Le monde est-il en train de jeter aux orties les recettes économiques libérales à l’origine d’une prospérité sans précédent dans l’histoire de l’humanité ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La pauvreté n’a jamais autant baissé dans l’histoire de l’humanité que depuis l’avènement de notre modèle économique actuel.
La pauvreté n’a jamais autant baissé dans l’histoire de l’humanité que depuis l’avènement de notre modèle économique actuel.
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Critiques injustes

De nombreux dirigeants ont tendance à se distancer de la notion de libéralisme économique. Le libéralisme a pourtant permis d'atteindre de nombreux progrès sociaux et économiques.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Atlantico : En France, comme ailleurs, le libéralisme économique n’a plus la côte. De nombreux gouvernements (sous la pression de certains discours politiques) ont tendance à se distancer, en apparence au moins, de la notion de libéralisme économique. A l’Ouest, certains journaux s’inquiètent d’ailleurs de la fin du marché libre. Faut-il penser, en effet, que le libéralisme est en passe d’être jeté aux orties ?

Alexandre Delaigue : Nous assistons peut-être à la fin d’un programme politique qui a fait son office et qui pourrait être en attente d’un remplacement par quelque chose d’autre. Le néolibéralisme, dont il est ici question, débute dans les années 1970-1980 et s’est développé en deux phases. Dans les années 1980, il y a d’abord eu beaucoup de privatisation et une forte libéralisation de l’économie puis, à compter des années 1990, il s’est déplacé sur le secteur public qu’il a cherché à transformer en entreprise. L'entrepreneur est devenu le modèle et l’idée du marché comme régulateur s’est imposée comme ce vers quoi il faut tendre.

Si ce programme-là jouit, de fait, d’un succès moins important aujourd’hui c’est d’abord parce qu’il a rempli sa mission. A partir du moment où les privatisations sont faites, il n’y a plus grand chose de domaines où il devient encore possible de justifier une action plus radicale. Du point de la libéralisation de l’économie, cependant, la situation diffère quelque peu… Mais la régulation par le marché finit par toucher des secteurs dans lesquels elle fait preuve d’une moins grande efficacité, en témoigne certains des défis que nous avons (eu, dans certains cas) à affronter, comme la pandémie de covid ou le réchauffement climatique, par exemple. Le programme le plus néo-libéral que l’on rencontre dans ce domaine-là, c’est la taxe carbone. Pour bien comprendre le recul de cette proposition politique et économique, il faut recontextualiser la situation actuelle. Le contexte n’est plus celui des années 70, époque durant laquelle le poids du secteur public était beaucoup plus important et où l’essentiel des marchés étaient très réglementés. Comme le disait Keynes, quand les circonstances changent, les idées changent.

Ceci étant dit, il faut faire attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il ne faut pas perdre de vue que plein de choses fonctionnent et il ne faut pas non plus oublier pourquoi nous avons choisi de faire ce que nous avons fait. A mon sens, cette situation soulève notamment la question de la mémoire : les individus en mesure de se souvenir de comment était l’économie dans les années 60 ou dans les 70 sont de moins en moins nombreux. Les jeunes générations n’ont, mécaniquement, pas idée de ce que cela pouvait être en cela qu’elles ont toujours connu l’environnement actuel. Il leur est donc plus simple de projeter d’autres idées ou d’autres solutions à leurs problèmes. Comment se rappeler le monopole de France Telecom quand on a 30 ans aujourd’hui ? On voit revenir la production publique d’un certain nombre de biens et de services en oubliant pourquoi, dans ces cas précis, nous avions décidé de renoncer à celle-ci. Sans concurrence, cela ne marchait pas bien, rappelons-le. Les résultats n’étaient pas satisfaisants. 

Ne perdons pas non plus de vue que, s’il faut peut-être trouver une autre logique que celle du néo-libéralisme pour accommoder certains des défauts que l’on observe aujourd’hui, il n’y a pas de modèle, aujourd’hui, en mesure de faire efficacement système. Il y a évidemment des modèles que l’on peut mettre en avant (comme certains le font avec le service public de Singapour), mais jusqu’à présent ils ne permettent pas des discours aussi “englobant” que n’a pu l’être le néolibéralisme. Ils ne constituent pas un programme d’action politique aussi complet.

Philippe Crevel : Dans le prolongement de la crise sanitaire de l’épidémie de covid et dans un contexte économique de plus en plus complexe, il y a effectivement une tentation manifeste de retour au dirigisme dans plusieurs pays, même aux Etats-Unis. C’est pourtant le pays censé incarner le porte-drapeau du libéralisme. C’est vrai aussi dans des pays européens, parmi lesquels la France, qui a toujours été une nation plutôt interventionniste, mais aussi en Allemagne par exemple. Cette tentation s’est d’ailleurs amplifiée depuis la guerre en Ukraine, dans un contexte clair de montée des populismes.

Ce contexte, il est vrai, engendre un certain rejet du libéralisme. Celui-ci s’est initialement fait jour, rappelons-le, dans plusieurs pays d’Europe centrale membre de l’UE. On parlait alors d’illibéralisme, de la part de la Hongrie, de la Bulgarie ou de la Pologne par exemple. Désormais, nous assistons à une convergence d’un grand nombre d’Etats contre le libéralisme, sous couvert de populisme, de nationalisme et de dirigisme. 

Ce postulat étant posé, il importe de rappeler que le libéralisme a été caricaturé pendant de très nombreuses années. Il a été simplifié au point de devenir le bouc-émissaire de très nombreuses frustrations économiques et sociales, y compris quand il n’avait pourtant rien à voir avec le problème initial. Pour beaucoup, le libéralisme est devenu un slogan rassemblant toutes celles et tous ceux opposés à l’économie de marché, à la mondialisation. Cela a forcément engendré des amalgames irrationnels. Le libéralisme, ce n’est pas la victoire du plus fort, le marché sauvage, le laisser-faire systématique. C’est un homme de paille. 

Les tentations dirigistes qui tournent le dos à l’économie de marché sont dangereuses, en matière de croissance économique. La plus évidente d’entre elles est évidemment le protectionnisme, que l’on observe aux Etats-Unis, en Europe, en Chine. La limitation des échanges entraîne un recul de la croissance, moins d’emplois et une hausse des prix pour les consommateurs. Les gains du protectionnisme n’ont jamais été avérés. 

L’autre tentation évidente, c’est la subvention des relocalisations, des entreprises… Mais force est de constater que les interventions étatiques sont rarement sources de richesses dans l’histoire. Très souvent, on observe bien davantage des problèmes de mauvaise utilisation des fonds, de gaspillage, de difficultés à ne pas atteindre l’inverse de l’objectif fixé.

Le libéralisme, pourtant, est responsable de nombreux progrès sociaux et économiques. Quelles sont les principales conquêtes que l'on peut lui attribuer, à lui ou au capitalisme par exemple ? Comment expliquer, dans ce cas, la volonté des uns et des autres de s’en éloigner ?

Alexandre Delaigue : Faisons tout d’abord la distinction entre le libéralisme politique et le libéralisme économique. La distinction peut sembler générale, mais elle n’en est pas moins importante. Du point de vue politique, le libéralisme a permis l’obtention de droits individuels en très grande quantité. Dorénavant, on assiste à l’émergence de mouvements en faveur de plus de censure, d’une plus grande limitation des discours. D’autres valeurs sont mises en évidence, face à la liberté individuelle, comme cela peut notamment être le cas de la sécurité, par exemple.

Du côté économique et de façon globale, il faut reconnaître que le libéralisme a constitué un succès éclatant, au moins sur la période récente. La pauvreté mondiale est extrêmement basse, à un niveau qu’elle n’a jamais atteint depuis plus de 200 ans, le monde entier est composé très majoritairement de gens qui vivent dans des pays à revenus intermédiaires… Bien sûr, il serait malhonnête d’attribuer tous les mérites au seul libéralisme économique mais, malgré tout, cela reste le produit de stratégies d’ouvertures économiques pilotées dans un contexte où la mondialisation est possible et où les échanges commerciaux sont raisonnablement libéralisés. Ce sont les caractéristiques notables de notre période, sur le plan économique.

Les succès sont nombreux : effondrement global de la pauvreté, de la faim dans le monde, sans oublier d’importantes avancées sur le domaine de la santé, par exemple. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne reste plus de défis majeurs ! Le domaine de l’environnement en est la preuve, il constitue d’ailleurs à certains égards l’un des échecs de notre modèle, qui appelle peut-être à quelque chose d’autre. Il reste évidemment de nombreuses insatisfactions, de nombreuses inégalités, mais cela n’efface pas un bilan sans précédent sur les cinquante dernières années. Nous avons assisté à la constitution, au niveau mondial d’une classe moyenne – qui n’est pas la même que la nôtre, celle-ci étant considérée comme riche comparativement à la majorité de la population.

Il faut aussi rappeler que le libéralisme a permis l’émergence de capacités productives qui sont, elles aussi, sans précédent. Nous avons pu l’observer au moment de la crise du covid : dès lors que la séquence du virus responsable de la pathologie a été identifiée, nous avons pu produire des vaccins en masse en l’espace de quelques semaines. En moins d’un an, nous avons vacciné des populations à très grande échelle. D’aucuns peuvent dire que nous ne savons pas les utiliser de façon optimale pour résoudre les problèmes dans le monde. Certes. Mais sans elles, on ne pourra même pas essayer.

Philippe Crevel : Commençons par le commencement ! Il n’existe pas d’idéologie libérale. Le libéralisme, c’est l’économie de marché, ni plus ni moins. Du moins… dès lors qu’il est organisé par les acteurs, sans constitution de monopole ou d'oligopole, ce qui garantit à tout acteur la possibilité d’entrée et de fixer librement ses prix. D’aucuns évoquent aussi le droit à la propriété, mais je pense personnellement que le respect de l’Etat de droit et tout particulièrement du droit du contrat sont plus importants pour son bon fonctionnement. D’autre part, il faut aussi prendre en compte la lutte contre toute rente de situation qui est, par définition, non libérale. A cet égard, le marché que nous avons pu observer ces dernières années n’était pas tout à fait libéral. Certains secteurs, en particulier ceux des technologies de l’information de la communication, souffrent d’ailleurs de situations de monopole ou d’oligopole. 

Ce préambule posé, passons au plat de résistance : le libéralisme a apporté un développement économique sans précédent à l’échelle planétaire depuis 1750. Des années 1980 jusqu’aux années 2010, nous avons observé une forte chute de la pauvreté due à l’adhésion aux principes de l’économie de marché d’un nombre croissant d’Etats. C’est là le fruit du commerce international ! Il ne faut pas perdre de vue que dans les années 1970, le monde comptait 4,5 milliards d’habitants, parmi lesquels la moitié risquait peu ou prou de mourir de faim. Aujourd’hui, nous frôlons les 8 milliards d’habitants et ce chiffre est tombé à 800 millions. Bien évidemment, c’est encore beaucoup trop. Mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir le progrès. Dorénavant, près de 3 milliards des habitants de la planète peuvent légitimement être qualifiés de “classe moyenne” et on compte plus d’un milliard de touristes internationaux, ce qui est sans précédent. En Europe, on dit souvent que la mondialisation et le libéralisme ont engendré une forte pauvreté. Apprenons à relativiser ! Il a provoqué une baisse des prix importante dans les secteurs du textile et de la fabrication de vêtements, dans le domaine de la téléphonie… Le pouvoir d’achat, contrairement à ce que l’on pourrait croire, a continué à augmenter, notamment en France du fait de la mondialisation. Celle-ci n’est peut-être pas suffisante, mais elle n’est pas inexistante.

Pourtant, d’aucuns affirment que le libéralisme est anti-social. Je dirais pourtant que le rapport de force entre employeur et employé peut être tout à fait libéral : c’est une question d’offre et de demande. Le rapport de force de marché permet des avancées sociales et l’économie sociale de marché, puisque c’est de cela que l’on parle, s’est généralisée dans un très grand nombre de pays prouvant que l’on pouvait combiner les deux. N’oublions pas que la protection sociale dépend des recettes générées par l’économie de marché !

La pauvreté n’a jamais autant baissé dans l’histoire de l’humanité que depuis l’avènement de notre modèle économique actuel. Faut-il y voir le succès de l’industrialisation ou bien celui du libéralisme ? Dans quelle mesure marchent-ils main dans la main ?

Alexandre Delaigue : Les deux vont ensemble, c’est vrai. On ne peut pas mettre en place une stratégie de développement sans absorber des technologies en provenance de l’extérieur. Cela nécessite une certaine dose de marché libre, de libre entrée, de libre-échange. Ce n’est pas le succès d’une libéralisation intégrale (la Chine l’illustre bien), mais sans mondialisation nous n’aurions jamais pu bénéficier du succès économique que nous avons précédemment évoqué. Il est d’ailleurs possible de citer plusieurs exemples d’enrichissement très rapide, en Asie de l’Est, de multiples nations ces dernières décennies.

Philippe Crevel : La réduction des inégalités est d’abord liée à des mouvements d'idées, à une évolution des mœurs et a ensuite été facilitée par le développement économique. Il va de soi qu’il faut les deux pour y parvenir. Ce qui a été constaté depuis 1945 c’est que les sociétés qui ont un niveau de production sociale relativement élevé sont les sociétés les plus cohérentes et donc les plus propices à créer de la richesse. C’est le cas de l’Europe du Nord, de l’Allemagne ou même de la France. 

Il y a évidemment une association entre les deux. Il faut les deux en même temps. Sans amélioration du système économique, pas de protection sociale, mais sans protection sociale, le système se grippe.

Que faire, éventuellement, pour dépoussiérer l’idée que d’aucuns se font du libéralisme aujourd’hui ?  Malgré toutes ces qualités précédemment évoquées, le libéralisme n’est pas sans failles. Comment les corriger ?

Alexandre Delaigue : L’un des problèmes du libéralisme, semble-t-il, c’est que l’on a toujours cette idée qu’il faudrait le “dépoussiérer”. Ne perdons pas de vue que le libéralisme est une politique économique assez vieille, qui date du XIXème siècle et qui était jugée obsolète il y a encore cinquante ans. D’aucuns pensaient que nous avions atteint l’ère du “post-libéralisme” et c’est pour cela qu’aux Etats-Unis, on a commencé à faire la distinction entre les libéraux classiques et le “liberal” qui est l’équivalent de l’un de nos sociaux-démocrates. Le libéralisme a évolué, passant de sa version économique à sa variante politique. Ceci étant dit, je ne suis pas sûr qu’il soit souhaitable de “dépoussiérer” le libéralisme ainsi que d’aucuns l’entendent parfois. Bien sûr, certains aspects doivent être préservés, mais le reste revient, pour ainsi dire, à la compétition des idées. C’est aux libéraux qu’il revient donc d’offrir des pistes valables et susceptibles d'attirer les foules pour répondre aux défis du moment. 

N’oublions pas que, durant l’après-guerre, les libéraux étaient considérés comme très en retard, déconnectés des vrais problèmes de la société. Ils ont donc mené un travail réel de reconstruction du libéralisme, devenu le néolibéralisme, et qui leur a permis de s’imposer trente ans après les premières réflexions sur ce sujet. C’est peut-être un travail qu’il faut réitérer, pour apporter des nouvelles réponses aux challenges de notre époque. Il va de soi que se contenter de rappeler aux jeunes générations ce qu’il nous a apporté ne suffira pas : celles-ci considèrent les acquis actuels comme… des acquis. Les pénuries dont a pu souffrir l’URSS ne constituent pas une réalité qu’ils envisagent, par exemple. Et quand on leur avance que le libéralisme a permis à nos nations de s’enrichir, ils répliquent que c’est aussi lui qui est responsable des problèmes environnementaux qui menacent la planète. Peut-être de façon assez injuste, c’est vrai, mais la priorité c’est donc d’apporter des réponses aux problèmes du moment.

Philippe Crevel : Je l’ai dit, je le redis : à la différence du marxisme, le libéralisme ne comporte aucune “Bible”. Le libéralisme, c’est avant tout une somme de contrats individuels. Personne ne s’est fait l’avocat de celui-ci et c’est pourquoi il a été si facilement critiquable à travers certains excès, qui n’avaient parfois rien avoir avec lui. Pour redonner ses lettres de noblesse au libéralisme, il faudra donc lutter contre les oligopoles, les monopoles, les états de rente… Ce que les Etats ont généralement tendance à vouloir créer, parce qu’il s’agit de situations qui leur permettent plus facilement de garder la main sur ce qu’il se passe. La France a créé des compagnies royales avant d’être leader des entreprises publiques. Aujourd’hui encore, EDF illustre bien la tentation du dirigisme qui persiste dans notre pays, mais aussi dans d’autres.

Il faut aussi souligner, d’autre part, qu’il existe des phénomènes assez irrationnel sur le plan économique et qui n’obéissent en rien aux règles du libéralisme… contrairement à ce qu’affirment certains de ses détracteurs. Souvent, les bénéfices exorbitants ne sont pas la preuve d’une bonne santé financière, mais bien d’effets de rente. De même, le rachat d’actions pour en faire artificiellement gonfler le cours soulève quelques questions.

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