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Pour présider après la pandémie : préférer le rasoir d’Ockham à "demain on rasera gratis"
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Perspective

Le rasoir d’Ockham est un concept philosophique qui stipule qu’entre deux hypothèses concurrentes et non prouvées, il vaut mieux préférer la plus simple à la plus compliquée. Emmanuel Macron est dans la logique exactement inverse : il ne cesse de vouloir parler, de vouloir faire œuvre de pédagogie sur son propre enseignement et sa propre action.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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« Quoi qu’il en coûte ». L’expression est apparue dans le langage du Président de la République dans sa première allocution aux Français consacrée à la pandémie de la Covid-19 le 12 mars 2020. Elle n’a cessé d’être reprise et répétée, par lui, par Edouard Philippe alors Premier ministre, par le ministre de l’Economie Bruno Le Maire. Désormais la doxa économique et financière, au plus haut de niveau de l’Etat, est claire. Comme aux tables de poker les plus « huppées » : c’est « No limit ! ».

Marie Viennot, dans un excellent papier publié sur le site internet de France Culture et consacré au volet économique du « Quoi qu’il en coûte », rapproche la parole présidentielle tenue cinq jours avant l’arrêt quasi-complet de « l’entreprise France », des propos que le même Emmanuel Macron tient à une aide-soignante qui l’interpelle lors d’une visite au CHU de Rouen le 5 avril 2018, près de deux ans plus tôt. La crise des « GJ » n’est pas encore passée par là, encore moins celle de la Covid-19. Son interlocutrice, manifestement « à bout » dit au Président : « On a besoin de moyens Monsieur le Président, vous voyez il y a des gens qui font des choses bien ici. On se donne un mal de chien. Mais on veut des moyens ! ». Emmanuel Macron répond calmement, pédagogiquement comme il sait le faire dans ce genre de situations qu’il apprécie d’ailleurs tout particulièrement. Il est très sérieux aussi, alors qu’autour de cet échange la vidéo montre beaucoup de gens hilares (on se demande pourquoi d’ailleurs…). Un extrait de la réponse présidentielle  : « Il y aura des moyens… Mais mettre des moyens sans transformer, sans moderniser, avec parfois du bon sens, ce n’est pas aider les gens. Parce qu’à la fin les moyens c’est vous qui les payer aussi Madame. Il n’y a pas d’argent magique ». L’interlocutrice du Président l’interrompt : « Des moyens il y en a dans le pays vous savez ». Emmanuel Macron rebondit : « Oh la la … Un pays qui n’a jamais baissé sa dette publique contrairement à toutes les économies voisines, qui va vers 100% de son PIB… les moyens ce sont vos enfants qui les paieront ».

À la fin de l’année 2020 on estime que le pourcentage de la dette par rapport au PIB dépasse 120%. Alors ? Argent magique ou pas ?

L’expression « Quoi qu’il en coûte » fait expressément référence à deux champs lexicaux. Celui de la finance et de la guerre. Pour ce qui est du premier registre, Marie Viennot explique très bien le parallèle avec la fameuse formule de Mario Draghi à la tête de la Banque Centrale Européenne (BCE) lors de la crise de l’euro en juillet 2012 : « Whatever it takes » (traduit en français par « Tout ce qu’il faudra »). Comme souvent en économie où les prophéties sont autoréalisatrices et les discours performatifs (Keynes : « En économie il suffit d’ouvrir son parapluie pour faire pleuvoir »), la phrase de Draghi a cassé net, dès qu’elle a été prononcé, la spéculation des hedge funds contre l’euro. Mais Draghi était le « patron » de la BCE, seule compétente, pour la zone Euro, en matière monétaire. La BCE, pas les Etats membres. Draghi avait le pouvoir de « faire tomber la pluie » (ou de l’arrêter), Emmanuel Macron ne l’a pas. D’ailleurs le Président français en convient parfaitement en avril 2018 dans son dialogue avec l’aide-soignante du CHU de Rouen :  « Il n’y pas d’argent magique Madame vous savez ! ». On songe au propos ravageur alors pour un candidat de gauche à la présidentielle de 2002, Lionel Jopsin, alors Premier ministre, face à des ouvriers de Danone : « Mais l’État ne peut pas tout Messieurs vous savez ! ». Propos autodestructeur certes, mais, en même temps, à la Jospin, aux antipodes de la démagogie.

Mais alors à quoi tient ce recours au « quoi qu’il en coûte » dans la rhétorique présidentielle, depuis le 12 mars 2020 ?

C’est là qu’il faut s’intéresser au second répertoire auquel se rattache ladite expression : le langage de la guerre. Le lundi 16 mars 2020, quand il s’adresse de nouveau aux Français, le Président Macron martèle près de dix fois dans son discours : « Nous sommes en guerre ». La métaphore est destinée à frapper les esprits, à justifier la mise à l’arrêt du pays, la fermeture de ses écoles et de ses universités, « l’enfermement » de la quasi-totalité de la société, les interdictions de déplacement, etc. Seul un état de guerre permet cela. Or en tant de guerre l’expression « quoi qu’il en coûte » est adaptée aux circonstances. Elle est d’ailleurs plus ramassée, plus définitive dans l’ordre qu’elle intime. Le chef hurle à ses hommes : « Coûte que coûte ». En 1916, face à Douaumont : « Il faut reprendre le fort coûte que coûte ». En 1917, aux Chemins des Dames, cette grotte surarmée dans la falaise de craie : « Il faut la reprendre aux Boches, coûte que coûte ! ». En 1917, comme nous le montre magnifiquement Stanley Kubrick dans « Les Sentiers de la Gloire » : des mutineries ? « Il faut les mâter coûte que coûte ». Quelques fusillades pour l’exemple feront l’affaire. Dans les trois exemples ce qui a un coût c’est la vie humaine. Dans de telles circonstances, elle n’a pas de prix quand il faut gagner une bataille et plus encore la guerre. On ne compte ni ne mesure. « L’effort de guerre » l’emporte sur tout le reste. En d’autres termes : l’ordre ancien est remis totalement en cause. Les critères d’hier n’ont plus cours, ils n’ont plus de valeur au regard d’une nouvelle « comptabilité », celle qui doit conduire à la victoire. La vie humaine a un coût très élevé en temps de paix. Il est revu notoirement à la baisse en temps de guerre..

Dans sa première intervention de la crise pandémique, celle du 12 mars 2020, Emmanuel Macron, utilise encore une formule du « temps d’avant », pour mieux la bousculer et signifier qu’elle n’est plus « upgradée » comme on dit dans la novlangue de la start-up nation : «  : « La santé n'a pas de prix ». Il la tronque de son immédiat corollaire, celui qui a justifié tous les « plans Santé » depuis 25 ans : « … mais elle a un coût ». Cette partie-là de la phrase figure dans tous les exposés des motifs des lois hospitalières, sanitaires et sociales, destinées à combler le trou de la Sécu à partir de 1980. Au lieu de cela, Emmanuel Macron, dans sa « version Covid-19 », prolonge son propos : « La santé n'a pas de prix. Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies quoi qu'il en coûte. (…) Nous n'ajouterons pas aux difficultés sanitaires la peur de la faillite pour les entrepreneurs, l'angoisse du chômage et des fins de mois difficiles pour les salariés. Aussi, tout sera mis en œuvre pour protéger nos salariés et pour protéger nos entreprises quoi qu'il en coûte, là aussi ».

Par le seul biais de la magie du verbe, Le Roi Thaumaturge Emmanuel Macron, dans le prolongement des Rois de France étudiés par Marc Bloch, décide que la « santé n’a plus de coût » ou que, plutôt, « si elle a bien un coût, celui-ci n’est pas important ». Il ne doit pas intervenir dans la décision politique. Et, bien au-delà de la santé, la suite du propos le confirme  « tout sera mis en œuvre pour protéger… quoi qu’il en coûte, là aussi ». Comprendre : la santé n’a pas de prix, l’économie n’a pas de prix… : la victoire est à ce prix !. Si on peut comprendre ici l’impératif du choix et imaginer les conséquences d’une autre décision politique (celle qui aurait consisté à ne pas protéger par exemple) on doit aussi s’interroger sur les effets produits par l’adoption d’une telle ligne de défense.  

Les effets potentiellement pervers d’une négation de la réalité présente et des enjeux futurs

Il faut lire l’une des dernières biographies consacrées à Emmanuel Macron, celle de Corinne Lhaïk, intitulée « Président cambrioleur » (Fayard). Le texte est subtil et l’analyse nuancée. L’auteure évoque les « vérités successives » de l’actuel Président. Cela n’a rien d’original. Certains de ses prédécesseurs lui en remontrent évidemment dans le genre : de Gaulle et le mythe de la « France libérée par elle-même » ; de Gaulle et l’indépendance algérienne ; Mitterrand et la rupture avec le capitalisme à la tribune du Congrès d’Epinay en 1971 ; Chirac et l’Europe ; Hollande et son adversaire : la finance ; etc. En revanche Emmanuel Macron se singularise sans doute dans sa contradiction. Corinne Lhaïk le formule ainsi : « Macron veut concilier l’optimisme de la volonté et le pessimisme du constat, le progressisme et le sens du tragique de l’Histoire » (p.73). À l’appui de ce constat, elle reprend exactement les propos du Président : « On peut être progressiste dans un monde où les choses vont de plus en plus mal parce que l’on croit qu’il n’y a pas de fatalité, et que le but de l’action politique, c’est que le corps social ait des perspectives de progrès individuel et collectif ». Prononcés en août 2020  ces mots résonnent (raisonnent) étrangement avec la doctrine « du quoi qu’il en coûte ».

Les fameuses « perspectives » auxquelles le Président Macron retrouveront-elles demain un coût ? Quel sera-t-il ? Qui paiera ? Les « individus » ou le « collectif » ? Les bénéficiaires ou les héritiers ? Et est-ce qu’il faudra nécessairement payer d’ailleurs ? Avant de trouver des réponses à toutes ces questions, il est une interrogation bien plus lourde de conséquences : comment gouverner désormais lorsqu’on laisse entendre à plusieurs reprises, depuis mars 2020, qu’il n’y a plus de limites de coût et que l’on ne comptera plus ?  Sans user et abuser des comparaisons, on entend bien ici quelques formules aussi magiques que vaines ou creuses et finalement tragiquement contredites : « L’Allemagne paiera »  (1919) (peu importe le montant des dommages de guerre et des réparations…)  ou encore « Il faut prendre l’argent là où il est » (chez les riches, sans aucun discernement sur les effets contre-intuitifs d’une politique fiscale punitive : modèle de la social-démocratie suédoise dans les années 70).

Guillaume d’Ockham, fameux moine et penseur du Moyen-Age, passé à la postérité pour son fameux « principe du rasoir » a écrit : « Il ne faut pas multiplier les explications et les causes sans qu'on en ait une stricte nécessité ». Emmanuel Macron est dans la logique exactement inverse : il ne cesse de vouloir parler, de vouloir faire œuvre de pédagogie sur son propre enseignement et sa propre action.  Sans doute veut-il ainsi expliquer ses choix et convaincre de leur pertinence. Qui d’autre semble être le mieux placé pour le faire ? Sauf qu’en agissant ainsi il n’échappe ni aux contradictions ni à leurs conséquences. Elles peuvent se révéler de redoutables bombes à retardement quand il faudra, « après la guerre » (après la crise pandémique), revenir dans les couches denses de l’atmosphère économique et financière et expliquer, de nouveau, que tout à un coût et qu’il faut y mettre le prix. Le risque sera grand alors que plus personne ne veuille entendre parler de logiques économiques et comptables.

En politique il n’est jamais bon d’insulter l’avenir en oubliant l’éthique de responsabilité : celle qui fait que l’on se doit d’être rationnel en fonction du but à atteindre.

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