Mouvement des Gilets jaunes : le prélude d’un changement de modèle démocratique ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Gilets jaunes démocratie République
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©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Bonnes feuilles

Frédéric Schiffter publie "Contre le peuple" aux éditions Séguier. Une idole affole le monde politique : le Peuple. Tous les partis et leurs leaders se coiffent de cette idole. Vide de contenu, la notion de peuple permet à n'importe quelle foule de s'en prétendre l'incarnation. Extrait 2/2.

Frédéric  Schiffter

Frédéric Schiffter

Frédéric Schiffter est philosophe.
Il est l'auteur de Philosophie sentimentale (Flammarion, 2010).

 

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Contrairement à ce que prétendent certains politiciens et philodoxes, la nouvelle lutte des classes n’oppose pas les « élites » au « peuple », les puissants aux modestes, mais deux populations voisines sur les plans social et culturel que le capitalisme ultramoderne, élevant l’une et rapetissant l’autre, asservit toutes deux. Les « petites gens » de la plebs humilis ne se sentent pas ennemies des grands patriciens, trop hauts et trop lointains, eux-mêmes divisés dans des guerres de conquêtes de toutes sortes, mais d’une catégorie plus proche d’elles dans la hiérarchie sociale, la plebs media, suspectée, à raison, de jouir plus. Au sein de la petite classe moyenne appauvrie par le marché mondial, le style de vie de la classe moyenne-supérieure suscite ce cattivo umore, un sentiment d’injustice mêlé d’envie, tel que l’observait Machiavel chez les Ciompi de Florence désireux de massacrer les artisans aisés regroupés en corporations influentes. Mais au ressentiment dû à un manque de considération sociale s’ajoute chez les « petites gens » la frustration du désir mimétique de consommation. Ce que les citadins aisés peuvent se payer leur fait offense, elles que la casse industrielle, la concentration et la circulation du capital dans les métropoles ont dévastées. Elles aussi aspirent à loger dans une grande ville riche d’un patrimoine historique, abritant des centres d’affaires, où on circule sans voitures ; elles aussi rêvent de posséder une résidence secondaire, de voyager, d’offrir de belles études à leurs enfants, etc. – mais elles se savent condamnées à ne jamais s’enrichir. Reléguées à la lisière des cités vertes et piétonnes où s’épanouissent les gagnants, les « petites gens » désespèrent de changer un jour autour d’elles les tristes paysages de la privation. D’où leur haine du bobo. Qu’importe que cette figure de l’avantagé heureux ait été inventée par d’autres avantagés plus satisfaits encore de leur condition dès lors qu’elle permet aux sans-grade, en se l’appropriant, d’affermir le sentiment qu’ils sont le vrai peuple. Mais comme, de leur côté, les citadins aisés se voient en acteurs économiques de premier plan, ils se vantent d’être a fortiori les seuls acteurs politiques compétents : la citoyenneté entre dans leur domaine d’expertise. Le peuple des bons citoyens ne se trouve pas dans la masse des losers – « qui clopent et roulent au diesel », comme disait un sous-fifre d’Emmanuel Macron  –, mais dans leur sphère, celle des winners –  qui se déplacent en vélocipède électrique. Rien n’est plus normal que les élus et les responsables émanent de leur classe. Dressés dans le monde des entreprises à atteindre les objectifs que leur direction leur impose, ils s’investiront dans leur nouveau job de représentants du peuple, mèneront à bien la destruction du Code du travail et, en même temps, la légalisation de la procréation médicalement assistée. Énergiques et motivés, ils porteront les réformes qu’exige le Progrès économique et « sociétal ».

26 – Ce que l’ébranlement des Gilets jaunes a montré est moins une révolte des exploités contre le libéralisme que l’expression d’une rancœur de désavantagés en proie au désespoir de ne pouvoir s’embourgeoiser. Dévorés par cette passion de l’égalité dont parlait Alexis de Tocqueville, et qui fait qu’entre deux classes dominées la plus mal lotie désire la chute de celle qui se trouve juste au-dessus d’elle, ces consommateurs pauvres et surendettés, hantés par un imaginaire sans-culottiste, se bornèrent à vociférer en processions contre le chef de l’État, les députés, les ministres, perçus comme formant une caste de sangsues, et, dans l’attente impatiente de l’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne, à saccager le centre de Paris visé comme le décor de l’opulence où il ne leur sera jamais possible de figurer. Pareil égalitarisme poussé à l’extrême généra dans leurs rangs mêmes un horizontalisme empêchant, d’une part, une « convergence des luttes » avec des catégories professionnelles jugées favorisées (comme, par exemple, les cheminots et les professeurs), et, d’autre part, l’émergence d’une direction du mouvement –  aveugle défiance qui renforça leur impuissance. Même si leur nombre déclinait semaine après semaine, ils croyaient constituer à eux seuls le peuple. « Quand une parcelle de la population exprime bruyamment son ressentiment dans les rues, ses cris et gesticulations lui donnent l’illusion si forte de l’unanimité qu’elle en oublie sa faiblesse », écrit Machiavel dans ses Histoires florentines. Voilà pourquoi on vit sans tarder des philodoxes, de la droite identitaire à la gauche radicale, en passant par les organisations écologistes, s’efforcer d’ennoblir la grogne des Gilets jaunes en lui prêtant des motifs plus élevés qu’une exaspération envers la vie chère, l’abus des taxes sur le carburant, la vitesse limitée à 80 km/h, le « parasitisme » parlementaire. À entendre les uns et les autres, on assistait à un réflexe de légitime défense de Français de souche en état d’insécurité culturelle, ou bien à une prise de conscience sociale et environnementale, ou bien au prélude d’un changement de modèle démocratique. La grandiloquence fut de mise : la philodoxia ovationna le grand retour du Peuple.

[…]

Avec une ironie dont seule la Providence a le secret, ce qu’on a appelé la « crise des Gilets jaunes » trouva un dénouement  – katastrophè en grec –  dans une pandémie. Alors que des mois de marches revendicatives restaient impuissantes à faire plier le pouvoir, alors que les cortèges ressemblaient à des colonnes clairsemées de pioupious en déroute, le surgissement d’un microbe exotique força le pouvoir à mettre un genou à terre. On aurait dit que, lassée des gesticulations humaines, la biologie prenait la relève pour passer à l’offensive. Sans que nul ne s’y attende, les attaques les plus brutales du gouvernement contre les retraites, l’assurance chômage, et, au premier chef, l’hôpital, furent arrêtées. En ordonnant le confinement général, le P-DG de la start-up nation renoua par nécessité, malgré lui, avec la fonction de chef de l’État providence. Quand bien même, depuis son bureau élyséen, il en appela, avec des accents gaulliens, au « peuple de France » pour faire la guerre à la Covid-19, c’est le terme statistiquement précis de population qui, chaque jour, revenait dans les communiqués de la Direction générale de la santé. Le décompte des morts nuit au lyrisme.

A lire aussi, un autre extrait : Aux origines de la mythification de la notion de peuple : la fiction d’un sujet historique collectif

Notre entretien avec l'auteur : Frédéric Schiffter : "les citoyens les plus fragiles ont obtenu plus de satisfactions avec le coronavirus que grâce aux désespérées déambulations des Gilets jaunes"

Extrait du livre de Frédéric Schiffter, "Contre le peuple", publié aux éditions Séguier

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