Les représentants des musulmans de France prennent enfin la défense des chrétiens d'Orient mais pourquoi pas tous et si tard ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une mosquée de Paris.
Une mosquée de Paris.
©Reuters

Patience et longueur de temps

De longs mois après que l'Etat islamique a commencé à imprimer sa marque en Irak et en Syrie, le Conseil français du culte musulman a enfin émis un appel solennel dénonçant "les actes terroristes qui constituent des crimes contre l'humanité". Une condamnation qui n'est pas sans lien avec le changement de discours des Etats du Golfe, qui voient leur créature leur échapper.

Mohamed Chérif Ferjani

Mohamed Chérif Ferjani

Mohamed Chérif Ferjani est professeur à l'Université de Lyon et chercheur au GREMMO. Ses travaux portent notamment sur l’histoire des idées politiques et religieuses dans le monde musulman ainsi que sur les questions de la laïcité et des droits humains dans le monde arabe. Il a publié, entre autres, Le politique et le religieux dans le champ islamique (Fayard, Paris, 2005). Il est signataire de l’Appel à la communauté internationale pour sauver les chrétiens d'Irak.

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Atlantico : Dans un appel solennel lancé ce mardi 9 septembre, le Conseil français du culte musulman (CFCM) a dénoncé "sans ambiguïté les actes terroristes qui constituent des crimes contre l'humanité", et déclaré "solennellement que ces groupes, leurs soutiens et leurs recrues ne peuvent se prévaloir de l'islam". Les exactions commises par l’EI contre les minorités ne datant pas d’hier, comment expliquer que "l’Appel de Paris" n’intervienne qu’aujourd’hui ? Peut-on parler de retard dans la prise de position officielle des musulmans de France ?

Mohamed Chérif Ferjani : Par rapport à la gravité des crimes commis par ce soi-disant Etat islamique et de ce que ce dernier représente, la réaction du CFCM est tardive, c'est le moins qu’on puisse dire. Mieux vaut tard que jamais, dira-t-on, mais tout de même… Le CFCM est en retard, mais il n'est pas le seul : Beaucoup de pays arabes, en dehors de ceux qui sont la cible directe des djihadistes, ont mis du temps à réagir ; de même que l'Europe et les Etats-Unis ont tardé à adopter une attitude claire par rapport à l'EI, dans lequel il n'ont vu pendant bien longtemps qu'un caillou opportun dans la chaussure de Bachar el Assad. On n'était pas très éloigné de la logique selon laquelle "l'ennemi de mon ennemi est mon ami" ! C'était une erreur que de fermer les yeux sur leurs crimes d'Etat champignon, sur ses soutiens et bailleurs de fonds que tout le monde évite de nommer, et pour cause ! Comme l'Arabie saoudite, le Qatar, les riches donateurs des pays du Golfe et d’ailleurs qui ont placé une partie de leurs fortunes dans les différents pays d’Europe et de l’Amérique du Nord. Il ne faut pas non plus oublier la Turquie, qui a, le moins qu’on puisse dire, ouvert ses frontières aux djihadistes et fermé les yeux sur leurs agissements.

Le retard des représentants musulmans français à s'exprimer s'explique aussi par le fait que l'islam de France est divisé. Ses instances ne sont pas totalement autonomes par rapport à certains pays comme l'Arabie Saoudite, le Qatar, mais aussi par rapport aux pays dont sont originaires les musulmans de France (comme le Maroc, l'Algérie ou la Tunisie). Il faut aussi prendre en compte l’influence de l'Organisation Mondiale des Frères musulmans, qui depuis qu'elle a été décapitée en Egypte, a désormais son siège à Ankara, et exerce une influence sur l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF). A cause de ces divisions, les composantes de ces instances qui parlent au nom de l'islam de France se surveillent mutuellement, et craignent de prendre des positions dont pourraient tirer parti d’autres composantes. Par ailleurs, les responsables des différentes instances sont surveillés par les expressions de l'islam radical, djihadiste ou non, mais aussi par les autorités des pays d'accueil et d'origine. Ils sont soumis à différentes  pressions et se sentent surveillés de tous les côtés. Tout cela n'est pas pour aider à une réaction rapide ; bien au contraire, cela incite à l'attentisme avant une quelconque prise de position et favorise les attitudes timorées par prudence et par manque de conviction et de courage.

Si le communiqué du CFCM intervient aujourd'hui, ce n'est pas si surprenant. Les menaces que représente l'EI pour la paix dans la région et pour les intérêts de ceux qui croyaient le manipuler, dont les grandes puissances, ont poussé celles-ci à réagir : les Etats-Unis se sont soudain rendu compte de la gravité de la situation ; une coalition internationale s'est constituée, et, comme par hasard, les bailleurs de fonds de l'Etat islamique ont changé d'attitude, comme ils l'ont fait après le 11 septembre vis-vis des Talibans en Afghanistan.

Chrétiens d'Orient, yézidis, journalistes décapités : quels risques les représentants de l'islam auraient-ils pris à condamner plus tôt et plus fermement ce qui de l'avis général relève de la barbarie ?

Ces instances n'ont jamais brillé par le courage politique ; elles ne voulaient pas se mettre à dos l'islam radical, qui est présent dans les populations au nom desquelles elles parlent. Elles avaient d'autant plus peur que la position de la France et plus largement de l'Occident n'était pas claire. Certaines personnes, qui ne font pas partie des instances parlant au nom des musulmans, et dont je fais partie, ont dès le début signé un Appel à la communauté internationale pour sauver les chrétiens d'Irak. Il y a aussi la peur d’être accusé de faire le jeu de l’islamophobie.

L’Union des organisations islamiques de France (UOIF) reste pour sa part silencieuse. Est-ce dû à sa proximité avec les Frères musulmans ?

C’est normal : Les grands ténors de l'Organisation mondiale des Frères musulmans et du Conseil mondial des théologiens musulmans ont appelé au djihad contre Assad en Syrie et contre Maliki en Irak. Ils ont encouragé la tournure confessionnelle des conflits dans ces pays en dressant les sunnites contre les chiites. De même, les pays qui se posent en défenseur du sunnisme, comme l’Arabie Saoudite et la Turquie, portent une grande responsabilité dans ce qui est dénoncé aujourd’hui, à juste titre, comme crimes contre l’humanité. L'UOIF, qui a des liens avec les Frères musulmans, le Conseil mondial des théologiens et ces pays, ne peut  qu’être gênée. Comment peut-elle dénoncer clairement et fermement les crimes d’une entité qui a les mêmes soutiens ? L’Etat islamique d’Irak et du Levant est la concrétisation du projet de l’islam politique dont se réclament plusieurs composantes de l’OIF ; bien sûr qu'ils auraient préféré voir ce Califat présenter un visage plus séduisant et moins violent ; mais le projet d’un Califat ou d’un Etat Islamique est commun à toutes les composantes de l’islam politique ; c’est pourquoi il leur est difficile de le condamner clairement et ouvertement. Mais cela se retrouve chez les adeptes d’autres confessions ; les juifs qui dénonce la politique d’Israël et ses crimes à l’égard des palestiniens sont pris à parti par les juifs qui entretiennent à dessein la confusion entre antisémitisme, antisionisme et toute critique à l’égard de l’Etat juif.

Par contraste avec les terroristes se revendiquant de l’islam qui se mettent en scène sur internet, on entend assez peu la majorité musulmane qui ne se reconnaît pas dans ce discours. Comment expliquer que leur voix porte si peu face aux exactions commises ?

Certains se sont exprimés très tôt pour dénoncer les crimes de l'Etat islamique, mais d'autres sont otage du climat malsain que je viens de décrire et qui ne facilite pas la libre expression par rapport à ce qui alimente l'islamophobie, d’un côté, l’islam politique et djihadisme, d’autre part.

Comment se fait-il que les musulmans modérés soient moins visibles que les djihadistes, qui ont fait des réseaux sociaux une véritable vitrine de leurs actions ? Pourquoi ne voit-on pas de riposte de leur part sur internet et dans les médias en général ?

Les réactions contre les djihadistes existent, mais elles ne font pas recette. En réalité, beaucoup de musulmans réagissent sur Facebook, malgré la crainte de l'amalgame entre islamophobie et critique des djihadistes et des islamistes. Mais leurs voix ne pèsent pas lourd à côté des images et des actions d’éclats de ces derniers ; les medias préfèrent le sang et le choc des images violentes aux discours qui en appellent à la raison.

Le message du CFCM peut-il être porteur de changement ?

Comme je l’ai dit, mieux vaut tard que jamais. J’espère que c’est le début d’une prise de conscience salutaire. Cependant, dire de l'Etat islamique "que ces groupes, leurs soutiens et leurs recrues ne peuvent se prévaloir de l'islam", risque de conduire le CFCM à la même logique de l'anathème chère aux islamistes radicaux et aux djihadistes qui considèrent que ceux qui ne sont pas d'accord avec eux ne sont pas musulmans. L’islam, comme toutes les religions, se prête, hélas, à toutes les instrumentalisations : celles qui le prônent comme un message de justice, de paix et de tolérance comme celles qui en font un code de discrimination, une arme de guerre et un réservoir de haine. La solution n’est pas l’anathème mais le respect de la liberté de conscience et de la dignité de l’être humain dans le cadre du développement de la justice et de la démocratie.

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