Les étudiants de Sciences Po ou la preuve des ravages de la culture de la culpabilisation <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Education
Une vue de la façade de Sciences Po.
Une vue de la façade de Sciences Po.
©BERTRAND GUAY / AFP

Suicide des élites

Les étudiants de Sciences Po se singularisent par un engagement politique marqué par un fort tropisme à gauche.

Olivier Galland

Olivier Galland

Olivier Galland est sociologue et directeur de recherche au CNRS. Il est spécialiste des questions sur la jeunesse.

Voir la bio »

Atlantico : Martial Foucault et Anne Muxel viennent de publier un livre rendant compte d’une enquête sur les attitudes sociopolitiques des étudiants de Sciences Po. Vous analysez ces données dans une note pour Télos. Les jeunes étudiants s’identifient comme appartenant aux élites mais sont aussi radicalement à gauche. Comment expliquer ce paradoxe ?

Olivier Galland : Les étudiants de Sciences Po ont toujours été marqués à gauche. La nouveauté est que ce tropisme se renforce et devient plus radical puisque les étudiants semblent abandonner la gauche modérée pour se diriger préférentiellement vers une gauche plus radicale personnalisée par Jean-Luc Mélenchon pour qui 55% d'entre eux disent avoir voté au premier tour de la dernière élection présidentielle, soit trois fois plus que l'ensemble des jeunes. Il n'est pas si facile de l'expliquer. Dans l'enquête que nous avions menée pour l'Institut Montaigne sur les jeunes de 18-24 ans, le groupe de ceux que nous avions appelés les "révoltés", un type de jeunes plus radical que l'ensemble des jeunes, était constitué plutôt de jeunes actifs en difficulté matérielle et personnelle, un profil qui n'est pas du tout celui des étudiants de Sciences Po. Ce n'est évidemment pas leur situation personnelle qui pourrait conduire ces étudiants à adopter des attitudes politiques radicales. C'est donc plutôt une conversion intellectuelle. L'enquête ne permet pas véritablement d'en expliquer l'origine. Tout au plus peut-on noter que les enseignements de sciences humaines et sociales en France sont très influencés par une pensée critique, et je pense notamment à la sociologie critique de Pierre Bourdieu, qui présente la société comme un affrontement irréductible entre les dominants et les dominés et qui fait des écoles les plus prestigieuses comme Sciences Po le creuset idéologique qui serait censé former les futures élites dominantes. 

Vous décrivez une emprise de la culpabilité chez les élites. Ou trouve-t-elle son origine ?

J'ai été très frappé par un des résultats de l'enquête qui montre que la croyance des étudiants dans le rôle de la méritocratie pour la sélection des élites s'est effondrée. Ils semblent convaincus que ce sont plutôt la naissance, les relations et l'argent qui font la réussite, quelque chose qui est en contradiction complète avec leurs idéaux de justice qui sont ceux auxquels la gauche adhère. Ce n'est pas pour autant qu'ils renoncent à l'idée d'appartenir à l'élite. Au contraire cette croyance se renforce. Il y a là la source d'une dissonance cognitive qui produit certainement de la culpabilité : j'appartiens à une élite dont les privilèges sont dus non à ses mérites mais au fait d'être issu d'un milieu favorisé. Un des moyens de résoudre cette tension est probablement de penser qu'en tant que future élite, on appliquera un programme de vie personnel visant à effacer radicalement cette tare originelle. La radicalité peut être un baume qui apaise une conscience malheureuse.

Est-ce inquiétant pour le pays que les élites nouvellement formées soient, d’une certaine manière, leurs premières critiques ?

Que les élites soient critiques n'est pas en soi un problème. Ce qui peut être  un problème c'est qu'elles renoncent à leur rôle ou qu'elles le dévoient dans un sens si radical qu'il deviendrait dysfonctionnel. Mais on peut aussi se rassurer en pensant qu'il faut bien que jeunesse se passe et que la raison revient avec l'âge.

Quelles conséquences peut avoir cette situation ? Dirigeons-nous vers un déclin des élites françaises qui nous sont si chères ?  Et quel serait l’avenir de la France en général sans ces élites ?

Je suis persuadé qu'un pays a besoin d'élites qui assument leur rôle. Mais le terme est décrié aujourd'hui parce que l'idée s'est imposée que les élites sont corrompues et qu'elles bénéficient de privilèges indus. Elles ont perdu leur légitimité aux yeux de beaucoup de Français. Il est vrai que le système de sélection des élites en France, principalement par les Grandes écoles (dont Sciences Po), ne garantit pas, loin de là, une sélection des élites via un processus méritocratique équitable. Les étudiants de Sciences Po n'ont pas tort de penser que les privilèges de la naissance continuent de jouer un rôle fondamental dans la sélection des élites. Vilfredo Pareto un théoricien des élites disait qu'il fallait une rotation des élites, c'est-à-dire qu'elles soient périodiquement renouvelées par un vaste brassage social. Cette rotation est faible en France. C'est donc un sujet de préoccupation qui devrait conduire à refonder le système de sélection des élites. A son niveau Richard Descoings avait essayé de le faire, mais les résultats sont mitigés.

Dans quelle mesure le diplôme est-il devenu aujourd'hui une ligne de fracture politique ?  

Plus largement que le diplôme, c'est le capital culturel qui est fortement corrélé à un clivage, non seulement sur les attitudes politiques, mais plus largement sur les valeurs. Dans notre enquête sur les 18-24 ans pour l'Institut Montaigne (voir mon livre qui présente ces résultats : 20 ans, le bel âge ? chez Nathan), une des variables les plus discriminantes était issue d'une question que nous avions posée sur le nombre de livres possédé au foyer des parents des jeunes interrogés. La participation à la vie sociale et politique est extrêmement corrélée à ce facteur. Et le fait d'adhérer à une certain nombre de valeurs "progressistes" concernant l'environnement ou les questions de genre notamment, l'est également. Ce clivage culturel est très fort.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !