Pourquoi il est fou que l'accord de libre-échange transatlantique ne soit pas au cœur de la campagne pour les Européennes <!-- --> | Atlantico.fr
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L’accord de libre-échange transatlantique est un enjeu majeur des élections européennes.
L’accord de libre-échange transatlantique est un enjeu majeur des élections européennes.
©Reuters

L'essentiel laissé de côté

Sortie de crise, emploi, immigration, partage des rôles entre Union européenne et Etats membres... Les débats font défaut aux élections européennes concernant certains enjeux pourtant essentiels comme le Traité transatlantique.

Pierre Defraigne

Pierre Defraigne

Pierre Defraigne est Directeur exécutif de la fondation de Madariaga - Collège d'Europe et professeur de politique économique européenne au Collège d'Europe ainsi qu'à Sciences Po Paris.

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Atlantico : Les élections au Parlement européen auront lieu le 25 mai prochain. Parmi les grands enjeux de la mandature des futurs eurodéputés, les négociations quant au futur Traité transatlantique. Quels sont les enjeux de ce traité pour l'Union européenne ?

Pierre Defraigne : Il y a trois enjeux. Tout d'abord, la contradiction entre l’identité de l’Europe qui se construit, notamment à travers le marché unique qui reste dangereusement inachevé et la monnaie unique qui n’est pas encore consolidée et un accord de libre-échange approfondi avec les Etats-Unis. Le Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) devra être négocié avec ces derniers qui sont autrement plus puissants, mieux organisés et surtout plus unis que la coalition des 28 États-membres. Or un point central de cet accord consiste précisément dans la convergence des législations, des normes et des standards entre l’Amérique et l’Europe pour créer "un marché intérieur transatlantique."

Par ailleurs, cette zone va produire un taux de croissance – on parle de 0.5 % du PIB dans le cas où l’ensemble de toutes les dispositions multiples et complexes du Traité seraient mises en œuvre – et cette croissance modeste s’accompagnera forcément d’une divergence accrue entre les économies des 28 États-membres, divergence qui est déjà aujourd’hui un problème central à l’intérieur de l’eurozone. Certains Etats, notamment la Grande-Bretagne ou l’Allemagne et quelques autres pays proches, vont bénéficier davantage de cet accord que d’autres Etats. Or l’UE ne dispose pas d’un mécanisme de redistribution des gains et des coûts de libéralisation commerciale comme les Etats-Unis en disposent à travers le budget fédéral.

Enfin, on va retrouver, au sein du marché intérieur transatlantique, deux monnaies internationales en concurrence : l’une sera davantage manipulée (le dollar), tandis que l’autre (l'euro) subira cette manipulation. C’est un défi pour la compétitivité européenne. La même chose vaut pour la divergence de politique énergétique, notamment en matière de gaz de schiste, qui entretient un différentiel de compétitivité important.

Pour conclure, ce projet pose d’abord un grave problème politique d’identité pour l’Europe. Par ailleurs, il n'entraînera que de faibles bénéfices économiques en termes de croissance qui seront compensés par un lourd désavantage, l’aggravation des divergences. Enfin, cet accord traduit une erreur de vision stratégique qui peut avoir des conséquences négatives sur la cohésion même de l’Alliance atlantique. C’est un paradoxe, car certains pensaient renforcer cette  cohésion par cet accord, mais sa gestion se révélera problématique et génératrice de tensions permanentes entre l’Europe et l’Amérique.

Le traité transatlantique est supposé induire une harmonisation progressive des normes en vigueur mais fait l'objet de vives critiques. Pourquoi ? Quels sont les risques auxquels les eurodéputés devront prêter attention et être particulièrement vigilants ?

Je ne pense pas qu’il suffise d’être particulièrement vigilant. Il faut réfuter le principe même de cet accord. Il y a une erreur de conception et il ne faut pas essayer de le mener à bien. Il faut laisser cette négociation s’embourber, se clôturer par un ou deux accords techniques ponctuels, comme on en a déjà plusieurs avec les Etats-Unis, et en rester là ! Imaginez que vous deviez corriger en cours de construction une maison dont les plans ont été mal conçus dès le départ. C’est une perte de temps ! L’Europe a mieux à faire : elle a une obligation ardente de régler le problème de la crise qui est d’abord une question de demande intérieure et qui est urgente. Disperser l’attention politique vers des objectifs aussi problématiques et confus est une erreur.

Comment expliquer qu'il ne soit pas au cœur des débats de cette élection ?

Je pense qu’il y a un embarras extrême de la part du Parlement européen. Le Parlement s’est fait piéger par le Conseil européen dès lors que ce dernier a entériné à l’unanimité les positions britannique et allemande. On mesure aujourd’hui de plus en plus le poids de l’Allemagne dans la décision européenne, de par son rôle de sauveteur de dernier ressort de l’euro. Donc forcément quand l’Allemagne, censée être le moteur de la croissance européenne à travers ses exportations, met en avant ses intérêts commerciaux, tout le monde en tient compte et chacun pense y trouver sa part du profit. Le fait est que le poids relatif de la Grande-Bretagne et surtout de l’Allemagne, et quelques pays comme les Pays-Bas, la Finlande, l’Autriche, etc., a été suffisant pour déclencher un effet domino et entraîner l’unanimité dans le Conseil. Le Parlement n’a pas osé s’écarter de ce consensus en excipant du fait que, selon le Traité de Lisbonne, le dernier mot lui reviendra au moment de la ratification. Ce sera beaucoup trop tard.

Qu'est-ce que cela révèle des candidats au Parlement européen ?

Les candidats seraient bien avisés d’étudier sérieusement le dossier et de le redécouvrir, de l’examiner avec des yeux neufs et non ceux des lobbies ou des technocrates. Ce débat est foncièrement un débat sur l’identité et sur la fonction stratégique de l’Union européenne. Sur ce point, il faut mettre en avant le tort fait à l’ordre commercial multilatéral, notamment à l’OMC, ainsi que la perception que la Chine a de cet accord, accord qu'elle vit comme une contrainte et comme une tentative d’endiguement de la montée en puissance économique et stratégique de la Chine. Certains dirigeants Américains laissent d‘ailleurs entendre qu’une fonction importante de l’accord sera de forcer la main aux Chinois en matière de standards et de normes pour la construction de leur propre marché intérieur. Je pense qu’ils font fausse route et que c’est là une illusion. Les Chinois entendent exploiter leur marché intérieur pour leur développement et l’ouvrir selon les normes de l’OMC, mais pas au-delà.

Quels autres enjeux dont les candidats ne parlent pas mais qui pourtant sont d'une importance indéniable serait-il bon de réintégrer dans les débats ?

Pour ces élections européennes, je crois qu’ il faut attendre des candidats un engagement européen fort, c’est-à-dire une véritable volonté de faire de l’Europe une vraie puissance stratégique et économique. Les deux sont indissociables. Dans un premier temps, il est urgent de relancer l’économie et donc l’emploi et pour cela de mutualiser et de restructurer les dettes souveraines. Il en va de la demande intérieure de l’Europe. L’erreur est de penser qu’il n’y aura pas de reprise interne et que l’on va le compenser par un traité commercial avec les Etats-Unis. On ne peut pas s’attendre à trouver la solution dans les exportations pour une économie de la taille relative de l’UE par rapport au reste du monde.

La question revient finalement à celle-ci : à ce stade où l’Europe n’a pas atteint ce niveau d’intégration qui lui assurera la puissance stratégique et économique, le TTIP est-il véritablement raisonnable ? Est-il prudent de se lancer dans un accord sans précédent d’intégration transatlantique ? Est-ce qu’on oublie que l’Amérique  et l’Europe partagent une responsabilité vis-à-vis du reste du monde, celle de construire avec les pays émergents un nouvel économique multilatéral ? Il ne s'agit pas de forcer la main au reste du monde en tentant de prolonger un hégémonisme occidental dépassé. Il ne s’agit pas ici d’être pour ou contre le libre-échange, la globalisation ou le capitalisme, mais de promouvoir un ordre du monde juste et équilibré. Pour ma part, je suis libre-échangiste et je tiens l’Alliance atlantique pour un outil important de la sécurité de l’Europe mais à la condition que soient prises en compte les différences profondes entre le modèle américain et le modèle américain de société et que l’UE atteigne la parité politique avec les USA . Le Traité commercial transatlantique veut tout le contraire.

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