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Nouvelles mesures sanitaires : le syndrome de l’interdiction
Nouvelles mesures sanitaires : le syndrome de l’interdiction
©THOMAS COEX / AFP

Citoyens non, administrés oui ?

Lors de son discours à l'Assemblée nationale, Jean Castex a détaillé les nouvelles restrictions pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Il a notamment annoncé que la consommation d’alcool allait être interdite sur la voie publique. La France semble être en train de céder au syndrome de l’interdiction systématique. L'exécutif a tendance à considérer les Français comme des administrés obéissants.

Charles Reviens

Charles Reviens

Charles Reviens est ancien haut fonctionnaire, spécialiste de la comparaison internationale des politiques publiques.

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Atlantico : Jean Castex a annoncé que la consommation d’alcool allait être interdite sur la voie publique. La France est-elle en train de céder au syndrome de l’interdiction systématique ?

Charles Reviens : Rappelons d’abord qu’hier 1er avril, au lendemain des annonces d’Emmanuel Macron, Hans Kluge, directeur de la branche européenne de l’organisation mondiale de la santé a évoqué la lenteur « inacceptable » de la vaccination en Europe. Il y a bien sûr un lien clair entre la nécessité ressentie des pouvoirs publics français de limiter les interactions sociales par de nouvelles interdictions et la situation vaccinale dans l’Union européenne et donc en France.

L’interdiction de la vente d’alcool sur la voie publique annoncée par le Premier ministre lors de la présentation des mesures à l’Assemblée nationale constitue en quelques sorte la « plus-value Castex » puisque l’essentiel avait été annoncé par le Président de la République la veille à la télévision. Cette interdiction concernant l’alcool est combinée avec l’interdiction des rassemblements de plus de six personnes, l’interdiction de l’accès aux lieux propices à des rassemblements en extérieur, enfin la demande d’une répression accrue par le parquet des organisateurs d’événements « clandestins » récidivistes.

Ce qui est visé c’est donc empêcher les rassemblements en plein air. Il est donc intéressant d’analyser quel va en être l’impact sur la diffusion du virus sous un double angle : efficacité réelle en cas de bon niveau d’application et niveau de respect de l’interdiction. Sur le premier point, un article récent de Doctissimo ne liste pas ces rassemblements parmi les circonstances sociales constituant un facteur aggravant de diffusion du virus, diffusion beaucoup plus importante dans les lieux fermés avec de nombreuses personnes présentes, les lieux de rassemblement religieux (impact du chant collectif sur la production de gouttelettes portant le virus). Pour mémoire le Japon a mis en place dès mars 2020 une communication publique incitant les Japonais à éviter les lieux « 3 Cs » (closed : lieux fermés avec faible ventilation, crowded : lieux avec une densité d’occupation élevée, close contact : lieux avec faible distance entre les personnes). Une récente étude de l’Institut Pasteur indique par ailleurs que 63 % des contaminations ont principalement lieu dans le cercle familial, les repas, aussi bien en milieu privé que professionnel étant également les circonstances les plus fréquentes à l’origine des transmissions. Compte-tenu de la faible appétence des jeunes à respecter ces interdictions (63 % des moins de 34 ans prévoient d’enfreindre les règles selon le sondage Odoxa publié hier), il est possible de considérer que la répression des rassemblements en extérieur peut conduire à la multiplication des rassemblements « clandestins » à l’intérieur des domiciles fondamentalement plus risqués pour la diffusion du virus.

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Mais l’interdiction de la consommation d’alcool sur la voie publique n’est qu’une ligne de plus sur l’impressionnant liste de limitation de libertés en France dont on a une bonne synthèse sur le site service-public.fr :

  • restriction de la liberté d’aller et de venir, avec une assignation à résidence de fait dans la limite de 10 kilomètres autour de son domicile, l’interdiction des déplacements interrégionaux conduisant de fait à la mise en place d’une forme de passeport interne dont les seuls utilisateurs avant la crise sanitaire était la République populaire de Chine et la Corée du Nord ;
  • restriction des libertés économiques et sociales, avec fermeture des commerces non essentiels et désormais de tous les lieux d’enseignement, et des restrictions de distribution de certains produits comme les autotests par la grande distribution ;
  • restriction de la liberté de rassemblement au-delà de 6 personnes évoquée plus haut ;
  • encadrement des comportements : port du masque obligatoire, télétravail obligatoire, attestations en tout genre obligatoires, interdiction de contacts sociaux élémentaires (embrassades, poignées de main).

Cette situation de restriction historique des libertés n’est pas propre à la France mais a touché tous les pays occidentaux hors Océanie (Australie & Nouvelle Zélande). L’« index de la rigueur gouvernementale » (Government Stringency Index) de la Blavatnik School of Government de l’université d’Oxford qui suit les mesures de restrictions des interactions sociales ne conclut pas à une singularité française. L’approche de la pandémie a conduit à la création en Occident ce que l’ancien analyste de la CIA Martin Gurri appelle le « théâtre de l’autorité », une configuration dans laquelle l’Etat a multiplié les interdictions sans parvenir à protéger les populations contre l'infection… ce qui était pourtant la justification de ces interdictions.

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Les particularités françaises sont donc d’autre nature. Il y a d’abord l’utilisation a minima de la différentiation des mesures sur le territoire, comme l’a acté la généralisation à tout le territoire métropolitain des restrictions annoncées par Emmanuel Macron le 31 mars, en parfait cohérence avec le caractère exceptionnellement centralisé du pays par rapport à ses pairs. Par ailleurs la combinaison entre système institutionnel, configuration politique issue des élections présidentielles et législatives de 2017 et modalités d’exercice du pouvoir de l’exécutif actuel conduise de fait à l’instauration d’une sorte de régime parlementaire zombie aux antipodes des conditions de l’union nationale. On a pu constater hier que quasiment aucun parlementaire d’opposition n’a participé aux votes à l’Assemblée nationale et au Sénat, le dirigeant du groupe communiste André Chassaigne voyant dans le débat en application de l'article 50-1 de la Constitution « un hochet tiré du coffre à jouets pour faire comme si on était une démocratie » et 90 % des sénateurs ne prenant pas part au vote.

Aujourd'hui, n'a-t-on pas tendance à considérer les Français comme des administrés obéissants plutôt que comme des citoyens en capacité d’adhérer à la règle sans qu’elle s’impose à eux ?

Les circonstances sont effectivement exceptionnelles puisque le recours généralisé au couvre-feu renvoie à des périodes également exceptionnelles : occupation (« dernier métro »), guerre d’Algérie, émeutes de 2005 dans les banlieues.

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On constate pourtant un fort niveau d’acceptation des mesures dans la plupart des pays occidentaux mais aussi en France. Le sondage Odoxa du 1er avril indique que 70 % des Français approuvent les principales restrictions annoncées par Emmanuel Macron le 31 mars, et 71 % l’interdiction de se déplacer en dehors de leur région à partir du 5 avril. Philippe Moreau-Chevrolet en conclut que l’action publique se limite désormais bien davantage à la gestion de l’émotion de l’opinion publique, qu’à l’action et l’anticipation, tandis qu’Ardavan Amir-Aslani constate dans une tribune récente dans l’Opinion la tendance autocratique de démocraties promptes à être mises en état de siège permanent du fait de la fragilité des sociétés occidentales qui refusent de plus en plus le risque et l’inéluctabilité de la mort et préfèrent renoncer à leurs libertés fondamentales au profit d’une sécurité illusoire. Comme l’avait rappelé Benjamine Franklin « un peuple qui accepte de sacrifier sa liberté pour un peu de sécurité temporaire ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ».

Cette acception par l’opinion publique française se combine avec les particularités culturelles et anthropologiques nationale évoquées en 2007 par Pierre Cahuc & Yann Algan dans leur essai « la société de défiance », à savoir la défiance et l’absence de crédibilité des autorités. Ainsi le sondage Odoxa déjà cité conclut que les Français sont très majoritairement favorables (71 %) à des mesures mais que près de la moitié d’entre eux (46 %) ont prévu de ne pas respecter strictement, notamment les deux tiers des moins de 35 ans.

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Le faible niveau d’application prévue des mesures (et donc leur effectivité) tient probablement également aux modalités de la communication politique retenues depuis le début de la pandémie. Il n’y a jamais eu recherche de pédagogie en direction de personnes dont il n’est pas véritablement considéré qu’ils sont intelligents et ont du bon sens, avec de fait multiplication des dénis, de la culpabilisation, des changements de caps, avec  enfin le service minimum en matière de reconnaissance d’erreurs qui étaient pourtant de toute façon inéluctables et donc pour une grande partie excusables au regard de la violence et du caractère inédit de la situation notamment dans sa phase amont.

La technostructure est-elle en train de profiter d’un moment de crise où elle peut édicter des règles à l’ensemble de la population, contrairement à d’habitude ?

Le caractère exceptionnel et dramatique de la situation actuelle ne peut faire oublier la tendance de fond que connait la France depuis de nombreuses décennie, à savoir l’ampleur de la production des textes juridiques de toute nature génératrice de règles tellement nombreuses qu’elles ne peuvent à terme que poser à chacun des problème cognitifs de connaissance et d’assimilation. La réponse politico-administrative standard face à un événement de toute nature passe désormais par la rédaction d’un nouveau texte (loi, ordonnance, décret, arrêté, instruction, sans même évoquer le droit européen ou international). Selon les données publiques, le volume du droit consolidé français en vigueur était fin janvier 2019 de 84 619 articles législatifs et de 233 048 articles réglementaires, en hausse par rapport à 2018 (83 254 et 231 363 respectivement), avec 45 nouvelles lois, 28 ordonnance et 1 267 décrets réglementaires en 2018.

Donc la situation sanitaire est l’occasion d’en rajouter une couche car selon l’expression de Winston Churchill il ne faut jamais gâcher une bonne crise (« never let a good crisis go to waste »). Dans le périmètre de la technostructure hospitalo-sanitaire, la première vague avait été marquée par un recul de fait du pouvoir administratif qui n’a pu que laisser les médecins et les soignants refaire leur métier avec davantage d’autonomie, mais il semble qu’il y a eu depuis une reprise en main. Rappelons enfin que le Grenelle de l’hôpital expédié de mai à juillet 2020 et s’est conclu par l’octroi d’argent en plus sans aucune réflexion ou réorganisation de fond.

En France, les décideurs des règles liberticides ne se sentent-ils pas exempts de devoir les respecter, contrairement à d’autres pays ou les dirigeants doivent incarner le respect de la règle ?

Pour l’anthropologue Philippe d’Iribarne, la France est particulièrement marquée par la fréquente morgue des puissants, par la condescendance ordinaire des privilégiés envers ceux avec qui ils ne sont pas prêts à « se commettre » et en conséquence par le ressentiment de ceux qui se sentent regardés de haut. Philippe d’Iribarne considère par ailleurs que notre pays demeure une société de castes qui n’a absolument pas disparu suite à la Révolution française et que chacun demeure attaché la grandeur propre à une caste attachée à son rang et ressent toute demande d’effectuer des actions indignes de celui-ci comme une atteinte insupportable.

L’attitude des élites politico-administratives nationales en matière d’exemplarité et surtout la sensibilité de l’opinion publique sont de ce fait très différentes entre la France et d’autres pays. Ainsi le Premier ministre français Jean Castex avait admis en septembre dernier ne pas utiliser l’application publique de traçage stop-covid, alors que par exemple le ministre de la santé néozélandais David Clark avait dû démissionner en juillet 2020 pour n’avoir pas respecté à deux reprises les règles nationales covid-19. En France beaucoup de ceux qui édictent des règles considèrent qu’ils ont en quelque sorte la faculté de s’en affranchir, une situation orthogonale par rapport à la Scandinavie par exemple.

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