Mafia corse : le Petit Bar, les héritiers d’un système mafieux<!-- --> | Atlantico.fr
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Des policiers effectuent des recherches autour de la voiture blindée de Guy Orsoni afin de trouver des preuves, à Ajaccio, en Corse, le 13 septembre 2018 à la suite d'une fusillade.
Des policiers effectuent des recherches autour de la voiture blindée de Guy Orsoni afin de trouver des preuves, à Ajaccio, en Corse, le 13 septembre 2018 à la suite d'une fusillade.
©PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

Bonnes feuilles

Jacques Follorou publie « Mafia corse, une île sous influence » aux éditions Robert Laffont. La Corse s'enfonce inexorablement sous le poids d'un pouvoir mafieux mortifère et prédateur. Alors que sur le continent, l'indifférence règne en maître, sur l'île, le fatalisme cohabite avec une crainte justifiée. Les premiers parrains du crime organisé sont morts mais le système n'a pas disparu. Pis, son emprise a progressé. Extrait 1/2.

Jacques Follorou

Jacques Follorou

Grand reporter au Monde, Jacques Follorou est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont La Guerre des parrains corses (Flammarion, 2013), Parrains corses, la guerre continue (Plon, 2019) et La Guerre secrète des espions (Plon, 2020).

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Les Corses le savent, deux hommes casqués sur une moto, ce n’est jamais bon signe. Surtout si les visages sont dissimulés par des visières fumées et les épaules rentrées, un tableau qui annonce souvent un funeste projet en cours. Ce 19 octobre 2018, dans l’un des cafés du quartier Albert-Ier, à la sortie d’Ajaccio, en direction de la route des Sanguinaires, un habitué voit repasser la même grosse cylindrée qu’il y a deux jours. Cette fois-ci, les deux passagers lui semblent plus nerveux. La scène n’est pas ordinaire et il cherche, d’instinct, à deviner qui se cache derrière ces deux silhouettes affûtées. Il n’est pas le seul à suivre le manège de la moto.

Les policiers de la brigade de recherche et d’intervention (BRI), secondés par des collègues de la police judiciaire (PJ), sont déjà répartis dans tout le périmètre. Voilà des mois qu’ils sont sur les talons de Guy Orsoni et Anto Moretti, deux piliers du milieu criminel de Corse-du-Sud. Le premier est le fils d’un ancien chef nationaliste et le second a pris la suite d’un père, également ex-indépendantiste, abattu dans une série de règlements de comptes dans le Sartenais. Ce qui inquiète les enquêteurs, c’est le sac à dos noir du passager et leurs tenues en mode treillis.

Dilemme policier par excellence, la question du bon moment pour intervenir est saillante et noue tous les estomacs, surtout celui des chefs. L’imminence d’un passage à l’acte est évidente mais donner le top trop tôt, c’est se priver d’éléments à charge quand ils passeront devant la justice. Le donner trop tard, c’est risquer le loupé et la polémique sur l’efficacité de la police. Ils les traquent depuis mai 2018. Au début, ils enquêtaient sur un trafic de stupéfiants et des faits d’extorsion contre d’Alexandre Lanfranchi, le responsable du centre d’enfouissement de déchets de Viggianello, dans le Sartenais.

Mais le 13 septembre 2018, un événement a bouleversé le  cadre des investigations autant que le mode de vie de celui qu’ils surveillaient, Guy Orsoni. Ce jour-là, au cœur d’Ajaccio, non loin du tribunal, il est victime d’une tentative d’assassinat à bord de sa voiture par deux hommes à moto. Blessé, il reste plusieurs jours à l’hôpital. Dès sa sortie, les policiers remarquent un net changement dans son comportement, qu’ils identifient comme la préparation d’une « riposte» contre la bande rivale au sein du milieu ajaccien, celle du Petit Bar, du nom de l’établissement où ses membres ont l’habitude de se retrouver. Pour en savoir plus, les policiers obtiennent, le 11 octobre 2018, l’autorisation de sonoriser la voiture utilisée par Orsoni et Moretti.

Grâce aux micros espions placés dans ce véhicule, ils découvrent l’existence d’une moto suspecte, une BMW R 1200 GS, faussement immatriculée, volée en Haute-Corse. Les filatures attestent des repérages du duo effectués autour de la résidence Albert-Ier, au dernier étage de laquelle habite Pascal Porri, l’un des piliers du Petit Bar, présenté comme le plus dangereux. Ce 19 octobre 2018, Orsoni et Moretti surgissent donc de nouveau dans ce quartier vers 16 h 45. Ils s’engouffrent dans une petite rue menant du boulevard de Madame-Mère vers un bout de maquis boisé qui surplombe les immeubles de bord de mer. En contrebas, on voit le chemin de Cacalovo qui dessert la grande résidence Albert-Ier.

Les policiers savent où se rendent les deux hommes. Un petit pas de tir a été préparé dans le maquis, à l’abri des regards. De là, on aperçoit la grande terrasse de l’appartement de Pascal Porri. Il est temps de se montrer. L’ordre est donné d’intervenir. Orsoni et Moretti tentent de fuir mais sont rattrapés par l’important dispositif. Le «flag » est spectaculaire. Moretti est armé, un Glock chargé et une cartouche chambrée. Orsoni cache dans son sac une arme de sniper de 12,5 kg, capable de percer les blindages et de tirer à plus de 1500  mètres. Du jamais-vu dans une affaire de grand banditisme.

La résidence Albert-Ier

En Corse, le monde des criminels a débordé depuis longtemps celui des seuls voyous. C’est le propre d’une mafia. Les entrelacs du monde de la pègre avec le reste de la société, son économie, la vie politique font corps avec un territoire, en l’occurrence une île. Le banditisme, ici, n’est pas cantonné aux franges de la marginalité. Il pèse sur la collectivité dans laquelle il vit grâce à la terreur qu’il inspire et a fini par en constituer le centre, faute d’avoir été stoppé. Si l’arrestation réussie de Guy Orsoni et d’Anto Moretti a pu, dans un premier temps, réjouir les autorités, la suite des investigations va montrer combien le crime organisé est enraciné sur cette terre.

Il suffit, en effet, de tirer un fil de cette seule affaire pour lever un coin du voile mafieux qui recouvre la société insulaire depuis des années. Derrière la tentative de règlement de comptes se cachent d’autres enjeux, peut-être plus  importants pour la collectivité corse. Le procureur d’Ajaccio, Éric Bouillard, le sait bien. Il veut en savoir plus sur les secrets du niveau de vie des membres du Petit Bar, les maîtres de la cité. Il entend par ailleurs envoyer un message à la population, qui voit les membres de ce gang parader dans une ville où le seul fait de les saluer dans la rue vaut promotion sociale. Le magistrat sait que cette inversion de la hiérarchie de valeurs est la première défaite de la justice.

Il faut taper au porte-monnaie. Alors, il ouvre une enquête sur l’appartement confortable de la famille Porri, au dernier étage de la résidence Albert-Ier, construite par un ami du Petit Bar, Antony Perrino, promoteur en vue. Pour un logement de plus de 163 mètres carrés comprenant une terrasse qui en fait 70, donnant sur le golfe d’Ajaccio, au sein d’un ensemble neuf de grand standing, le couple Porri paie un loyer de 1500  euros et bénéficie d’exonération de certaines taxes. Un préjudice estimé par la justice à plus de 46000 euros de 2016 à 2018, ce que contestent les intéressés. Le procureur leur reproche aussi des paiements en espèces à l’origine douteuse pour des frais de scolarité, l’achat d’une moto de grosse cylindrée de type KTM et des  billets d’avion. Une Porsche a également été payée 40000  euros en chèque. La femme de Porri affirme que l’argent provient des sommes reçues de ses parents lors du baptême de ses enfants.

La justice ne s’arrête pas au seul appartement de Porri, elle veut savoir comment l’immeuble lui-même a été construit et si le crime organisé ne s’est pas, en sous-main, emparé de l’ensemble du projet immobilier. C’est une plongée dans la subtilité d’un système dont les ressorts échappent souvent aux services de l’État. De fait, l’histoire de ce beau bâtiment blanc, à l’architecture un peu déroutante, est jalonnée d’apparitions de pointures du milieu corse. Jamais en direct, toujours en filigrane, ce qui complique d’éventuelles poursuites judiciaires mais n’interdit pas les hypothèses de travail. La présomption d’innocence a souvent le dernier mot, faute de preuves. Mais on est là au cœur du défi de la lutte anti-mafia : derrière une tentative d’assassinat surgit l’ombre mafieuse sur l’immobilier local.

Dès la naissance du projet, au début des années 2000, les enquêteurs voient émerger un personnage fantasmatique, Richard Casanova, l’un des membres fondateurs de la Brise de mer, gang mafieux qui a régné pendant plus de vingt ans sur la Haute-Corse avant de sombrer dans une guerre fratricide. Lors de perquisitions menées chez certains de ses amis –  un architecte, à Aix-en-Provence, et un promoteur, à Ajaccio – dans l’enquête sur son assassinat, en avril 2008, les policiers vont tenter de trouver une explication à la présence de pièces administratives liées à des projets immobiliers, dont celui de la résidence Albert-Ier, dans les affaires de Casanova.

Cette résidence est à l’origine un terrain appartenant à Gaz de France. L’idée est de bâtir 120 logements à diviser, à parité, entre un parc social et un privé. Trois niveaux de parking sont prévus, un pour la supérette Champion au rez-de-chaussée, un pour les résidents et un pour la mairie d’Ajaccio. Les policiers ont récupéré, chez les amis de Casanova, le dossier Albert-Ier : une chemise cartonnée contenant des plans, des comptes, des bilans prévisionnels relatifs à l’opération immobilière. Finalement, le projet n’ira pas à son terme. La communauté d’agglomération du pays ajaccien (CAPA) fait jouer son droit de préemption. Mais les policiers chargés du volet financier des affaires de Richard Casanova émettent une autre hypothèse : «La mort brutale de Richard Casanova, en 2008, a sans doute changé la donne de ce projet.»

L’architecte et le promoteur jurent leurs grands dieux n’avoir jamais informé leur ami des tractations en cours. «J’ai fait la connaissance de Richard Casanova à sa sortie de prison, relate l’architecte. Je l’ai rencontré une dizaine de fois, à Paris, Bastia et Aix […], mais il n’était pas impliqué dans mes projets.» Le promoteur renchérit. Il a connu «Richard en 1995» et l’a même vu pendant sa cavale, jusqu’à son arrestation en 2006, mais comme un parent, parce que sa compagne est «la cousine germaine de la femme de Richard». Lui aussi affirme qu’il «n’intervenait pas sur cette opération».

C’est finalement le groupe Perrino qui va construire la résidence. Là aussi les liens avec le monde des voyous sont palpables. Le dirigeant de la société, Antony Perrino, est le meilleur ami de Mickaël Ettori, un autre pilier historique de la bande du Petit Bar. Son père et son grand-père ont bâti l’entreprise du même nom, et fait leur place dans le monde de la promotion immobilière dans la région. En prenant la suite, le fils en a fait un acteur central de la vie économique de l’île et ses affaires rayonnent bien au-delà de la seule construction, et sur tout le continent.

La justice a longtemps cherché la véritable raison qui a conduit Antony Perrino à prendre en charge les travaux de l’appartement de Pascal Porri. Geste amical, lien de sujétion ou contrainte ? Perrino a été interrogé par la police, qui craignait qu’il ne soit déjà, à cette période, victime d’extorsion, lorsqu’il apparut que la femme de Jacques Santoni, le chef du Petit Bar, ne payait pas les loyers de son magasin d’articles pour bébés, logé dans des locaux appartenant au groupe Perrino, à Ajaccio. Entendu, il assura qu’il n’y avait là aucun problème.

En ce qui concerne l’hébergement de Pascal Porri, Perrino a assuré que seule l’amitié motivait ce prix inférieur à ceux du marché. «Il n’y a aucune relation contraignante entre moi et Pascal Porri. En Corse, tout le monde connaît tout le monde et, souvent, les amis d’enfance restent liés quand ils deviennent adultes, même lorsque leurs parcours peuvent les éloigner.» La proximité n’est pas un délit et le maillage social très serré de cette société insulaire peut expliquer ce type de fidélité.

Extrait du livre de Jacques Follorou, « Mafia corse, une île sous influence », publié aux éditions Robert Laffont

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