Droit de la famille : le paradoxe de cette société qui sacralise ses enfants mais fait systématiquement passer leur intérêt en justice derrière celui des adultes <!-- --> | Atlantico.fr
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Les intérêts des enfants en justice passent bien souvent après ceux des adultes.
Les intérêts des enfants en justice passent bien souvent après ceux des adultes.
©Reuters

Roi ou esclave ?

L'enfant-roi est l'un des phénomènes sociologiques les plus caractéristiques de notre société. Cette sacralisation entre toutefois en contradiction avec l'application du droit de la famille qui, s'il est supposé se focaliser sur l'intérêt supérieur de l'enfant, donne souvent raisons aux petits intérêts des adultes.

Atlantico : N'existe-t-il pas un paradoxe entre la sacralisation de l'enfant dans notre société et la faible protection qu'elle lui procure tant sur le plan humain que juridique ?

Michel Maffesoli : Les historiens, et notamment le très grand historien que fut Philippe Ariès, ont bien montré comment l’identité même d’enfant, la notion d’enfance était récente, datant de l’époque moderne et se renforçant bien sûr avec la baisse de la mortalité infantile. L’attachement à l’enfant, outre celui de la mère, plus instinctif en général, mais également la construction d’un statut de l’enfant, d’une culture de l’enfant, la distinction entre adulte et enfant sont caractéristiques de la modernité.

L’enfant qui travaillait avec sa famille dans le monde paysan, qui était employé très tôt dans les ateliers, puis dans les usines va peu à peu voir son temps consacré à l’éducation et au jeu. L’enfant est éduqué, c’est-à-dire qu’on le civilise, on fait de lui un adulte, tant du point de vue des mœurs que des compétences et des connaissances. Il doit quitter peu à peu l’univers du jeu et de l’imaginaire pour entrer dans celui de la production et de la pensée rationnelle.

Notre époque, celle de la postmodernité voit se dessiner des relations et une perception des âges différentes : la prolongation de l’enfance, puis de l’adolescence, ce qu’on appelait “adulescence” comme l’accession des jeunes mineurs très tôt à l’autonomie sexuelle et affective effacent quelque peu ces barrières identitaires de l’âge. Tout se passe comme si de plus en plus tôt les enfants jouaient à être des adultes (ainsi des habits, du maquillage etc. des petites filles) et les adultes faisaient des incursions de plus en plus fréquentes dans le monde de l’enfance : jeux de rôles, jeux vidéos, mode jeune etc.

C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la question posée de “l’enfant-roi”. Certes les pédagogues et les psychologues auront à faire de nombreuses préconisations sur la restauration de l’autorité et le respect des règles. Et il n’est pas faux de dire que se manifeste un certain ensauvagement de la famille et de la jeunesse, de moins en moins confrontée à un apprentissage des règles.

Néanmoins, il me semble que la question de l’enfant-roi relève plus d’une analyse anthropologique que purement psychologique : la fascination qu’expriment non seulement les parents, mais toute la société pour l’enfant, pour ce petit trésor d’enfant, l’incapacité à le frustrer, son élévation en héros emblématique de l’époque témoignent plus d’une identification à l’enfant mythique, à l’enfant éternel (Puer aeternus) que d’une révérence vis à vis de l’enfant concret. Ce qui permet de comprendre pourquoi en même temps qu’elle glorifie l’enfant-roi, notre société tolère que nombre d’enfants subissent de mauvais traitements, soient “livrés” à des parents abuseurs et/ou indifférents. Et d’une certaine manière la multiplication des règles et des déclarations de droits n’empêche pas ces pratiques peu respectueuses de la personne des enfants, au contraire elle participe à une réification de l’enfant.

L’importance prise dans notre société par le mythe de l’enfant éternel ne produit cependant pas que ces effets négatifs : comme souvent ce changement de valeurs, qui après avoir fait de l’adulte le modèle auquel devaient aboutir tous les enfants, fait de l’enfant le personnage auquel chacun s’attache, même adulte, produit le meilleur et le pire. Le pire, cet abus d’enfants, le meilleur, une réelle empathie et une prise en compte de la beauté de l’imaginaire enfantin, dans sa capacité au ludique, à l’enchantement du monde, au rêve.

Dans quelle mesure le droit français protège-t-il concrètement les enfants, notamment lorsqu'il s'agit de régler des conflits familiaux ?

Béatrice Ghelbert : Dans les textes, l'enfant est au centre de tout et la Justice est supposée le défendre en priorité. Les conventions internationales évoquent même "l'intérêt supérieur de l'enfant". Ca c'est pour les textes, dans les faits la réalité n'est aussi positive et bien souvent les enfants subissent les volontés et les rancœurs des parents. Ainsi, dans un cas de divorce, si un enfant écrit au juge, il est obligatoirement reçu et écouté par celui-ci, bien que cela ne veuille pas dire que le magistrat prendra ses propos en comptes. Cependant, si la parole de l'enfant presque toujours de bonne foi, elle est rarement libre. Les enfants sont souvent sous influence du parent avec lequel il vit déjà dans les faits, auquel il veut inconsciemment faire plaisir car il lui apparait que l'autre l'a abandonné à tort ou à raison. Bien souvent, les arrangements qui sont issus des divorces amènent à des choses pratiques pour les parents mais qui n'ont rien de facile à vivre pour les enfants.

Comment expliquer que la sacralisation de l'enfant s'arrête là où commence la sentimentalité des parents ? Faut-il voir là la conséquence sur l'enfant-roi du primat du "parent-roi", dont la satisfaction des intérêts personnels n'a aucune limite ?

Michel Maffesoli : Il ne faudrait pas confondre stabilité des mariages anciens et pérennité des amours parentaux. Il y a toujours eu des couples qui ne s’aimaient pas, ou plus, voire se détestaient : les romanciers comme Mauriac l’ont bien exprimé. Et les enfants ont toujours été entraînés dans ces errances affectives parentales. Aujourd’hui comme autrefois les adultes ont du mal à épargner à leurs enfants les soubresauts affectifs de leur couple.

En revanche, dès lors que le monde enfantin et le monde adulte sont moins clivés, le monde des enfants est moins protégé et les adultes se permettent plus de laisser apparaître leurs émotions. Là encore pour le meilleur comme pour le pire : le meilleur, parce que l’expression des affects entre parents et enfants enrichit leur univers commun, pour le pire quand ce sont le ressentiment, la haine, la jalousie et le dénigrement réciproque qui s’expriment.

Il me semble cependant que les enfants actuels disposent de solides bouées dans ces naufrages familiaux : le regroupement des enfants dès leur jeune âge, concrètement et par le biais des réseaux sociaux en petites tribus constitue un ancrage et un étayage affectifs importants. La famille incertaine que nous connaissons est également une famille plus ouverte qui permet aux enfants de multiplier les relations avec d’autres enfants et d’autres adultes.

Un groupe de travail supervisé par le ministère de la Justice et celui de la Famille travaille actuellement à mettre en place une coparentalité plus forte qui consisterait en une "autorité parentale conjointe". Cela peut-il permettre de lutte contre les conséquences des égoïsmes individuels des parents ?

Béatrice Ghelbert : Renforcer la coparentalité est très important pour le bien-être des enfants, il semble plutôt très logique que ne puissent pas être prises n'importe quelles décisions qui concernent directement l'enfant comme des déménagements - qui représentent le cas le plus courant. La coparentalité apparait déjà dans certains textes mais là encore dans les faits elle est très peu appliquée. Au point qu'il est parfois plus facile de faire revenir un enfant d'un autre pays d'Europe – grâce aux conventions internationales – que de l'autre bout de la France.

Il me semble que les parents ont un devoir moral – en dehors des contraintes insurmontables, financières ou humaines - de coparentalité qui consiste à tout faire pour essayer de travailler et de vivre à proximité, de prendre ensemble les grandes décisions conjointement et surtout ne pas faire payer aux enfants la séparation. Le plus souvent dans de pareils cas, le temps que la Justice intervienne l'enfant a été replacé dans une nouvelle école et il est donc décidé que le parent qui est parti avec l'enfant, le plus souvent la mère, le garde. Dans de très rares cas, on le donne à l'autre.

Par ailleurs, il est clair que les juges sont parfois à blâmer. Un simple exemple à ce propos : un de mes clients, dont l'ex-épouse avait déménagé de Paris à Pontoise, a vendu son appartement pour acheter une maison dans la même rue que la mère de son enfant afin de pouvoir obtenir la garde partagée. Le juge a considéré qu'il s'agissait de harcèlement…

Que penser du projet réapparaissant régulièrement dans le débat public d'un statut juridique pour le tiers-parent ?

Béatrice Ghelbert : La création du statut juridique pour le beau-père ou la belle-mère est selon moi très dangereux pour deux raisons. La première n'est pas juridique, elle est humaine et n'est autre que le fait de multiplier les référents de l'autorité ne peut que plonger un enfant dans la confusion… La seconde raison est que la création de ce statut donnera des droits à un adulte supplémentaire, augmentant potentiellement les conflits et surtout risquant à terme d'amenuiser les droits du parent qui n'a pas la garde.

La sacralisation de l'enfant n'est-elle en fait qu'une projection des désirs des adultes qui n'a aucun fondement "sentimental" ? Doit-on voir là un narcissisme de plus ? 

Michel Maffesoli : Comme je l’ai dit plus haut, la culture de l’enfant éternel met plus en exergue l’enfant que chaque adulte a en lui qu’un attachement à l’enfant objectif. Mais on aurait tort d’y voir une sorte d’égoïsme ou de narcissisme individualiste.

Au contraire, l’adulte qui se projette effectivement sur l’enfant, entre en empathie avec l’enfant, à partir de sa part d’enfance et permet à l’enfant d’entrer en empathie avec lui, adulte, à partir de l’adulte qu’il est aussi déjà. Les rapports entre les enfants et les adultes se jouent ainsi non plus dans un rapport hiérarchique et normatif, mais dans l’élaboration commune du quotidien.

L’enfant-roi peut effectivement être ce pauvre enfant étouffé sous les projections de ses parents, jouet d’une consommation sans frein et d’un asservissement aux pulsions collectives. Mais il peut aussi être le héraut de l’époque, le roi clandestin de notre monde, qui annonce ainsi à tous, grands comme petits, l’avènement d’une société réenchantée, où le ludique, l’imaginaire et le rêve trouvent une place fondatrice.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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