En célébrant Péguy, Sarkozy peut fêter à la fois Jeanne d'Arc et Jaurès<!-- --> | Atlantico.fr
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Quel Péguy, Nicolas Sarkozy célèbre-t-il ?
Quel Péguy, Nicolas Sarkozy célèbre-t-il ?
©DR

11 Novembre

Pour la première célébration de l'Armistice de 1918 après la disparition des derniers poilus, le président de la République a choisi de rendre hommage au lieutenant Charles Péguy, tombé sous la mitraille lors d'une charge en septembre 1914. Mais quel Péguy, Nicolas Sarkozy célèbre-t-il ?

Romain Vaissermann

Romain Vaissermann

Romain Vaissermann est ancien élève de l’École normale supérieure (Ulm), agrégé de grammaire, docteur ès-lettres (La Digression dans l’œuvre en prose de Charles Péguy)

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Charles Péguy, mort au champ d’honneur le 5 septembre 1914, veille de la bataille de la Marne, connut bien des hommages. Son souvenir fut très présent entre les deux guerres, souvent associé aux célébrations d’Anciens Combattants. L’auteur fut même à la mode après la Seconde Guerre mondiale : le 12 janvier 1950, Vincent Auriol,Pprésident de la République, assiste au cinquantenaire de la revue créée et dirigée par Péguy de 1900 à 1914 : les Cahiers de la quinzaine. On célébra Péguy en 1964 pour le cinquantenaire de sa mort héroïque, en 1973 pour le centenaire de sa naissance. Il y eut, après cela, désaffection des officiels, jusqu’en 1994 où l’on vit François Léotard, alors ministre de la Défense, et François Bayrou, ministre de l’Éducation nationale, organiser une sincère et sobre cérémonie devant la croix élevée en l’honneur de Charles Péguy, à l’entrée de Villeroy, au lieu même où se rendra notre président demain.

Une jeunesse antimilitariste...

Après la Défense (et tant pis si le lieutenant mort au champ d’honneur s’était dans sa jeunesse déclaré farouchement antimilitariste) et l’Éducation nationale (et tant pis si celui qui a si bien fait l’éloge des « hussards noirs de la République » a refusé la carrière toute tracée de l’enseignement pour se faire éditeur), la Présidence de la République le célébrera donc, en des termes et des gestes que les spécialistes de la communication pourront après-coup analyser, en se souvenant qu’« un mot n’est pas le même chez un écrivain et chez un autre : quand un écrivain le sort de son ventre, un autre ne l’extrait que de la poche de son pardessus. »

Pour moi, qui juge l’annonce de cet hommage à Charles Péguy pour lequel j’ai reçu l’invitation le 9 novembre 2011 (tampon postal du 8, répondre avant le 10), pour moi donc une célébration de plus, fût-elle apparemment improvisée par les services de l’État, ne me choque pas et me réjouit même. Naïveté de trentenaire face à une sous-panthéonisation intéressée, et rusée, permettant de récupérer un auteur inclassable, aussi bien référence trotskyste que vénéré chez les frontistes ? Courte vue d’enseignant qui y voit la tant espérée revanche de Lagarde et Michard ? Faute grave pour un spécialiste de Péguy, de Péguy qui fut révolutionnaire moraliste, libertaire épris de vérité par-dessus tout, opposant à la politique la « mystique » qui lui donne naissance ? Au lieu de répondre à ces questions, je soulignerai plusieurs points.

D’abord, Péguy a voulu « réussir » et obtenir une reconnaissance, avant tout certes celle de ses pairs. Un lecteur hypercritique comme Henri Guillemin a même dépeint en Péguy un carriériste plus ou moins refoulé : passons sur l’exagération, un écrivain étant de toute façon bien au-dessus des réductions psychologiques auxquelles la critique veut parfois le soumettre. En réalité, une audience élargie n’aurait pas déplu à l’homme-orchestre des Cahiers de la quinzaine, bien au contraire. Souhaitait-il pour autant devenir un écrivain officiel ? Certes pas : le peut-il, ce dénonciateur de la pensée unique, auteur de nombreux dialogues, aux multiples pseudonymes ? D’ailleurs l’hommage d’un jour ‒ autant que la présence de Péguy dans l’intéressante Anthologie de la poésie française de Georges Pompidou parue en 1961 ‒ ne vaut pas récupération.

"Heureux ceux qui sont morts pour une juste guerre"

Après l’âge des survivants, vient nécessairement un temps où la littérature prend le relais. Alors on peut recourir à Péguy, comme à d’autres. Aussitôt victime de la Première guerre mondiale, Péguy n’en laisse pas des souvenirs mais des strophes prémonitoires, dans son long poème Ève, souvent (ré)citées : « Heureux ceux qui sont morts pour une juste guerre. / Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés… » Mais que nul ne fasse de Péguy un nationaliste, lui qui déclarait en août 1914 : « Je pars soldat de la République, pour le désarmement général et la dernière des guerres ! » La générosité de ses idées ne le cède en rien au courage de ses derniers instant, où, resté debout sous le feu ennemi, le lieutenant commande la charge de ses hommes.

Péguy sera-t-il, dans le discours de ce 11 novembre 2011, rattaché à Jaurès, que Nicolas Sarkozy avait mobilisé lors de sa campagne de 2007 et que Péguy admirait tant dans sa jeunesse socialiste, y compris quand notre Orléanais écrivait sa Jeanne d’Arc, dédiée à la « République socialiste universelle » ? C’est possible, le temps n’est heureusement plus, où l’on faisait de Péguy l’inspirateur de l’assassin de Jaurès.

Récupération pétainiste ?

Péguy sera-t-il renvoyé, pour plaire à l’électorat chrétien, à la foi qu’il retrouve peu à peu à l’âge adulte et qu’il manifeste publiquement à partir de 1910 ? Il est improbable que le discours de Latran soit repris, mêlant cette fois le glaive et le goupillon, au risque de rappeler l’honteuse récupération pétainiste de Péguy.

Écoutons donc sans allégations partisanes prématurées le discours prononcé sur la tombe de Péguy, attentif au ton autant qu’à son sens premier : « Ne me dites pas ce que vous dites, ni que vous dites ceci ou cela […]. Cela n’a aucune espèce d’importance. Le répertoire de ce que l’on a dit, de ce que l’on n’a pas dit, de ce que l’on a pu ou pouvait dire est en effet une œuvre morte. Ce n’est jamais, ce ne sera jamais qu’une œuvre et un travail sec d’enregistrements, une œuvre ou plutôt un travail scientifique, une opération de cimetière, un cortège de corbillards. Mais parlez-moi donc un peu, plutôt, parlez-moi donc seulement, dites-moi donc seulement un peu comment vous le dites, et que vous le dites comme ci, comme ça. Voilà ce que je vous demande. Et alors je vous écoute. » (Ch. Péguy, Un poète l’a dit, 1907).

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