service des pouvoirs ou d'une cause; ils n'obéissent pas non plus à une éthique de responsabilité publique : aiguillonnés par la concurrence, ils ont pour seule règle de capter l'attention du public et de le satisfaire. Le populisme médiatique n'est rien d'autre que la tyrannie du public, le règne exclusif de la logique du buzz et de l'audimat. Or, l'indignation morale constitue l'un des carburants essentiel des médias, parce qu'elle est simple et immédiate, qu'elle est l'un de ces "plus petits dénominateurs communs" qui rassemblent le plus grand nombre : quand il est question de dénoncer l'homme politique "qui en croque", on rassemble par-delà la droite et la gauche; du chômeur à l'intellectuel, l'indignation est unanime, soutenue par le ressentiment bien naturel de celui qui a moins à l'égard du privilégié qui vit dans l'aisance.

Faut-il en conclure que le réalisme impose de se soumettre toujours aux verdicts du tribunal médiatique, l'autre nom, désormais, du tribunal de l'opinion ? Il est permis d'en douter. On sait que, par un étrange paradoxe, l'image des médias dans l'opinion ne cesse de se dégrader. Le public est ingrat à l'égard de ceux qui font profession de lui être fidèles, d'épouser scrupuleusement ses attentes, ses passions et ses jugements. Comment l'expliquer ? On peut faire l'hypothèse qu'il n'aime guère le reflet que lui renvoient les médias; il semble n'apprécier que moyennement, avec le recul, son voyeurisme, ses emportements ou ses jugements précipités. L'opinion est à l'image de l'individu, contradictoire et versatile, oscillant entre passion et raison : elle peut s'indigner à l'unisson à l'instant T, puis considérer comme odieux le pilori médiatique à l'instant T+1.

De l'empire de la morale au retour de bâton politique

Les oscillations de l'opinion obéissent à une certaine logique, en fonction de la diversité des intérêts du public. S'agissant de la vie politique, il est évident que l'impérialisme de la morale imposé par les médias ne peut que laisser l'intérêt public insatisfait et faire naître, aussi paradoxal que cela puisse paraître, des mouvements de révolte contre l'ordre moral. En Italie, Berlusconi fut la conséquence de l'opération Mani pulite. Trump est le produit de 30 ans de politically correctness. Le populisme politique, s'il exploite lui aussi autant qu'il le peut le filon des indignations populaires, est néanmoins pour l'essentiel une réaction contre le populisme médiatique, une revendication politique qui s'affranchit de l'empire de la morale. Si les casseroles fournies par les juges et les médias ne troublent pas l'impassibilité des électeurs FN, cela tient sans doute au fait que ceux-ci voient dans leur parti et leurs chefs les instruments d'un changement politique radical qui leur importe davantage que toute autre considération.

François Fillon parie sans doute sur le fait que sa légitimité politique lui permettrait de surmonter le scandale moral. Il n'a peut-être pas tort. La moralité douteuse de ses petits arrangements apparaîtra avec le recul - et peut-être, c'est sans doute ce qu'il espère, avant même l'élection à mesure qu'on approchera de l'échéance - comme une question bien dérisoire au regard des enjeux politiques. Ceux qui pensent devoir se soumettre au diktat de l'opinion méprisent en réalité celle-ci, l'estimant incapable de faire la part de la morale et de la politique le moment venu. Le peuple français est un peuple politique, apte à différencier la jauge politique et la jauge morale. Un retrait de François Fillon, sanctionnant le verdict du tribunal médiatique et le triomphe de la morale sur la légitimité politique, ne serait sans doute pas sans conséquences, même si celles-ci sont difficiles à mesurer. La raison politique conduira peut-être l'électorat de la droite à se ranger comme un seul homme derrière le nouveau candidat. Il n'est toutefois pas impossible qu'on assiste à une révolte d'une partie de cet électorat contre l'ordre moral médiatique - révolte qui pourrait se traduire par une fuite dans l'abstention ou vers le vote FN.

Ce qui est sûr, c'est que l'emballement médiatique actuel contribuera à alimenter la défiance à l'égard du sytème d'information. A terme, le populisme médiatique conduit à la "trumpisation" de la vie politique française. L'élimination d'un candidat au moyen d'une disqualification morale par le tribunal médiatique serait une première en France. Le verdict aura été prononcé en considération de faits objectifs, mais établis sur la base d'une investigation exclusivement à charge et d'une éviction de l'institution judiciaire. Sans qu'il soit besoin d'évoquer un complot ni de faire le procès de quiconque, force est de constater que le débat politique aura été dévoyé pour être placé sur un terrain qui donne une prime aux corbeaux. Demain, les réseaux sociaux et des sites d'information alternatifs court-circuiteront le système d'information classique comme celui-ci a court-circuité l'institution judiciaire. Les tentatives de disqualification morale se multiplieront et se déploieront en dehors des circuits légitimes de production de la vérité. Rien ni personne ne pourra s'y opposer. Nous entrerons alors nous aussi dans l'ère de la post-vérité et de la politique irrationnelle.

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