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Les ventes de poupées Barbie ont baissé ces 10 dernières années.
Les ventes de poupées Barbie ont baissé ces 10 dernières années.
©Reuters

Poupée de cire, poupée de son

Les ventes de poupées Barbie, qui représentaient 30% du chiffres d'affaire de l'entreprise Mattel dans les années 2000, n'en représentent plus que 20% aujourd'hui.

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca est maître de conférences en sociologie à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, directeur éditorial des Cahiers européens de l’imaginaire et chercheur associé au Ceaq (Sorbonne). Ses derniers livres sont Les Affinités connectives (Cerf, Paris 2016) et Pornoculture. Voyage au bout de la chair (Liber, Montréal 2017, avec Claudia Attimonelli). Il a aussi publié, entre autres, A l’ombre de Berlusconi (L’Harmattan, Paris 2006), Transpolitica (Apogeo, Milan 2010, avec D. de Kerckhove) et Joie Tragique (CNRS éditions, Paris 2010).

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Atlantico.fr : Les ventes de poupées Barbie ont baissé ces 10 dernières années. Elles représentaient 30% du chiffres d'affaire de l'entreprise Mattel dans les années 2000, aujourd'hui ce n'est plus que 20%. Comment expliquer que les petites filles délaissent ce jouet fétiche ?

Vincenzo Susca : Icône d’un age de l’innocence de la culture occidentale, Barbie a cristallisé, à partir des années 60, la synergie alchimique entre la beauté, le bonheur et le jeu dans le cadre d’une société animée par un enchantement généralisé, non plus visé au politique, au religieux ou à l’économie politique stricto sensu, mais au quotidien en tant que cadre extra-ordinaire d’une vie ludique et joyeuse imprégnée par le rêve, la fête et une théâtralisation de l’existence.

En inversant l’esthétique des poupées qui l’avaient précédée, elle se fait corps et image d’une candeur sans souci, taches ou plies. En effet, en analysant tant les poupées-jouets pour enfants de la fin du XIXème et du début du XXème, que les créations surréalistes de Hans Bellmer, nous nous apercevons de la présence, en elles, d’éléments étranges, voire inquiétants, témoins d’un rapport à l’inorganique marqué par un sentiment méfiant, exprimant le malaise moderne  vis-à-vis de la mort. Barbie, avec d’autres figures de la société du spectacle et de la consommation, initie ses contemporains à un rapport inédit avec cet univers imaginaire jusqu’alors en quelque sorte refoulé, mais elle le fait par inversion des valeurs et des formes plutôt que par l’affirmation d’une splendeur de l’ombre. Bien en accompagnant et en sachant même anticiper les formes esthétiques et éthiques du vécu métropolitain – elle sera, selon les époques et l’air du temps, docteur, enseignante, jockey, vétérinaire, hôtesse de l'air, Chevalier du Roi, Première-Dame, musulmane, lésbienne, célibataire… – ses formats ne prévoient pas, sinon pour des rares exceptions, des rides, des imperfections et d’autres signes aptes à valoriser l’aspect tragique et ténébreux de l’existence, ainsi que le sex appeal le plus sordide de l’inorganique.

La mort est en quelque sorte ici intégrée par négation, alors que l’imaginaire actuel va la privilégier, jusqu’à la sacraliser et à la célébrer, dans une sorte d’épiphanie festive aux allures carnavalesques. D’où peut-être une certaine obsolescence de la poupée Mattel, qui reste et restera en tout cas un archétype fondateur de notre culture, si bien qu’elle est déjà un objet de culte pour des collectionneurs, qui la gardent comme une œuvre précieuse constituant une des matrices de notre monde.

Les fillettes d'aujourd'hui peuvent-elles encore se retrouver en Barbie ? Quelles sont les poupées qui la remplacent ?

Barbie reste, justement, en tant que fond et que base imaginaire qui se prête au morphing, à la modification, à la chirurgie esthétique. En un mot, à la mutation caractérisant à la fois la culture numérique et le vécu urbain en tant que jeu de masques. Un jeu où le gore, le punk et ce qui renvoie à l’horreur est associé à l’univers ludique, ainsi qu’hybridé et contaminé avec les signes typiques de l’univers enfantin. Il suffit de rentrer dans les magasins de jouets pour enfants et pour adultes pour le constater, ainsi que de voir quels sont les jeux-vidéos et les dessins animés le plus à la mode : la poupée se fait zombie, vampire ou sorcière.

Dans Frankenweenie de Tim Burton (2012), le chien protagoniste meurt et est remis en vie par son ami, un enfant Frankenstein moins malheureux que le personnage inventé par Mary Shelley dans son roman de 1818. D’autre part, comme Claudia Attimonelli l’a bien raconté à l’occasion de la journée Pornoculture à l’Université Paul-Valéry de Montpellier (IRSA-CRI, 4-4-2013), une autre typologie de poupées envahit la scène contemporaine : les love dolls, qui deviennent des véritables compagnes de vie, et non simplement de sexe, comme c’était le cas des sex dolls, d’un nombre de plus en plus accru d’hommes. C’est Azusa Itagaki qui a représenté le mieux la diffusion de ce phénomène, en réalisant un reportage de la vie et de l’amour naîts entres ces poupées et leurs « idollator » (amants et propriétaires).

Barbie est-elle victime d'un faux procès dans lequel on voudrait l'accuser de véhiculer des valeurs sexistes et à l'encontre de l'image d'une femme indépendante ?

Cette polémique me semble bien désuète. Comme Rodolphe Lachat a bien montré dans son article Barbie et Ken. La love story du royaume en plastique, Barbie a su et à un certain moment a du, malgré l’empire économique et culturel qui en présidait la vie et qui avait agit une forme de résistance contre le dépassement d’une vision rigide des identités masculines et féminines, accompagner les sensibilités transgenres jaillissantes dans la vie quotidienne.

On pourrait d’ailleurs dire que, dans leur histoire d’amour, c’est Ken son « objet » plutôt que le contraire, car elle reste la protagoniste de la scène, lui étant en quelque sorte l’accessoire. Certes, aujourd’hui ce n’est plus Barbie la figure la plus efficace pour raconter le contemporain, mais ce n’est pas car elle exprimerait une femme dépendante et un imaginaire sexiste. Les nouvelles poupées disséminées dans les scènes du jeu, de la fête et de la vie amoureuse ne chantent pas l’autonomie de la femme ou de l’homme, mais une autre forme d’hétéronomie et de conjonction à l’autre qui nous dit à quel point nous sommes tous agit par les êtres et par les choses plus que nous n’agissons sur eux et sur elles. Pour capter un tel imaginaire, il suffit d’observer le soin scrupuleux avec lequel, tant les enfants que les « idollator » delove dolls, prennent soin de leurs poupées.

Ces sont des chaînes d’amour qui se tissent dans ce paysage à la fois fantastique et banal, en bousculant l’ordre et l’équilibre institué entre les sujets et les objets. Voici l’amour de la chair et du plastique, amour en chair et en plastique.

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