Paranoïaque ou méprisée : qui est cette France qui ne se reconnaît plus dans les médias ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Pensée unique et racolage déconnectent petit à petit les médias de leur public.
Pensée unique et racolage déconnectent petit à petit les médias de leur public.
©Reuters

Incompréhension

La numérisation de la presse a transformé le monologue médiatique en un dialogue dissonant entre les journalistes et les Français. Pensée unique et racolage ont peut-être définitivement déconnecté les médias de leur public.

Dominique Jamet et Jean-Marie Charon

Dominique Jamet et Jean-Marie Charon

Dominique Jamet est journaliste et écrivain français. Il a présidé la Bibliothèque de France et a publié plus d'une vingtaine de romans et d'essais.Parmi eux : Un traître (Flammarion, 2008), Le Roi est mort, vive la République (Balland, 2009) et Jean-Jaurès, le rêve et l'action (Bayard, 2009)

Jean-Marie Charon est sociologue, spécialiste des médias et chercheur au CNRS.Il est notamment l'auteur du livre Les journalistes et leur public : le grand malentendu, Paris, Vuibert, 245 pages.

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Atlantico : Le développement de la presse numérique avec la possibilité de retour de la part des internautes que cela implique fait apparaitre de plus en plus clairement que les Français se sentent peu représentés par leurs médias. Comment expliquer ce sentiment croissant de déconnexion entre la parole médiatique et la réalité des Français ?

Dominique Jamet : Il faut comprendre que nous nous sommes progressivement habitués à une première anomalie qui est celle de la non-représentativité politique, la distorsion entre les opinions et leur représentation parlementaire puisque chacun des deux grands partis qui représentent à eux deux environ 50% de l’électorat français, réunissent pourtant 95% des parlementaires. Cela est directement lié à notre système de suffrage majoritaire  et nous nous y sommes habitués. Mais à côté de cela, ce phénomène est relayé au niveau médiatique par la fiction qui consiste à nous dire qu’il existe une véritable pluralité des opinions médiatiques dans notre pays. En effet, il existe de très nombreux journaux, radios, chaines de télévisions ou hebdomadaires qui dans l’apparence donnent l’impression de la diversité mais dans lesquelles les sensibilités effectives de droite ou de gauche ne s’affrontent en réalité que sur des questions de conscience ou de société comme le mariage gay ou l’exil fiscal. En revanche, il existe sur certaines questions de fond, que sont le souverainisme, le fédéralisme, l’économie de marché, un accord tacite de ces médias supposés exprimer des voix divergentes. On me répondra donc que tout cela est faux, que Libération n’est pas Le Figaro et que le Nouvel Observateur n’est pas Le Point, pourtant si l’on se tourne vers le traitement médiatique du référendum sur traité constitutionnel européen en 2005, les preuves sont évidentes. L’opinion française a été profondément traumatisée par le comportement des médias à ce moment-là qui soutenaient à 95% le traité lorsque les Français y étaient défavorables à 55%. Le plus terrible fut que le résultat négatif a été ignoré et qu’on a fait passer par le Parlement ce que l’opinion des Français avait rejeté.

Jean-Marie Charon : J’ai commencé à m’intéresser à cette problématique il y a plusieurs années par le biais d’une revue appelée MédiasPouvoirs au sein de laquelle nous avons créé, avec le journal La Croix, le baromètre de confiance des Français envers leurs médias. Les premiers résultats avaient été un choc pour de nombreux journalistes puisqu’un Français sur deux environ considère que les évènements ne se déroulent pas comme les journalistes le retranscrivent. Très rapidement nous avons voulu croiser cette question de la confiance avec la problématique de la hiérarchie de l’information et du sentiment d’indépendance des journalistes. Une fois encore, les résultats ont été saisissants puisque un tiers seulement des Français pense que les journalistes peuvent résister à la pression politique et financière. Les politiques, Mélenchon par exemple, retourne la question aux journalistes et les accuse de faire dévier de débat public en posant les mauvaises questions. Ce concept de la hiérarchie est délicat car il n’y a pas une hiérarchie du public et une hiérarchie des journalistes mais on constate que notre société est de moins en moins homogène sur les questions de société, les mouvements sont plus complexes que dans l’après-guerre par exemple. Il est donc impossible de répondre à la question d’une hiérarchie de l’information puisque celle-ci est différente en fonction du groupe socio-professionnel que l’on interroge. L’une des réponses doit tout de même être que la course éperdue des médias de masse après les grands consensus finit par lasser le public et provoque l’expression de ce malaise quant à la hiérarchisation de l’information et la façon dont celle-ci est traitée. Le numérique pourtant peut commencer à entrer dans cette complexité car la structure peu onéreuse des médias web permet de ne plus chercher le consensus mais se concentrer chacun sur un type de question bien identifié, un seul type de public. Cette tendance a été amorcée par la presse magazine qui a commencé à se segmenter il y a bien longtemps déjà.

Le glissement progressif du rôle de journaliste vers celui de chroniqueur, de l’info vers l’avis, contribue-t-il à la création d’une police de la pensée ?

Dominique Jamet : Et comment ! Cela est si vrai qu’on a vu  naître et grandir dans les médias un groupe de journalistes qui exprimaient une parole minoritaire qui n’allait pas dans le sens des conventions habituelles : Eric Zemmour, Elisabeth Lévy, Ivan Rioufol ou Robert Ménard… Ces journalistes disaient tout d’un coup autre chose que ce qu’on était habitué à entendre. La réaction, rapide et brutale, a montré que l’expression "police de la pensée" n’était pas une invention, mais bien une réalité. Si on fait le compte aujourd’hui, on s’aperçoit que les personnes dont je citais les noms, ont pour la plupart perdu ou vu se réduire le périmètre de liberté qui leur avait été concédé. Il paraît que les éléphants ont très, très peur des souris si bien que  quelquefois, on voit un troupeau d’éléphants pris de panique parce qu’une souris s’est introduite dans le cirque. C’est ce qui s’est passé. Les éléphants ont eu très, très peur, mais ils ont réussi à se débarrasser des souris. Justement, ce système de vases communicants entre la doxa de gauche et la doxa de droite correspondant aux idées des grands partis de gouvernement est un peu aujourd’hui compromis par l’apparition d’une presse du web qui apporte à la fois des réponses à un vœu d’une partie de l’opinion et rencontre une adhésion forte auprès de ceux qui ne s’estimaient pas représentés par les médias traditionnels.

Jean-Marie Charon : Il faut voir d’où nous venons car la presse française de la IIIème République ou de l’entre-deux-guerre était probablement encore plus construite autour de l’opinion et de l’éditorialisme. La France n’a pas la tradition, à tort ou à raison, de la distinction formelle du fait et du commentaire comme l’ont les anglo-saxons qui sont littéralement assis sur une obsession du rôle de la presse comme quatrième pouvoir. Le second élément est le risque lié à l’affaiblissement des médias qui vivent une mutation de leurs modèles économiques. Les rédactions rétrécissent à vue d’œil, comme les Etats-Unis qui ont vu chuter le nombre de leurs journalistes de 30% sur la décennie 2000, et on voit apparaitre des agences de fact checking qui travaillent pour le compte des journaux qui ne peuvent plus le faire eux-mêmes. Face à cette diminution des effectifs des rédactions, on est contraint de se replier sur le commentaire comme sous la IIIe République ou de prospecter dans la voix d’une collaboration des journalistes professionnels avec les experts qui détiennent la connaissance sur certains sujets. Ce genre de modèle peut ainsi faire entrer des faits et des données vérifiées plus facilement dans leurs contenus.

La presse française est souvent critiquée pour suivre la ligne de la "pensée unique". Quelles en sont les causes ? Cette pensée unique, supposée ou pas, est-elle liée à un manque de mixité sociale, culturelle voire raciale au sein des médias français ?

Dominique Jamet : Il y a deux phénomènes qui convergent et s’additionnent. La responsabilité des écoles de journalisme est grande. La formation des journalistes était autrefois aléatoire, anarchique, non domestiquée, ce qui contribuait à la diversité et à l’hétérogénéité des acteurs du monde de la presse. La proportion des jeunes qui sortent d’une école de journalisme n’a cessé de croître et l’enseignement que l’on reçoit dans les écoles de journalisme vise à niveler et uniformiser la pensée des journalistes. On apprend aux gens à ne pas donner leur opinion et à se couler dans le moule. Et corolairement, il est évident que les structures de la presse écrite et audiovisuelle en France ne sont pas du tout satisfaisantes : il n’y a pratiquement pas de journaux qui soient la propriété des journalistes, pratiquement pas de journaux reflétant la diversité des opinions politiques… Il y a encore 50 ans il y avait des journaux d’extrême gauche, d’extrême droite, des journaux gaullistes, une représentativité politique de la presse. En France, les grands journaux sont la propriété de grands industriels de l’armement, du luxe, dont le souci n’est pas l’information et qui sont en accord avec l’ordre du monde. Ce ne sont pas des révolutionnaires. Ce n’est pas faire injure à Monsieur Lagardère, à Monsieur Bouygues ou à Monsieur Pigasse que de dire qu’ils sont plutôt satisfaits de l’ordre des choses et qu’ils ne cherchent pas à faire de leurs journaux des brûlots ou des sources de révolte.

Jean-Marie Charon : Incontestablement, les médias souffrent du manque de diversité des journalistes sur le plan sociologique mais aussi sur le plan de la formation. En tant qu’ancien professeur en école de journalisme, je serai malvenu de dire que ce sont ces écoles qui modèlent les esprits car le problème est plus profond. Pourtant la trop importante homogénéité des journalismes, très littéraires en général, nous montre bien que cela intervient dans la capacité à rendre compte de certains sujets. Ils ont souvent des difficultés à traiter les problèmes des cités françaises tant ils sont lointains de la sociologie des gens qui y vivent mais aussi de couvrir certaines questions économiques pour lesquelles ils ne sont absolument pas formés. Le système de redondance est également généré par la forme de nos médias qui deviennent de plus en plus rapides et continus ainsi que la baisse du nombre de journalistes dans les rédactions. On ne travaille pas de la même façon à BFM TV et à France 2. Il n’est pas question de stigmatiser qui que ce soit mais il est clair qu’il y a parfois un important manque de recul.

Quelles solutions peut-on imaginer pour pallier cet écart ? Faut-il faire des quotas de journalistes politisés comme le proposait la "Droite forte" ?

Dominique Jamet : Je n’aime pas le système des quotas. Mais au point où nous en sommes, ce serait peut-être temporairement un remède. Encore faudrait-il pour que ce système soit viable, il faudrait que l’Etat lui-même ou la classe politique estime qu’il y aurait un intérêt à laisser s’exprimer toutes les opinions. Je n’ai pas l’impression que ce soit le souhait dominant de toutes les majorités successives. Elles n’y ont aucun intérêt.


Jean-Marie Charon : Cette idée assez aberrante peut sembler tout à fait nouvelle mais ce n’est absolument pas le cas. Le secteur de l'audiovisuel allemand a très longtemps été organisé de cette façon afin d’éviter qu’il y ait un risque de prise de pouvoir d’un courant de pensée dans les médias au lendemain de la Seconde guerre mondiale. C’est un système très pervers qui impliquerait que chaque journaliste affiche officiellement son opinion politique et donc soit encarté. Les hommes politiques qui ont proposé cela ne devaient probablement pas s’être posé cette question-là et n’ont vu la problématique de la représentativité médiatique que par leur point de vue de militants. Enfin, cela impliquerait que les journalistes aient une totale liberté au sein de leur rédaction alors que ces dernières sont tenues par une hiérarchie interne et une ligne éditoriale qui contraint au traitement du sujet. La question n’est donc pas de savoir qu’elles sont les convictions profondes des journalistes. 

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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