Lutte contre le communisme : ces mercenaires nazis enrôlés par les services de renseignement américains durant la guerre froide<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photographie du major-général Reinhard Gehlen lors de sa reddition en 1945.
Une photographie du major-général Reinhard Gehlen lors de sa reddition en 1945.
©DR / US Army, Signal Corps / Domaine public

Bonnes feuilles

Danny Orbach publie « Fugitifs Histoire des mercenaires nazis pendant la guerre froide » chez Nouveau monde Editions. De l'Espagne à la Syrie, voici l'histoire incroyable et inédite des fugitifs nazis devenus agents de l'Amérique, des Soviétiques, du tiers-monde, ou « roulant » tout simplement pour eux-mêmes. Après la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont juré de traquer les criminels de guerre nazis « jusqu'au bout du monde ». Pourtant, nombre d'entre eux se sont échappés - ou ont été protégés par l'Ouest, en échange d'une coopération dans le cadre de la lutte contre le communisme. Extrait 1/2.

Danny Orbach

Danny Orbach

Danny Orbach est professeur associé aux départements d'histoire et d'études asiatiques de l'université hébraïque de Jérusalem. Il a obtenu son doctorat à l'université de Harvard. Parmi ses précédents ouvrages : Curse on This Country : The Rebellious Army of Imperial et The Plots Against Hitler.

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À la fin du mois d’avril 1945, alors que Reinhard Gehlen et ses associés enterraient leur trésor à Elendalm, un jeune officier américain empruntait les mêmes routes sinueuses avec un petit détachement de troupes d’infanterie. À vingt-huit ans, James H. Critchfield était l’un des plus jeunes colonels de l’armée américaine, et chargé de diriger une force vers la « redoute alpine ». Le 29, lui et ses hommes sont soudainement tombés sur un train de marchandises allemand près du village de Hurlach. Ils l’ont arrêté par quelques tirs de sommation, et une poignée de gardes SS ont sauté à terre et ont disparu dans les bois. « Des fantassins juchés sur les chars de tête ont ouvert les portes des wagons, se souvenait Critchfield, et une cargaison épouvantable d’êtres humains décharnés, portant des vêtements noir et blanc sales, […] s’est déversée dans les bras des soldats américains stupéfaits. À première vue, les prisonniers semblaient plus morts que vivants. Pratiquement tous se sont effondrés sur le sol. » Dans ses mémoires, Critchfield décrivait avec horreur cette première rencontre avec le système national-socialiste. Plus tard, en tant qu’officier supérieur de la CIA, il se voyait comme un fervent ennemi de la dictature totalitaire et comme un défenseur des valeurs démocratiques de son pays, avec une sympathie considérable pour les Juifs et les autres victimes du Troisième Reich. Pourtant, Critchfield a également joué un rôle décisif dans le renforcement de la collaboration américaine avec l’Organisation Gehlen ainsi qu’avec des criminels nazis notoires.

Reinhard Gehlen et ses compagnons étaient loin d’être les seuls responsables nazis employés par la communauté du renseignement américain. Ils n’étaient pas non plus les pires. Comme de nombreux officiers allemands sur le front de l’Est, ils avaient été impliqués dans des crimes de guerre parce qu’ils avaient fourni aux meurtriers SS des renseignements qui leur avaient facilité la tâche, mais ils n’étaient ni les initiateurs ni perpétrateurs de ces crimes. Comme l’ont révélé des enquêtes ultérieures, des coupables bien plus malfaisants étaient à la solde des Américains et leur emploi impliquait une bonne dose de cynisme.

Klaus Barbie en est un bon exemple. Ancien chef de la Gestapo à Lyon, il était l’un des policiers les plus célèbres de la France occupée, directement responsable de la torture et de l’exécution de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Dans l’immédiat après-guerre, celui qu’on appelait le « boucher de Lyon » n’a pas seulement été laissé impuni, il a été employé comme espion par le CIC, l’autorité américaine chargée également de la traque des criminels nazis. Lorsque la position de Barbie est devenue intenable, les services secrets américains l’ont emmené en Amérique du Sud, où il a repris ses vieilles habitudes, cette fois en tant que conseiller en matière de sécurité auprès de dictateurs.

Barbie n’était pas seul. Le CIC employait une douzaine de responsables de la SS et de la Gestapo, dont certains étaient responsables de nombreux massacres. Dans le même temps, l’administration Truman faisait venir aux États-Unis des scientifiques allemands, parmi lesquels se trouvaient des personnes ayant bénéficié du système nazi. Les Américains, ainsi que toutes les autres puissances de la guerre froide, recherchaient avec empressement les faux-monnayeurs des services secrets de la SS, afin qu’ils travaillassent dans des domaines similaires pour leurs propres services. La CIA, créée en 1947, s’est rapidement jointe à la mêlée. Elle a engagé des nazis et d’autres perpétrateurs de génocide (des Allemands, des Russes et des Ukrainiens) comme espions et comme opérateurs secrets dans les zones frontalières et sur le territoire de l’URSS et de ses États satellites. D’autres ont été incités à former des réseaux dormants chargés d’organiser une rébellion en cas d’offensive soviétique.

Tout a commencé à une échelle relativement petite. Le 10 mai 1945, les chefs d’état-major interarmées ont ordonné au général Eisenhower, commandant des forces américaines en Europe, d’arrêter tous les criminels de guerre nazis, à l’exception de ceux qui pourraient être utilisés pour le renseignement ou à d’autres fins militaires. « Exception » était le mot clé ici. Selon les ordres, le CIC devait préférer les agents allemands « dont les idéaux étaient conformes à ceux des États-Unis » et éviter ceux qui étaient encore engagés dans la criminalité ou dont le passé entaché pouvait être révélé, mettant Washington dans l’embarras. Les responsables du renseignement américain chargés du recrutement des suspects de crimes de guerre étaient parfaitement conscients qu’une telle pratique était honteuse et pouvait être gênante (et alimenter la propagande soviétique) si elle était découverte. Plus un nazi était connu, plus ses crimes étaient graves, et plus le risque d’exposition et d’humiliation publiques était grand. Il était également dangereux d’employer d’anciens membres des organisations de sécurité nazies telles que la SS, le SD ou la Gestapo, car ils constituaient une menace pour le régime d’occupation américain ou pour la démocratie nouvellement établie en Allemagne de l’Ouest. Par conséquent, l’embauche de ces personnes était toujours considérée comme problématique, comme une exception à n’autoriser qu’en cas d’absolue nécessité.

En raison de ces pressions contradictoires, les personnes soupçonnées de crimes de guerre ne représentaient qu’un pourcentage minime des milliers d’Allemands employés par les services de renseignement américains (dans le cas du CIC, des enquêtes ultérieures ont identifié vingt-quatre de ces personnes), et elles étaient soumises à un système de contrôle complexe avant d’être embauchées. Ce système n’a cependant pas toujours bien fonctionné, et les commandants locaux étaient souvent libres de choisir quel agent de la SS, de la Gestapo ou du SD pouvait être considéré comme une « exception ».

La portée de ces exceptions s’est aussi progressivement élargie selon l’évolution de la perception de la menace. En effet, la sécurité de l’occupation est restée le plus grand souci des alliés. En 1945 et au début de l’année 1946, l’armée d’occupation américaine en Allemagne considérait toujours les nazis et les néonazis, en particulier le célèbre corps franc Werwolf, comme la principale menace dans la zone occupée. Au cours des sept mois qui ont suivi la capitulation de l’Allemagne, le CIC a arrêté 120 000 Allemands pour crimes de guerre et activités nazies ou néonazies. Certains d’entre eux appartenaient aux catégories visées par les « arrestations automatiques », notamment les officiers supérieurs de l’armée et les membres des organisations de sécurité du Reich telles que la SS, le SD ou la Gestapo. Nombre d’entre eux étaient soupçonnés de crimes de guerre, mais d’autres n’étaient que des jeunes abattus qui formaient des bandes à l’improviste, de petits fonctionnaires d’organisations nazies ou des citoyens appréhendés sur la base de ouï-dire, de rumeurs ou de fausses accusations. Au cours de ces premiers mois, le CIC a employé un grand nombre d’informateurs communistes allemands et il a même partagé des bureaux avec un parti communiste local.

L’emploi de nazis était soumis à d’importantes restrictions, principalement parce qu’ils étaient considérés comme le plus grand danger pour l’occupation alliée. Ainsi, un officier du CIC à Munich se plaignait à la fin du mois d’août 1945 : « La liste des personnes interdites est devenue si longue qu’aucun ancien membre du parti nazi ou officier de l’armée, sans parler du personnel du service de renseignement allemand [German Intelligence Service, GIS], ne peut être engagé. » Plus loin, il avertissait qu’une telle politique risquait d’inciter les vétérans de l’armée à rejoindre les organisations néonazies.

La situation a changé dès l’automne 1945, les communistes remplaçant progressivement les nazis en tant que menace majeure en Allemagne et dans toute l’Europe. Au cours de l’hiver et du printemps 1946, les relations entre les États-Unis et l’Union soviétique ont commencé à  s’envenimer en raison des conflits sur le sort de l’Allemagne, de la Pologne et d’autres pays. S’exprimant devant le Congrès en mars 1947, le président Harry Truman s’est engagé à aider toutes les nations libres menacées d’une invasion par un régime totalitaire. Les chefs militaires américains, qui surestimaient largement l’état de préparation au combat de l’Union soviétique, craignaient une attaque générale imminente contre l’Europe occidentale. Ces inquiétudes augmentaient considérablement à chaque agression communiste : l’occupation de la Tchécoslovaquie et le blocus de Berlin par les Soviétiques en 1948, la première expérience nucléaire de Moscou en 1949 et l’invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord en 1950. Pour être en mesure de contenir une offensive militaire soviétique, les commandants de l’armée américaine avaient besoin non seulement d’une force militaire, et ils estimaient que la leur était très insuffisante, mais aussi de renseignements sur les intentions et les capacités soviétiques, ainsi que sur l’ordre de bataille de l’Armée rouge.

Bien que les États-Unis disposassent de renseignements, il leur manquait une connaissance du fonctionnement interne de l’Union soviétique et de ses États satellites, nécessaire pour recevoir une alerte précoce en cas d’invasion. Ayant une capacité limitée à collecter des informations par le biais du SIGINT au moins jusqu’au milieu des années 1950, les Américains devaient s’appuyer sur des sources humaines, notamment des espions – même si les sociétés fermées comme l’Union soviétique sont beaucoup moins vulnérables à l’espionnage que les démocraties. Afin de recueillir des informations adéquates, il convenait d’employer des agents ayant l’expérience et les compétences linguistiques appropriées. De nombreux candidats appartenaient à des catégories impliquées dans des crimes de guerre : des citoyens soviétiques ayant collaboré avec l’Allemagne ou des experts du renseignement nazi ayant combattu les Soviétiques dans un passé récent. En d’autres termes, l’embauche d’au moins quelques criminels de guerre était vue comme une réponse à une menace militaire imminente.

Progressivement, le jugement des criminels nazis a été considéré comme une question du passé, et non du présent, et en partie confié en mars 1946 à des tribunaux allemands qui se sont montrés indulgents. Des responsables du CIC ont encore chassé les criminels de guerre nazis pendant quelques années, mais à partir de 1948, les Américains ont commencé à traiter leurs prisonniers avec plus de précaution, et ont même modifié des peines sévères prononcées lors de précédents procès pour crimes de guerre. La nécessité d’apaiser la population ouest-allemande et le corps des officiers de la Wehrmacht, alliés indispensables dans la lutte contre le communisme, était considérée comme plus importante que de régler les comptes du passé ou de rendre justice aux victimes du Troisième Reich. Parallèlement, un nombre croissant d’équipes du CIC ont traqué les communistes au lieu des nazis. Dans cette tâche, les anciens responsables de la sécurité de Hitler pouvaient également être utiles. Ils en savaient beaucoup sur les « Rouges » et étaient farouchement anticommunistes. En même temps, le CIC craignait que des nazis aigris ne se retrouvassent dans la clandestinité communiste.

Aussi terrible qu’elle pût paraître, cette perception américaine n’était pas totalement dénuée de fondement. Par rapport à la menace d’une invasion soviétique en Allemagne de l’Ouest, aidée par une cinquième colonne communiste, les chances d’une résurgence nazie étaient minces, voire inexistantes. La défaite de l’Allemagne nazie était si bouleversante que pour la plupart des compagnons de route de Hitler, et même pour nombre de ceux empreints d’idéologie nazie, il était clair que pour préserver l’Allemagne, ils devaient changer leur vision du monde, leur stratégie et leur politique de manière substantielle. Même un nazi convaincu comme le grand amiral Karl Dönitz, fidèle lieutenant de Hitler et son successeur à la tête du Troisième Reich, admettait que seuls certains aspects du national-socialisme pouvaient être préservés. Aux yeux de personnes plus réalistes encore, il était évident que la plupart des éléments de l’idéologie du régime précédent devaient être rejetés. Tout ancien nazi qui souhaitait conserver quelque chose du tas d’ordures laissé par Hitler devait procéder à des choix avec soin et avec une grande discrétion.

Conformément aux attentes américaines, de nombreux anciens responsables nazis ont choisi l’anticommunisme dans le tas d’ordures et étaient tout à fait prêts à jeter le reste. Afin de protéger l’Allemagne de l’ennemi bolchevique détesté, ils ont accepté de se débarrasser de l’antioccidentalisme de Hitler et de son aversion pour la démocratie, ainsi que de l’antisémitisme et de la théorie raciale comme principes d’organisation de l’État. Pour eux, servir un pays anticommuniste, démocratique et pro-occidental était le meilleur choix, ou du moins le moindre mal dans les circonstances de l’après-guerre. Ce choix, fait par des millions d’anciens nazis de niveau hiérarchique inférieur ou moyen, a donné à l’État ouest-allemand naissant, la République fédérale d’Allemagne, la vitalité et la stabilité nécessaires à son édification. C’est précisément pour cette raison que d’innombrables anciens nazis travaillant dans la bureaucratie ouest-allemande n’ont pas essayé de saper l’État ou de poursuivre une politique nazie, à l’exception importante de la protection des criminels de guerre contre des actions légales.

Cependant, les Américains ont commis une erreur décisive en pensant que tous les anciens collaborateurs nazis choisiraient l’anticommunisme dans le tas d’ordures. Certains ont fait des choix différents, ou du moins ont défini l’anticommunisme de manière plus large que les Américains. Au début des années 1950, les autorités américaines ont ainsi découvert, avec horreur, que l’un de leurs réseaux dormants, un groupe connu sous le nom de Bund Deutscher Jugend (ligue des jeunes Allemands), complotait le meurtre de sociaux-démocrates en Allemagne de l’Ouest. Pour d’autres, l’anticommunisme était moins attirant que d’autres idées du précédent régime. D’aucuns détestaient les démocraties occidentales bien plus que l’Union soviétique et étaient donc prêts à servir d’agents russes. D’anciens SS pensaient que l’indépendance de l’Allemagne (une idée courante dans certains cercles du Troisième Reich), tant à l’Est qu’à l’Ouest, était l’élément à conserver. Ces personnes, connues à l’époque sous le nom de neutralistes, étaient souvent attirées par les pays émergents du tiers-monde. D’autres encore appréciaient plus que tout l’antisémitisme et dirigeaient leur haine vers l’État juif d’Israël créé en 1948. Naturellement, ils sont devenus eux aussi anti-occidentaux, pro-arabes et progressivement prosoviétiques.

Les responsables du renseignement américain se sont aussi rendus compte que nombre de leurs partenaires allemands ne se souciaient pas du tout d’anticommunisme. D’anciens nazis, en effet, ont choisi de ne rien prendre dans le tas d’ordures de Hitler. Cyniques, bouleversés par la guerre et écartés de l’Est comme de l’Ouest, ils sont devenus des aventuriers cupides et des escrocs professionnels. Les villes allemandes et autrichiennes, notamment Berlin et Vienne, étaient remplies de ces informateurs qui proposaient leurs services contre de l’argent et d’autres avantages.

Le plus connu d’entre eux est probablement Wilhelm Höttl, un ancien officier du SD engagé comme indicateur par les Américains en Autriche. Agent charmant et raffiné, il avait beaucoup de sang sur les mains. En tant que représentant des services de renseignement SS en Hongrie, il avait été profondément impliqué, avec le célèbre Adolf Eichmann, dans l’extermination des Juifs de ce pays. Lors du procès de Nuremberg, il avait toutefois témoigné contre Eichmann et avait probablement été le premier à estimer que six millions de Juifs avaient été assassinés par les nazis. Il a également servi d’informateur au chasseur de nazis juif Simon Wiesenthal.

Höttl a proposé aux Américains deux réseaux de renseignement prêts à l’emploi, sous les noms de code « Montgomery » et « Mount Vernon ».

Extrait du livre de Danny Orbach, « Fugitifs Histoire des mercenaires nazis pendant la guerre froide », publié chez Nouveau monde Editions

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