Les femmes en font-elles trop peu pour s'imposer ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Dans son livre "Lean In", la directrice générale de Facebook affirme que le principal obstacle à la réussite des femmes serait les femmes elles-mêmes.
Dans son livre "Lean In", la directrice générale de Facebook affirme que le principal obstacle à la réussite des femmes serait les femmes elles-mêmes.
©DR

We can dot it !

"Lean In", le livre de Sheryl Sand, directrice générale de Facebook est sorti la semaine dernière aux Etats-Unis. Elle y affirme que le principal obstacle à la réussite des femmes serait les femmes elles-mêmes et les invite à ne plus sous-estimer leurs capacités et à s'imposer davantage.

Marie-Hélène Bourcier et Viviane de Beaufort

Marie-Hélène Bourcier et Viviane de Beaufort

Marie-Hélène Bourcier est sociologue à l'Université de Lille 3 où elle enseigne les cultural studies et les gender studies. Son dernier ouvrage, Comprendre le féminisme est paru aux éditions Max Milo en 2012. 
 
Viviane de Beaufort est professeure de droit à l'Essec. Elle co-dirige le Centre européen de Droit et d'Economie et le "cursus droit" ESSEC. Elle dirige également le programme "Entreprendre au féminin". 
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Atlantico : La directrice générale de Facebook sort un livre, Lean In. Leur manque de confiance est, selon elle, la cause première des discriminations qu'elles subissent. Partagez-vous cette affirmation ? La situation française est-elle comparable ?

Viviane de Beaufort : Je partage cette affirmation à 150%, même si je sais que ce n'est pas très bien perçu en France. Le résultat des travaux que j'ai mené sur le rapport des femmes à l'ambition et sur leur mise en visibilité, m'a démontré de manière évidente qu'il existe un problème culturel lié à l'individu. Cela étant, je ne remets pas en cause les problèmes liés au système.

Si Sheryl Sandberg s'attaque à la situation dans le monde anglo-saxon, en Europe le phénomène est quatre fois pire. En Europe et en France, les femmes ont même du mal à prononcer les mots "ambition" et "pouvoir". Ces termes apparaissent très connotés, très guerriers. Très peu de femmes revendiquent d'avoir de l'ambition, de construire une carrière, de vouloir accéder à ces postes de pouvoir.

Ce problème est culturel, ce qui signifie qu'il existe des leviers pour y remédier. Il s'agit de sensibiliser les jeunes filles, leur apprendre à revendiquer une ambition, une envie.

Dans le cas où les femmes opteraient pour ce que j'appelle la stratégie d'évitement, elles doivent être claires avec elles-mêmes. On peut vouloir un travail intéressant, sans pour autant avoir envie de "monter" dans la hiérarchie. Cette stratégie peut-être totalement assumée. A l'heure actuelle, les femmes ont la possibilité de "monter" mais il existe une ambivalence des femmes par rapport à leur ambition. 

Marie-Hélène Bourcier :Le manque de confiance des femmes est plus fort en France qu’aux Etats-Unis. Mais dans les deux cas, c’est l’un des effets du traitement inégalitaire qui leur est réservé et du type de féminité qui leur est imposé. Il ne faut pas inverser les choses. Dire que ce sont les femmes qui sont la source des discriminations qu’elle subissent dans le monde professionnel et dans le monde politique serait inexact et pervers. C’est demander aux femmes d’intérioriser des inégalités et des formes d’oppression structurelles pour dépolitiser les problèmes ou en donner des explications strictement psychologiques. Je ne crois pas que  Sheryl Sandberg accuse les femmes de faire leur propre malheur. Pour autant, elle ne leur dit pas : "retrouvez votre confiance" ou "arrêtez de ne pas vous faire confiance". Son message est "êtes-vous sûres que vous en faites assez vu vos compétences et ce que vous pourriez accomplir ?". En fonction d’un double objectif typiquement américain qui est l’accomplissement personnel et le succès professionnel, indissociables aux Etats-Unis. Pour Sandberg, le manque de confiance des femmes doit être combattu parce qu’il est s’oppose au volontarisme qui est le fondement de l’identité américaine ( I /we can do it !) mais surtout et c’est la nouveauté parce qu’il est "improductif" a fortiori dans le contexte néo-libéral actuel. Sandberg est une féministe néo-libérale. Son mentor est Gary Becker plus que Simone de Beauvoir. Un tel positionnement est inimaginable en France, de même que les méthodes que propose la numéro 2 de Facebook.

Les femmes intériosent-elles, comme Sheryl Sand l’estime, qu’elles ne doivent pas être directes, agressives et plus puissantes que les hommes ?

Viviane de Beaufort : Tout à fait. Une femme qui va s'affirmer ou se mettre en colère dans une réunion, va immédiatement être taxée de "masculine" ou de "macho". L'image d'une femme qui réussit est ambivalente. Si une femme réussit, on va dire d'elle :"Oui, mais c'est parce qu'elle se conduit comme un homme". Cet environnement est extrêmement toxique. Cela signifie que les femmes ne s'autorisent pas entrer dans ce genre de jeux et rejettent celles qui adoptent cette stratégie. Cela ne fait pas progresser le système.

Je trouve que l'idée de Sheryl Sandberg de créer un réseau est formidable, parce qu'il faut que les femmes se tendent la main et "jouent collectif". 

Je pense que c'est une question de génération. Dans tous les entretiens que j'ai menés, j'ai été frappée par les réactions des pionnières, que j'appelle "les reines des abeilles". Elles ont conquis le pouvoir mais restent seules. Les jeunes générations ont un discours plus solidaires, se sentent plus responsables et essayent de se mobiliser sur la question de la montée des femmes dans les zones de pouvoir

Marie-Hélène Bourcier :Oui parce que dans le cas contraire, la sanction est immédiate. Les femmes performent donc la féminité "féminine" qu’il faut. Elles en font un usage stratégique. Elles savent que l’agressivité, la force, la puissance leur sont interdites comme s’il s’agissait de qualités naturelles réservées au hommes et c’est valable bien au delà de la sphère professionnelle. Les femmes puissantes et agressives ont été perçues de manière plus positive dans les années 1990 aux Etats-Unis. Mais Lara Croft c’est fini et on assiste à un véritable backlash. Le personnage de Glen Close dans la série Damages le montre très bien. La super avocate paye très cher le prix de son succès et de son agressivité très efficace. La série laisse entendre qu’elle a raté sa vie de famille. La situation est différente en France où les femmes ne se sont jamais autorisées à sortir de la féminité convenue ou à revendiquer des formes d’agressivité sexuelle et professionnelle. Par peur justement d’être codées masculines ou de "perdre leur féminité". Le problème, c’est qu’en ne dérogeant pas d’un ordre des genres binaire très traditionnel qui lie masculinité et privilèges, on le renforce.

Les femmes en font-elles assez pour s’imposer ?

Viviane de Beaufort : En France, nous disposons d'un cadre législatif facilitant la place des femmes en entreprise. Néanmoins, le changement culturel se fait plus lentement mais nous sommes sur la bonne voie. Désormais, on ne peut pas dire qu'une femme qui a envie de monter n'en a pas la possibilité. Les vraies questions seraient : "A-t-elle envie de gravir les échelons ?" et "A-t-elle mesuré ce que cela coûte que de monter en entreprise ?", "A-t-elle réfléchi à sa stratégie ?" "Comment peut-elle se faire aider ?", "Comment utiliser les réseaux féminins?"

Marie-Hélène Bourcier :Quand elles en ont les moyens non, en particulier en France. Nous sommes un pays archi conservateur en matière d’expressions de la féminité et de la masculinité, d’où la paralysie. Côté masculinité aussi. Nous n’avons pas véritablement été traversés par le féminisme notamment dans ses apports au niveau de la ré-invention de soi et nous peinons à imposer un féminisme de l’égalité qui ne marche pas. Il n’a pas réussi aux Etats-Unis puisque les inégalités entre homme et femmes, ne serait-ce que salariales, y persistent alors que les femmes diplômées y sont plus nombreuses que les hommes. Mais aux US, les femmes y vont. L’entreprise (dans tous les sens de terme de Sandberd) le prouve. Mais où vont-elles vraiment ? Etre au top, est-ce faire du 24/24 chez Google et réunir les qualités de la plastic women d’Hana Rosin ?

Si les femmes s’imposaient davantage, cela suffirait-il à régler le problème d’inégalité hommes-femmes ? N’y a-t-il pas d’autres barrières ?

Vivianne de Beaufort : Cela ne réglerait pas tous les problèmes mais ça aiderait. Les autres barrières sont le manque de solidarité. Il faut que les femmes "s'autorisent à…" car si elles en ont envie, le système leur permet.

Sheryl Sandberg lance également un réseau social d’entraides entre femmes. Des experts y postent notamment des vidéo de coaching pour apprendre à adopter le "langage du corps du pouvoir". Pour réussir en entreprise, les femmes doivent-elles obligatoirement adopter les codes mis en place par les hommes ou existe-t-il une autre voie ? Quelle serait-elle ?

Viviane de Beaufort : Je maintiens qu'il existe une autre voie. Les premières femmes à avoir occupé des postes à responsabilité, ont dû se conformer aux codes des hommes, je les appelles les "clones", mais il ne s'agit pas d'une critique. Elles n'avaient pas d'autre choix que de se conformer aux codes. Mais aujourd'hui, il va y avoir une proportion suffisante de femmes dans ces postes pour que d'autres codes puissent émerger.

Je pense que les travaux de Moscovici sur les minorités ethniques en entreprise aux Etats-Unis permettent d'éclairer cette question. En dessous d'une certaine proportion (1/3), la minorité ne peut pas s'exprimer. En gros, elle reste passive ou devient un clone. La question des femmes en entreprise est semblable. Mais je pense que les femmes vont désormais être suffisamment nombreuses pour s'exprimer et développer leur propre manière de faire et leur propre leadership.

Nous avons un rapport au pouvoir différent. Je souhaite que les femmes ne se clonent pas et qu'elles apportent leurs différences dans le système. Si les femmes font comme les hommes en entreprise, cela ne change rien dans les entreprises. Il faut qu'elles s'autorisent à être elles-mêmes pour que leur présence change quelque chose en entreprise.

Marie-Hélène Bourcier :Le projet est à prendre très au sérieux. Sandberg lance une solution mix-marketing, une démarche intégrée avec un management, un budget pub conséquent, des task forces, un investissement dans le storytelling qui a pour ambition de créer un mouvement social à partir du fichier des abonnés Facebook. Et quel fichier ! Je ne crois pas que l’on puisse parler d’un simple réseau d’entraide internet ou de coaching. L’avenir dira si l’on peut configurer des mouvements sociaux, rebooter les politiques d’égalité homme/femme non pas sur Facebook mais en facebookant le féminisme. En appliquant le management Facebook au féminisme ce qui passe par le management de l’identité féminine. Dans une logique néo-libérale, l’émancipation économique des femmes est en train de devenir comme le reste une ressource à développer, à contrôler et à rentabiliser au même titre que tous les comportements humains. Dans cette perspective, il se pourrait bien que la question du mimétisme des femmes sur les hommes soit dépassée. Ou que ce soit l’inverse qui se profile : à l’ère de la féminisation du management, les hommes devront adopter les valeurs du management féminin et de la flexibilité acquise des femmes passées maîtres dans l’art du multitâche, ce que j’appelle l’hyperflexféminité. Le temps s’annonce couvert pour tous ceux et celles qui ne voient pas d’un bon oeil le développement d'un darwinisme néolibéral qui achoppe sur les genres. 

Propos recueillis par Carole Dieterich

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