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Menacée d’être déclarée pays non musulman pour ses réformes sociétales, la Tunisie face à la pression sunnite venue d’Egypte
©Reuters

Bras de fer

Mohamed Chahat El Jondi, cheikh d'Al-Azhar a accusé le gouvernement tunisien de "s’attaquer aux constantes de l’Islam" après l'annonce de la légalisation d'une égalité homme-femme sur l'héritage et le mariage. Une rumeur d'excommunication du pays (démentie par l'université coranique) a même circulé un temps sur internet le 31 janvier.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Mohamed Chahat El Jondi, cheikh d'Al-Azhar a accusé le gouvernement tunisien de "s’attaquer aux constantes de l’Islam" après l'annonce de la légalisation d'une égalité homme-femme sur l'héritage et le mariage. Une rumeur d'excommunication du pays (démentie par l'université coranique) a même circulé un temps sur internet le 31 janvier. La Tunisie doit-elle craindre les jugements d'une des plus vieilles universités musulmanes du monde (970) ?

Alexandre Del Valle : Ce qu'il se passe, c'est qu'en Tunisie récemment, le pouvoir en place, qui est composé de plusieurs partis mais dont le Président est un bourguibiste historique, a réussi à faire passer une loi - avec les forces féministes et anti-islamistes – que les islamistes d'Ennahdha n'ont pas réussi à empêcher, qui permet à une Tunisienne d'épouser un non-musulman. Et donc qui donne l'égalité de mariage pour hommes et femmes. D'habitude, dans un pays musulman et même laïc, une femme musulmane ne peut épouser un homme musulman, l'inverse étant cependant possible. C'est une avancée révolutionnaire, parce qu'elle abolit les inégalités hommes-femmes et entre musulmans et non-musulmans.

C'est vraiment un des points fondamentaux dans les quatre écoles coraniques de l'Islam. De nombreux penseurs d'Al-Azhar ont condamné pour moins que ça des libéraux ou réformistes égyptiens. Certains oulémas du Caire avaient pris l'habitude d'excommunier les apostats (ce que deviennent chaque femme qui épouse un mécréant parce que la religion passe par l'homme en Islam). Les tribunaux peuvent suivre les indications de l'université en termes d'interprétation de la Charia, et sur ce point, Al-Azhar a un pouvoir énorme.

Voilà l'enjeu. Aujourd'hui, ce que fait la Tunisie en matière de loi équivaut à ce qui faut à des libéraux, religieux y compris, d'être excommunié en Égypte il y a quelques années. C'est pour cela que la rumeur d'une "excommunication de la Tunisie" a circulé. Mais vous le savez, les lois de la politique sont impénétrables. Ce que l'université peut faire contre un intellectuel libéral pas trop proche du pouvoir, elle ne le peut face à un pays, un État ou un gouvernement.

Ce qu'on peut craindre en revanche, c'est une montée des tensions entre Al-Azhar et certains éléments qui voudraient une réforme de l'Islam. Mais on en est très loin.

Faut-il s'attendre à ce que les oulémas égyptiens déstabilisent l'équilibre gouvernemental tunisien, qui implique des islamistes ?

Oui, ce serait possible. Il y a une vraie discussion entre les partisans d'Al-Azhar et les réformistes derrière Sissi de l'autre. On a un grand débat en Égypte, mais Al-Azhar ne coopère pas. L'université a même refusé d'excommunier des terroristes en déclarant que leurs actes sont condamnables en matière de violence, mais on ne peut condamner leur foi parce que toute leur foi est musulmane. Ce qui est incroyable parce qu'Al -Azhar ne prend pas de tels gants quand il s'agit de condamner des libéraux. Le président Al-Sissi a tenté de faire obtempérer Al-Azhar, sans succès. Même en Arabie Saoudite, la condamnation du djihadisme est plus importante chez certains salafistes d'Arabie Saoudite, qui sont obligés d'écouter le Roi. C'est très grave. Car l'une des mesures qu'on pourrait prendre contre eux, ce seraient de les éloigner de leurs frères par l'excommunication.

La question d'Ennahdha est plus compliquée. Ce sont des Frères Musulmans historiques, qui ont cependant évolué et font profil bas pour participer à la reconstruction démocratique de leur pays. Certains y voient de la taqqiya, tant le chef historique Rached Ghannouchi n'a jamais été un modéré dans le passé. Mais il semble mettre de l'eau dans son vin. Certains disent que c'est une tactique pour survivre, notamment parce que la Tunisie est pionnière dans le domaine des droits des femmes ou de séparation du politique et du religieux, et qu'ils savaient donc que la Tunisie ne tolèrerait pas leur islamisme pur et dur.

Demain Al-Azhar accueille le Conseil de la ligue arabe. Le cadre tendu entre le pouvoir et les religieux pourrait-il mener à une condamnation du choix de Jérusalem comme capitale d'Israël ?

Je pense qu'il y aura une condamnation. Al Azhar, pour des raisons historiques, tient encore plus à l'islamité de Jérusalem que l'Arabie saoudite. Jérusalem est devenu le troisième lieu Saint de l'Islam lors de la conquête de l'Égypte par Omar, qui avait voulu utiliser ce lieu et sa portée spirituelle à des objectifs géopolitiques. Mahomet avait lui-même renoncé à Jérusalem de son vivant. Il avait "rompu la Qibla" vers Jérusalem, et c'était tourné pour prier vers La Mecque. Mais c'est donc en Égypte que Jérusalem a acquis, lors de sa conquête avec la mosquée d'Omar etc. Il est donc probable que l'Égypte ait plus de mal à avaler la couleuvre.

En revanche, bizarrement, l'Arabie saoudite en fait moins une question de principe et semble prête à un plan de paix fait avec les Américains.  

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