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Justin Trudeau, Charles Michel, Joe Biden, Yoshihide Suga, Boris Johnson, Mario Draghi, Emmanuel Macron, Ursula von der Leyen et Angela Merkel au début du sommet du G7 à Carbis Bay, le 11 juin 2021.
Justin Trudeau, Charles Michel, Joe Biden, Yoshihide Suga, Boris Johnson, Mario Draghi, Emmanuel Macron, Ursula von der Leyen et Angela Merkel au début du sommet du G7 à Carbis Bay, le 11 juin 2021.
©Leon Neal / POOL / AFP

Reconfiguration démocratique

Les pays occidentaux ont connu des difficultés lors de la gestion de la crise sanitaire à la différence de l'efficacité de certaines méthodes déployées en Asie. La crise en Afghanistan vient également de souligner les failles des nations occidentales qui quittent précipitamment le pays après l'arrivée des talibans au pouvoir. Quelles sont les racines de ces échecs ? Martin Gurri, ancien analyste à la CIA, spécialiste des révoltes populaires et qui avait anticipé la crise des Gilets jaunes, analyse la crise des démocraties occidentales.

Martin Gurri

Martin Gurri

Martin Gurri est un analyste, spécialiste de l’exploitation des "informations publiquement accessibles" ("open media"). Il a travaillé plusieurs années pour la CIA. Il écrit désormais sur le blog The Fifth Wave. Il est l'auteur de The Revolt of The Public and the Crisis of Authority in the New Millennium (Stripe Press, 2014).

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Atlantico : Au cours des deux dernières années, les pays occidentaux ont lutté contre le Covid, tandis que les pays asiatiques ont fait face à la pandémie avec plus de succès.  Plus récemment, l'avancée rapide des talibans en Afghanistan a contraint les pays occidentaux à abandonner précipitamment ce pays. Peut-on trouver une explication commune à ces échecs ?

Martin Gurri : L'Asie est une région très vaste. Lorsque vous parlez de "pays asiatiques", vous faites référence à un grand nombre de régimes et de géographies disparates. S'agissant du plus grand d'entre eux, la Chine, nous devons garder une chose à l'esprit : rien de ce qui sort de ce pays ne doit être accepté tel quel, à moins que des preuves convaincantes ne soient fournies. Les statistiques chinoises doivent être considérées comme une forme poétique - un moyen d'exprimer certains idéaux - et non comme un reflet de la réalité.

Parmi les autres pays asiatiques, certains se sont bien comportés pendant la pandémie parce qu'ils ont des gouvernements extrêmement intelligents et flexibles - Taïwan, par exemple. La Corée du Sud s'en est initialement bien sortie, en partie parce qu'elle avait "répété" comment faire face à une pandémie avec le SRAS en 2003 ; je note cependant que de nouveaux cas de Covid atteignent un pic en Corée du Sud au moment où j'écris ces lignes. D'autres pays asiatiques, comme les Philippines, connaissent une terrible pandémie, alors que quelques pays occidentaux, comme la Nouvelle-Zélande, s'en sortent exceptionnellement bien.

Contrairement à la plupart des gouvernements asiatiques, les gouvernements occidentaux ont aujourd'hui tendance à croire qu'ils ont dépassé l’ère où ils avaient besoin d'exiger l'obéissance pour en atteindre une nouvelle, "post-moderne", et dans laquelle ils jouent désormais le rôle de grands validateurs de l'identité et du bonheur. Aux États-Unis, par exemple, le gouvernement est mû par des impératifs moraux, sexuels et ethniques : il recherche la proportionnalité parfaite, une utopie mathématique, et dans la poursuite de ce rêve, il a complètement échappé aux limites de la réalité. Le point commun entre le Covid et l’Afghanistan, c’est qu’il s’agit dans les deux cas de l’irruption brutale de la réalité dans un champ politique contemporain complètement gazeux par ailleurs.

La gestion du Covid a connu des succès significatifs : la rapidité du développement et de la distribution des vaccins a été, à mon avis, un accomplissement historique. Mais les gouvernements élus ont perdu la confiance du public en cherchant à exploiter la crise pour accroître leur autorité. Ils se sont drapés dans le manteau de la science et ont prétendu être en état de guerre (comme l'a fait Emmanuel Macron lors de son premier discours sur la pandémie). Mais même aujourd'hui, il y a beaucoup d'incertitude parmi les scientifiques concernant Covid, et les militaires n'ont rien à voir avec la neutralisation d'un virus.

Compte tenu des contradictions, des erreurs, des dommages économiques et de l'inégalité de traitement qui s'apparente à de l'hypocrisie, le public de nombreuses nations démocratiques - dont la France et les États-Unis - a conclu que le gouvernement les a laissés tomber pendant la crise sanitaire.

L'Afghanistan est entièrement un désastre américain, même si nous avons réussi à entraîner dans notre chute nos alliés comme la France. Joe Biden, un vieil artiste fatigué qui tente de jouer le rôle de président des États-Unis, porte une grande part de responsabilité. Il habite une mare politique peu profonde faite d'images et de slogans.  Sa politique afghane a été le triomphe ultime de la fantaisie sur la réalité. Les Talibans, une bande de médiévistes, ont utilisé la brutalité pour réfuter nos prétentions post-modernes.  Des dizaines de personnes sont mortes à ce jour, et cette tragédie auto-infligée est loin d'être terminée.

De nombreux pays occidentaux ont été confrontés à des mouvements contre les restrictions imposées par les gouvernements pendant la pandémie, notamment de forts mouvements anti-vaccination. En France, un mouvement anti-passeport sanitaire a émergé et a commencé à se mobiliser pendant l'été, habituellement une période politique calme. Y a-t-il un aspect plus profond à ce conflit ? Vous avez anticipé le mouvement des Gilets jaunes, que pensez-vous qu'il puisse arriver avec celui-ci ?

Je n'en ai aucune idée. Mon travail, heureusement, consiste à essayer de comprendre le monde, pas à l'"anticiper". Mais la question touche à l'un des problèmes les plus importants du moment.

Quels seront les effets politiques à long terme de la pandémie ? Certains soutiennent que la crise renforcera le pouvoir du gouvernement, pour les raisons que j'ai évoquées plus haut. Et en vérité, nous sommes restés chez nous, nous nous sommes lavés les mains, nous avons porté des masques et nous nous sommes tenus à l'écart de nos voisins parce que le gouvernement l'a dit. Cela deviendra-t-il une habitude d'obéissance pour le public - et une dépendance au contrôle pour l'État ? Certains gouvernements ont imposé des restrictions extraordinaires à leurs populations - l'Australie en est un exemple. Il y a eu des protestations, mais pas de révolution.

D'un autre côté, le public était en colère lorsque la pandémie a commencé, et il me semble peu probable qu'il ait sombré dans la passivité pendant son isolement. Les échecs des gouvernements dans la gestion de la crise, réels et perçus, ont ajouté au poids des griefs ressentis par les gens ordinaires.  En France comme aux États-Unis, une explosion de rage publique est parfaitement possible. Il suffit d'un événement déclencheur : c'est l'imposition par Macron d'une taxe sur le carburant qui a fait descendre les Gilets jaunes dans la rue.

Cela ne se produira probablement pas tant que la majorité du public n'aura pas perdu sa peur du virus - et je ne pense pas que nous en soyons encore là.

En 2018, David Adler expliquait dans le New York Times que "les centristes sont les plus hostiles à la démocratie, pas les extrémistes". Pensez-vous que ce centrisme autoritaire puisse expliquer une partie des problèmes actuels des démocraties occidentales ?

J'ai lu les données d'Adler pour signifier que les centristes étaient "sceptiques" vis-à-vis de la démocratie - pas nécessairement hostiles. Et étant donné les performances des élites dirigeantes un peu partout, il y a de quoi être sceptique. Il n'y a rien d'intrinsèquement malsain dans cette attitude. Elle appelle à la responsabilité et à un retour aux premiers principes dans l'utilisation du pouvoir, ce qui est la façon dont les démocraties se renouvellent au fil des générations.

Le danger vient lorsque le scepticisme décline en négation et en nihilisme. L'idéal de la démocratie est alors brandi comme une arme contre les mécanismes de la démocratie. Une norme utopique est appliquée à la vie politique, et la politique échouera toujours au test. 

Les indignados d'Espagne en 2011 voulaient "une vraie démocratie maintenant" et ont dit au gouvernement espagnol démocratique : "Vous ne nous représentez pas." Comme ils ne proposaient aucune réforme structurelle, ces mots n'ont fait que dévaloriser la démocratie telle qu'elle fonctionnait réellement en Espagne. Un drame similaire s'est joué avec les Gilets jaunes en France et les manifestants de Black Lives Matter aux États-Unis.  Le système existant a été répudié mais aucune alternative n'a été proposée. Il n'y a qu'un pas de cette posture à la croyance que la simple destruction est une forme de progrès : ma définition du nihilisme.

La démocratie représentative n'a actuellement aucun rival sérieux, que ce soit en tant qu'idéologie ou en tant que mécanisme de distribution du pouvoir. Mais elle peut certainement être détruite de l'intérieur et remplacée par une sorte de protestation sans fin - par le néant et le chaos.

Dans The Economist, Francis Fukuyama a récemment expliqué que l'Afghanistan ne marque pas la fin de l'ère américaine ; le défi à sa position mondiale est la polarisation politique au niveau national et l'incapacité à trouver un consensus. Souscrivez-vous à cette analyse ?

Nous vivons un moment de transition. La période d'après-guerre, au cours de laquelle les démocraties du monde entier se sont regroupées derrière les États-Unis pour se protéger du communisme, est terminée depuis longtemps. Aucun nouvel ordre n'est encore vaguement visible à l'horizon. Aujourd'hui, les démocraties ne craignent aucune menace extérieure, aucun défi idéologique. Elles n'ont aucune raison de se regrouper, si bien que depuis 30 ans, elles dérivent dans la direction qu'elles suivaient lorsque l'Union soviétique a disparu. Les Européens sont comme des zombies qui titubent en brandissant un "projet européen" défunt. Le gouvernement américain est comme une personne atteinte de démence sénile, avec des sautes d'humeur et des accès d'irritabilité et d'irrationalité.

Le fait est que la vie est (relativement) bonne. Même après Covid et les confinements, la majorité de la population mène une vie intéressante et aisée. Nous sommes plus nombreux que jamais à être alphabétisés et éduqués. Nous disposons de plus d'informations que jamais auparavant. Nous voyageons plus, nous communiquons plus, nous nous divertissons plus que jamais. Nous vivons plus longtemps et en meilleure santé.

Le leadership du monde démocratique passera à la nation qui résoudra cette contradiction : des gouvernements coincés au 20e siècle et un public qui avance rapidement dans le 21e. La démocratie doit être adaptée à l'ère numérique. Le pouvoir et le public doivent être rapprochés. La légitimité de la représentation dans la démocratie représentative doit devenir visible, palpable. Ce sont des réformes structurelles, mais elles impliquent des changements dans la rhétorique et la compréhension de la classe politique. Il y a même un élément moral : nous, les citoyens, devons accepter la condition humaine et cesser d'exiger l'utopie de nos politiciens.

Les États-Unis vont-ils montrer la voie dans cette grande reconfiguration démocratique ? En tant qu'Américain, j'espère que nous participerons au moins à l'élaboration de l'avenir. Mais je n'en sais rien.  Personne ne le sait. Si vous êtes, comme moi, un simple partisan de la démocratie libérale, les questions de leadership et de patriotisme passent au second plan. Ce qui compte, c'est le travail de réforme et de rénovation - où qu'il ait lieu, si la légitimité revient dans la politique et le gouvernement démocratiques, les conséquences seront bonnes pour tous.

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